Editions du Seuil. Paris. 1998. 358 pages
Soudan, dans les régions des Grands Lacs. Les paléos se sont réfugiés dans ces gîtes pour échapper à l'emprise des États guerriers. Les paléos de ces régions présentent tous des traits communs, vestiges identifiables d'une seule civilisation homogène, d'une civilisation recouvrant autrefois une grande partie de l'Afrique. Les îlots montagneux et refuges ont été des conservatoires. Car, bien que très divers, chacun des peuples affirme descendre d'un ancêtre commun. Il existait, il existe des ressemblances incontestables entre ces peuples. Dans l'habillement, jusqu'à l'orée de l'indépendance, ils étaient tous nus. Ce n'était pas pour des raisons pudiques mais magiques que les femmes se couvraient de feuilles et que les hommes portaient des étuis péniens en vannerie ou en calebasse. Ils pratiquaient avec des techniques efficaces une agriculture intensive. Ils avaient aussi en commun une remarquable ingéniosité en architecture. Cette civilisation a été détruite par des hordes guerrières de Berbères, de Mandingues, de, Bantous, de Chamites, de Nilotes et de Zoulous. »
Le maître de mémoire de Maclédio ne dissimula pas sa déception quand il prit connaissance des premiers éléments de ses investigations. Il vous accusa de vous être, contenté de plagier des pages entières. Toutes les idéesexprimées dans le mémoire étaient connues depuis le, début du siècle. Explique le répondeur. Le professeur. vous demanda cependant de poursuivre la rédaction : vous restiez le premier et le seul chercheur capable d'étaablir des liens entre les multiples dialectes des peuples paléonigritiques.
Maclédio était occupé à la rédaction de sa thèse lorsqu'il constata - lui qui, depuis l'oasis, s'était imposé une sévère abstention coupée par de rares virées du c de Pigalle - qu'une serveuse de la cité universitaire n'avait d'yeux que pour lui. Elle remplissait ses assie très souvent et beaucoup mieux que celles des autres étudiants africains. Maclédio décida par reconnaissance du ventre de rendre visite à la serveuse.
Elle habitait un trois-pièces dans les HLM du côté du stade Charlety. Maclédio voulait faire pitié et se fit intarissable sur ses malheurs. Des enfants abandonnés au Cameroun, en Côte-de-l'Or, dans les dunes du Sahara et l'inconsolable, nostalgie des éléphantesques cuisses de la Mauresque. Il pleura; elle le consola. Il continua à pleurer; les larmes perlèrent sur le visage de, la serveuse. Des larmes si abondantes que ce fut Maclédio qui consola. Elle était vraiment généreuse, trop riche en larmes, la serveuse. Elle entra dans sa chambre, continua à pleurer dans son lit. Maclédio la rejoignit sous les draps. Ils pleurèrent ensemble et se serrèrent si fort qu'il en sortit inévitablement une quatrième grossesse et un sixième enfant. Un très beau garçon !
Imitons le voyageur qui lorsqu'il arrive sous un arbre ombragé s'arrête pour souffler, dit le sora.
Et il joue de la cora.
Le cordoua danse quelques minutes.
Bingo énonce ces proverbes:
Si une mouche est morte dans une plaie, elle est morte où elle devait mourir.
Un seul chagrin ne déchire pas le ventre en une seule fois.
La chamelle a été longtemps avec sa croupe maigre, depuis le temps où elle était vierge.
Ah! Tiécoura. Maclédio un soir dans le trois-pièces était occupé à langer son enfant et à se demander qui, de la mère de son sixième fils ou de son maître de thèse, pourrait être son homme de destin quand, en gros plan sur l'écran, dans une rétrospective historique de la télévision, apparut Nkoutigui se débattant dans son boubou. Nkoutigui Fondio encore appelé l'homme en blanc avait pour totem le lièvre, était le dictateur de la République des Monts. L'homme en blanc avec verve vibra sur la dignité de l'Afrique et de l'homme noir et hurla, devant l'univers et en face du chef général de Gaulle un non catégorique. Non à la communauté ! Non à la France ! Non au néocolonialisme ! L'homme en blanc préférait pour la République des Monts, la pauvreté dans la liberté à l'opulence dans la soumission. Il le cria plusieurs fois.
Indiscutablement, Nkoutigui l'homme en blanc avait le timbre, le discours, la taille, la passion, le blanc du boubou et du calot d'un homme de destin. L'homme en blanc termina son discours par un appel grave et pathétique à tous les intellectuels noirs. Ils étaient tous invités à le rejoindre dans la capitale de la République des Monts pour bâtir le premier État africain vraiment indépendant de l'Afrique de l'Ouest et venger l'empereur Samory.
Ah! Tiécoura. Il arrive à un homme de se tromper dans la vie sur le plat de nourriture qui lui est réservé, mais jamais sur les paroles qui lui sont destinées. C'est à Maclédio que Nkoutigui s'adressait. Maclédio le comprit tout de suite. E en fut très ému et se mit à pleurer. Il ne pouvait pas ne pas répondre.
Maclédio n'avançait plus dans la rédaction de son mémoire. L'appel de Nkoutigui Fondio constituait une aubaine. Il lui permettait de rentrer en Afrique sans le conclure, le présenter. Il pouvait débarquer à l'aéroport de la capitale de la République des Monts avec ses seuls brouillons, sans démériter. Si ton couscous te plait, mange-le quand il est chaud. Complète le répondeur.
Maclédio, Marie-Christine (c'était le nom de la serveuse du restaurant universitaire) et leur enfant débarquèrent un lundi matin à l'aéroport de la capitale de la République des Monts. Le soir, Nkoutigui manda Maclédio et, à la grande surprise de l'appelé, avant même de répondre aux salutations, tout de go se mit à critiquer certaines idées du mémoire sur la civilisation nègre originelle. Il connaissait donc tout.
Vous vous êtes extasié devant le dictateur. Quel homme au physique et au moral ! Quelle éloquence ! Quelle culture ! Quelle intransigeance ! Vous avez cru et affirmé que Nkoutigui était votre homme de destin. Vous avez affirmé et cru que votre homme de destin ne pouvait être que Nkoutigui.
Courageusement, Maclédio informa le potentat de sa certitude qu'il était son homme de destin. L'homme en blanc ne parut pas impressionné par la déclaration de Maclédio. Le despote recevait chaque jour de similaires témoignages d'admiration, de sympathie et de soumission. Complète le répondeur.
Le dictateur annonça à Maclédio qu'il était nommé directeur général adjoint de Radio-Capitale de la République des Monts. Maclédio remercia le Président de sa bonté et lui jura fidélité jusqu'au sacrifice suprême. Après la troisième émission radiophonique de Maclédio comme éditorialiste, il eut encore l'honneur d'être convoqué au palais présidentiel. Il eut droit aux appréciations élogieuses du dictateur, qui cependant lui fit discrètement remarquer que sa foi de nationaliste, de Nègre, d'ex-colonisé, jurait avec son mariage avec une Européenne.
Maclédio, sans hésiter, décida, pour l'Afrique et la dignité de l'homme noir, de se séparer de son épouse. Marie-Christine n'attendit pas qu'on le lui dise deux fois. Sans regrets et sans hésitation, elle laissa son petit négrillon à son père et, le soir même, prit son avion de retour. Elle préférait de loin rester serveuse dans une cité universitaire à Paris plutôt que d'être l'épouse d'un haut fonctionnaire noir dans la capitale de la République des Monts. Elle n'aimait pas l'Afrique, la République des Monts, Nkoutigui, la chaleur ni, tout compte fait, les Nègres, et regrettait d'avoir par pitié fait un enfant avec Maclédio.
L'homme en blanc était un homme passionné et fascinant que Maclédio chaque jour découvrit et à qui il voulut totalement appartenir. Il se convertit à l'islam à la demande de Nkoutigui qui lui attribua comme épouse une de ses propres maîtresses. Maclédio n'aimait pas la femme mais il considérait comme un honneur que d'avoir sous son toit une maîtresse de son homme de destin. Il devint par l'intermédiaire de son épouse un proche, un familier, un parent de Nkoutigui qui le propulsa responsable de l'idéologie à la radio. Poste important qui dans la pratique le mettait au-dessus du ministre de l'Information. Sa tâche était rude; Il ne se passait pas de semestre sans complot dans le régime socialiste de la République des Monts. Certains étaient montés par le dictateur pour se débarrasser d'éventuels et potentiels opposants souvent dénoncés par des devins et des marabouts. La foi en l'islam et au socialisme n'avait pas exclu chez Nkoutigui l'usage quotidien des pratiques traditionnelles africaines (les maraboutages, les sacrifices et les grigris). Le principal de la tâche de Maclédio consistait à inventer les mots, le mensonge., le cynisme et l'éloquence qui apportaient des débuts de justification rationnelle à des actes qui n'en avaient pas parce que sortis des mancies des marabouts-féticheurs.
Maclédio y réussit avec beaucoup d'imagination et de talent. Ce qu'il imaginait de toutes pièces devenait, pour la police, la justice, le Parti et la presse internationale, des faits, les vraies phases d'une vraie conspiration. Complète le répondeur. Les victimes, sous les instruments de torture, répétaient les récits de Maclédio, les agrémentaient de multiples détails et finissaient par les rendre vraisemblables, logiques, incontestables.
Ah! Tiécoura. La vérité et le mensonge ne sont jamais loin l'un de l'autre et rarement la vérité triomphe. Les mensonges de Maclédio devenaient de solides vérités même pour leur auteur qui finissait toujours par croire qu'il avait plutôt découvert qu'imaginé les trames des complots.
L'homme en blanc ne se contentait pas de tuer les comploteurs, il se couchait avec les veuves des condamnés à mort la nuit même de l'exécution ou de la pendaison de leur époux. La nuit même, pendant qu'elles étaient encore chaudes de la mort de leur mari, pas toujours par plaisir ou sadisme, mais par nécessité, par devoir. Ce rite sacré (se trouver dans le lit d'une femme au moment où on fusillait son mari) permettait à l'homme en blanc totem lièvre de s'approprier la totalité des forces vitales des victimes. Ce n'est donc pas vrai qu'il inventa maints complots pour assassiner les époux des femmes avec lesquelles il désirait se coucher. Non ! La vérité est qu'il a, pour des raisons magiques, désiré ces femmes la nuit de l'exécution de leurs comploteurs de maris pour bénéficier pleinement de leur mort. Explique Tiécoura.
Maclédio partageait avec le Responsable suprême (c'était le surnom que le dictateur de la République des Monts affectionnait entre tous) la même femme, très souvent le même toit et le même repas. Il était un des proches et se croyait suffisamment protégé contre la paranoïa du potentat. Cette erreur lui coûta cher. Un soir, alors que Maclédio avait particulièrement du verbe…
— Un soir, alors que je vilipendais les traîtres, les suppôts de l'impérialisme, que je prédisais les affres de l'enfer d'Allah pour tous ceux qui n'avaient d'autre dessein que d'abattre le seul régime authentiquement africain qu'avait constitué le Responsable suprême, je vis brusquement la porte du studio s'ouvrir… Et c'est le propre frère du dictateur, le ministre Fondio, qui surgit dans le studio. Le ministre m'écarte, occupe ma place. Et commence à lire une longue liste de nouveaux impliqués dans un nouveau complot ! Il y a soixante-douze noms. Moi, Maclédio, je figure en bonne place. La cinquième !
Le camp Kabako était une gendarmerie à l'est de la capitale de la République des Monts. Tout, sauf la salle de torture, était dans le délabrement de la case d'une lépreuse. La salle de torture que les tortionnaires appelaient la cabine technique bénéficiait d'une installation et d'un équipement ultramodernes.
Comme tous les détenus politiques, Maclédio commença par la cabine technique. Il y subit la flagellation, la brûlure à petit feu des plantes des pieds, les arrachements des ongles et autres épreuves comme celle de l'eau et de l'électricité. Sans faiblir… Sans parler.
Résolument, il continuait à aimer Nkoutigui. Nkoutigui restait son homme de destin. On ne s'accuse pas de participation à un complot contre son homme de destin ! Il refusait de s'imputer une quelconque connivence dans un complot imaginaire contre Nkoutigui. Les tortionnaires y vont de tous les sévices avec tous les raffinements. À la fin, vous, Maclédio, glissez dans l'inconscience sans confirmer aucune de leurs accusations. On vous détache, vous débranche et vous jette dans une cellule. Un médecin et des infirmiers s'acharnent sur vous, parviennent à vous ranimer. En moins d'une semaine, avec beaucoup d'application, des soins intensifs, de la bonne nourriture, vous. retrouvez vos moyens, redevenez bon pour un nouvel interrogatoire, de nouvelles tortures.
On vous renvoie dans la cabine technique, vous installe, vous attache et vous branche. Pendant deux jours et deux nuits entiers on vous tourmente... En vain. Vous refusez toujours de parler, de vous accuser de malveillance contre Nkoutigui, contre l'homme en blanc.
Vous préféreriez mourir sous les tortures du Responsable suprême que de vous déclarer publiquement déloyal à son endroit. On vous supplicie jusqu'à ce que vous perdiez une deuxième fois conscience. Une deuxième fois, vous avez les soins des médecins et des infirmiers pour vous remettre sur pied, pour vous préparer à un troisième interrogatoire, à de nouvelles tortures.
Dans la cabine, pour la troisième fois, on vous installe. Les tortionnaires s'apprêtent à brancher le courant quand le téléphone sonne. C'est Nkoutigui en personne qui est à l'appareil. Ensemble, les tortionnaires crient « prêts pour la révolution » et exécutent de parfaits garde-à-vous quand la voix du dictateur est reconnue. Le Responsable suprême veut parler à Maclédio. L'entretien entre le maître absolu du pays et le supplicié que vous étiez se réalise sur un ton familier, amical, affectueux et même banal. Le dictateur vous renouvelle sa confiance, vous encourage. Il vous interpelle. « Chacun à son poste à accomplir tous ses devoirs, tous ses devoirs envers l'Afrique, envers le Noir et le socialisme », affirme-t-il. Il termine ses propos en déclamant ce vers de Senghor :
Savane noire comme moi,feu de la mort qui prépare la re-naissance.
Sans vous en expliquer les raisons, vous êtes effondré, vous vous mettez à pleurer comme un enfant, près d'un quart d'heure durant. Vous demandez aux tortionnaires d'arrêter. Vous réclamez un magnétophone. On enregistre vos déclarations. D'un trait, vous tramez une histoire que la radio nationale, la police, la grande presse internationale reprennent, complètent, agrémentent et finissent par rendre aussi solide que le séant d'un cynocéphale. Le grand tribunal populaire et révolutionnaire utilise la fable échafaudée comme faits indéniables pour vous condamner, vous, Maclédio, et vos quatre-vingt douze coaccusés à la peine capitale.
Vous n'avez jamais à personne expliqué les raisons pour lesquelles l'audition de ce vers de Senghor vous a fait craquer, Vous vous êtes toujours contenté de révéler en quelle circonstance le vers est devenu un mot de passe entre vous et le dictateur.
Dans sa république socialiste, Nkoutigui était appelé le premier footballeur, le premier médecin, le meilleur agriculteur, le meilleur mari, le plus pieux et plus grand musulman, etc. Il aimait, parmi toutes les adulations, celles qui le qualifiaient de plus talentueux écrivain, de plus grand poète de son pays. Affirme le répondeur.
Avant chaque édition des trois informations de la journée, le speaker de Radio-Capitale de la République des Monts lisait quelques vers du Responsable suprême. C'étaient des vers sans inspiration. L'homme en blanc était un insomniaque et un versificateur médiocre qui pour se relaxer entre deux dossiers griffonnait des lignes sur des pages de cahiers d'écolier que les services de la présidence qualifiaient de poésies ou pensées, assemblaient et éditaient en livres richement cartonnés. Ces livres étaient les seuls à être lus, étudiés et commentés dans les écoles, instituts et universités de la République des Monts. Lors de leur première rencontre, le dictateur avait interrogé Maclédio sur sa préférence en poésie. Maclédio, sans hésitation, avait dit ce vers de Senghor :
Savane noire comme moi, feu de la mort qui prépare la re-naissance.
Ce fut une faute. Maclédio manqua de citer une des pensées du dictateur. Nkoutigui, l'homme en blanc ce jour-là n'avait pas cillé, avait déclaré ne pas apprécier la poésie du réactionnaire sénégalais. Maclédio crut que l'incident était clos et l'avait oublié. Quelle ne fut pas sa surprise, un an après leur rencontre, quand le dictateur une nuit le convoqua, lui récita le vers et le remercia de lui avoir fait connaître le plus beau poème écrit par un Nègre sur les conditions de sa race. Les deux interlocuteurs éteignirent toutes les lampes et, dans les ténèbres, échangèrent des propos qu'aucun des deux ne révéla jamais. Vous, Maclédio, avez juré fidélité au dictateur. C'était le rappel de cette rencontre, des propos échangés, des engagements pris qui vous avait fait craquer et amené à inventer la fiction qui allait permettre au tribunal populaire de vous condamner (vous et vos codétenus) à mort.
C'était d'ailleurs la seule peine que connaissait cette instance. Mais rarement la peine était appliquée. Nkoutigui préférait laisser les détenus politiques crever dans leurs excréments et urines, de faim, de soif, au fond de la cellule. Complète Tiécoura. C'est pourquoi Maclédio et ses codétenus qui avaient survécu aux tortures et aux conditions effroyables de détention des premiers mois continuaient à espérer, à attendre une éventuelle gràce du dictateur. Cet espoir s'envola un lundi matin.
On nous réveille à 4 heures, explique Maclédio. On nous sert des petits déjeuners copieux, nous lie les uns aux autres et nous entasse dans des camions militaires. Nous sommes débarqués au champ de tir. Rapidement, nous sommes attachés aux soixante-treize poteaux qui nous attendent. L'ordre de tirer est sur le point d'être donné au peloton d'exécution. Brusquement un officier surgit dans une Jeep. Il est essoufflé et en sueur. Il interpelle, me demande, m'appelle : « Détachez Maclédio, il est demandé au téléphone », commande l'officier. Je prends le combiné. C'est Nkoutigui, le dictateur, l'homme en blanc en personne qui est à l'autre bout du fil. Il me cause calmement, à moi dont le cœur bat, moi qui attends la mort. Avec une voix sereine, sans la moindre précipitation, il m'annonce qu'il continue, malgré ma trahison, à me considérer comme un ami, un révolutionnaire, un patriote africain. Il continuera toute sa vie à me faire confiance, affirme-t-il sans humour. Il ne me laisse pas placer un mot, récite le beau vers de Senghor :
Savane noire comme moi, feu de la mort. …
Je n'ai pas le temps d'entendre tout le vers ; la salve retentit. Mes soixante-douze codétenus viennent d'être fusillés. Je me précipite sur le combiné, vocifère injune le dictateur :
— Salaud ! Favoro ! Mère de chienne ! Je te défie, criminel de menteur ! Commande à tes hommes de m'assassiner comme les autres. Assassin ! Oui, tu es un assassin !
Je me calme, pour écouter sa réaction. Le téléphone sonne occupé. Il ne m'a pas entendu, la communication est rompue, le dictateur a raccroché après avoir énoncé le vers. C'est malheureux, en pleurs et tout seul que je retourne dans l'un des camions vides au camp Kabako.
Ah! Tiécoura. Pourquoi une telle hécatombe ce lundi matin? Dis-le, maître, répond le cordoua …
Nkoutigui Fondio ne se connaissait sur tout le vaste continent africain qu'un seul adversaire de taille : Tiékoroni, le rusé petit vieillard au chapeau mou, appelé l'homme au chapeau mou. Il avait pour totem le caïman et était le dictateur de la République des Ébènes et se faisait appeler dans son fief le Bélier de Fasso et le Sage de l'Afrique. En réalité, dans l'Afrique des mille dictatures, Nkoutigui et Tiékoroni, le rusé vieillard, étaient les deux potentats qui, tout en étant différents dans la forme, se ressemblaient le plus dans la façon d'agir.
L'homme en blanc avait la haute stature des Malinkés de la Savane, Tiékoroni l'homme au chapeau mou la naine mensuration des hommes de la forêt. Cette différence de taille ne se, traduisait pas par des caractères opposés. Ils étaient tous les deux des dictateurs orgueilleux et impénitents, ajoute le cordoua.
L'homme en blanc portait en toute saison l'habillement traditionnel de l'Afrique de l'Ouest, le calot et le boubou blancs ; Tiékoroni, le chapeau mou, la cravate et le costume européen trois pièces. La manière différente de s'habiller ne signifiait rien, absolument rien. Ils cachaient toujours tous les deux sous leurs déguisements respectifs les grigris protecteurs des marabouts féticheurs. Explique le répondeur.
L'homme en blanc fut un pieux et pratiquant musulman qui transforma son pays en république islamique ; Tiékoroni un catholique qui bâtit dans les terres ancestrales de son village natal le plus somptueux lieu de culte catholique hors de Rome. Cette opposition dans les croyances religieuses n'était que purement formelle.
Ils étaient tous les deux foncièrement animistes. Ajoute le répondeur.
L'homme en blanc fut socialiste et eut l'encensement, l'admiration et le soutien de l'Est ; Tiékoroni, capitaliste, disposa de ceux de l'Ouest. Cette opposition dans la pensée n'eut aucun effet sur l'organisation politique des deux régimes.
Les peuples des deux pays furent livrés à des dirigeants corrompus des partis uniques liberticides et mensongers. Ajoute Tiécoura.
Qu'est-ce qui, en définitive, distinguait les deux pères de la nation, présidents de partis uniques ? Ce qui différenciait et séparait les deux dictateurs était la foi. Pas la foi religieuse (nous avons dit qu'en dépit de l'apparence ils étaient tous les deux féticheurs), mais la foi en la parole et en l'homme, au Nègre en particulier. L'homme en blanc croyait aux paroles, aux hommes et au Nègre.
Et gérer l'indépendance pour Nkoutigui signifiait remplacer, à tous les niveaux, tout Blanc (technicien ou pas) par n'importe quel Nègre.
Le rusé et aristocrate Tiékoroni ne croyait pas aux paroles, à l'homme et surtout pas au Nègre. Et gérer une république indépendante africaine pour lui consistait à confier les responsabilités aux Blancs, tenir le Nègre en laisse pour donner des coups de temps en temps aux compatriotes qui levaient la tête.
Ah! Tiécoura. Sais-tu qui, en définitive, eut raison et gagna ? C'est Tiékoroni, le rusé petit vieux au chapeau mou. Dans la vie, quand tu as à choisir entre deux hommes, rallie toujours celui qui ne croit pas à l'homme, celui qui n'a pas de foi. Tous les affamés de la République des Monts, tous les affamés de l'Afrique de l'Ouest se dirigent vers la République des Ébènes de Tiékoroni, terre de paix et d'accueil des réfugiés.
On ne vit aucun homme de la République des Ébènes voulant rallier la République des Monts, le pays de la dignité du Nègre. Complète le répondeur.
En vérité, Tiécoura, c'est toujours le mensonge qui finit par triompher. Tiékoroni, avec la mystification, réussit à paraître l'opposé de ce qu'il fut: le sage, l'incorruptible, l'homme qui jamais ne versa une goutte de sang humain, etc. L'homme en blanc parut dans toute sa nudité de dictateur cruel, mégalomane, exalté, tribaliste, sadique, l'homme qui laissa son pays exsangue.
L'homme en blanc et Tiékoroni se combattirent sur tous les fronts, par tous les moyens : les injures, les armes, les services secrets, le football. Par tous les moyens matériels, visibles et imaginables. Ils ne parvinrent pas à se détruire, il n'y eut ni vaincu ni vainqueur. Alors ils décidèrent de s'affronter dans un domaine supérieur, celui des choses invisibles, de la sorcellerie, de la magie, des sacrifices. Il n'y eut là encore ni vainqueur ni vaincu. C'est alors qu'un des marabouts-féticheurs de Tiékoroni, au plus fort du combat, déserta le camp capitaliste. Il s'appelait Boukari et se rallia au socialisme scientifique pour la dignité de l'homme noir. Il instruisit Nkoutigui des secrets, des recherches et des travaux que lui Boukari avait réussis pour Tiékoroni et le capitalisme.
Les chances du socialisme étaient annihilées en Afrique et l'avenir de Nkoutigui cadenassé. Tiékoroni avait réussi ses performances à cause des abondants sacrifices de différentes espèces de bêtes qu'il avait exposés. Pour préserver l'Afrique d'un avenir capitaliste, la sauver de l'exploitation de l'homme par l'homme, il fallait mieux faire que Tiékoroni, accomplir des sacrifices humains. Boukari recommanda au leader du socialisme scientifique d'attendre le lever du jour du soixante et onzième anniversaire du Bélier de Fasso pour sacrifier soixante et onze personnes. Le 18 octobre à l'aube, l'homme en blanc fit fusiller les soixante et onze codétenus de Maclédio... C'était pour le triomphe du socialisme rationaliste, ajoute le répondeur.
— J'étais moi, Maclédio, si obnubilé par le verbe de Nkoutigui que, ce jour-là, je lui en voulais un peu de ne m'avoir pas, comme mes soixante et onze autres codétenus, assassiné pour la noble cause.
Vous n'avez jamais su, personne n'a vérifié si le dictateur de la République des Monts, pour s'attribuer les forces vitales des soixante et onze fusillés, courtisa la nuit du 18 octobre les soixante et onze veuves éplorées !
C'est ainsi, Maclédio, que vous vous êtes retrouvé seul dans le camp Kabako. Chaque matin au réveil, vous par. couriez seul le baraquement d'un bout à l'autre; vous vous prosterniez devant chaque grabat vide, vous annonciez le nom de chaque fusillé, pleuriez et priiez. Vous n'aviez pas la conscience tranquille, vous n'avez jamais la conscience tranquille, vous continuez à vous en vouloir d'avoir inventé les fictions qu'avait utilisées l'accusation pour condamner des innocents. Vous vous jugez aussi coupable que le dictateur mégalomane féticheur dans la tuerie. Vous avez pensé que le dictateur vous avait laissé en vie pour rétribuer vos mensonges. Vous ne vouliez pas d'une telle vie indigne. Vous avez voulu vous suicider, vous attendiez des nouvelles de vos enfants avant de mettre fin à votre vie. Vous attendiez des nouvelles, surtout des nouvelles du benjamin, le petit métis. Mais rien ne filtrait des prisons de Nkoutigui. Le condamné n'avait aucune nouvelle de sa famille et la famille aucune information sur le détenu. Toutes les journées se ressemblaient. L'absence de calendrier et de c ontact avec l'extérieur finissait par faire perdre le sens du temps au prisonnier du camp Kabako. Le prisonnier finissait par ignorer le nombre de jours, de mois, d'années qu'il mettait à attendre, à espérer la clémence du dictateur mégalomane.
Un matin, vous avez pris votre courage à deux mains et avez demandé à votre geôlier de vous conduire près de l'adjudant-chef responsable de la section. Celui-ci vous a reçu avec une amabilité inhabituelle et, sans que vous l'eussiez sollicité, il vous a tendu le téléphone. Vous n'en aviez pas cru votre oreille ! Vous aviez Nkoutigui, l'homme en blanc, en personne au téléphone. Familièrement, le dictateur vous adresse un « comment vas-tu mon ami ? ». Surpris, vous laissez tomber le combiné et, sans attendre votre geôlier, vous courez comme un fou réintégrer la prison. Entre quatre murs vous avez regretté de n'avoir pas crié :
Savane noire comme moi,feu de la mort qui prépare la re-naissance.
— Quelques jours après, le geôlier vint me chercher, moi, Maclédio. L'officier commandant le camp me convoquait. J'arrive. Le commandant m'ordonne de m'agenouiller pour louer le Responsable suprême pour son humanisme, sa générosité, sa foi en Allah et en la révolution socialiste, sa sagesse et son nationalisme... Et il élève le ton pour déclamer: « Nkoutigui vous libère ! »
Le président de la République du Golfe, le président Fricassa Santos était venu en République des Monts à l'école de la révolution, de la sagesse et du nationalisme africain. Le président Nkoutigui, en plus de ses œuvres complètes, avait offert à son hôte la libération de Maclédio.
Rasé, habillé de neuf, j'arrive par un camion militaire au pied de l'échelle d'un avion sur l'aire d'attente. Je monte, l'avion décolle. À la suite d'un ordre de la tour de contrôle, l'appareil ne perce pas les nuages, tourne plusieurs fois audessus de la capitale de la République des Monts. Dans la conversation que le pilote a avec la tour, mon nom est trois fois prononcé. L'avion revient, atterrit et attend en bout de piste. J'ai peur, mon cœur bat. Je. connais la cruauté de Nkoutigui. J'imagine qu'il m'a fait espérer par sadisme pour me tuer, m'assassiner. Mais voilà le chef du protocole de la présidence, accompagné d'un gendarme armé, qui monte dans la carlingue. Ils se dirigent vers mon siège, me remettent un gros paquet. Fiévreusement, jouvre l'enveloppe jointe au paquet : ce sont les œuvres complètes de Nkoutigui dédicacées par l'auteur. Dans la dédicace, Nkoutigui me remercie pour ma contribution à l'avènement du socialisme scientifique en Afrique et termine par :
Savane noire comme moi, feu de la mort qui prépare la re-naissance.
Et l'homme en blanc me prie humblement de me reporter au dernier paragraphe de la centième page du quatrième volume de ses œuvres. Fiévreusement je déchire le paquet, ouvre le volume à la page indiquée, lis le paragraphe. Comme toute l'œuvre du dictateur, le style du paragraphe est alambiqué et bouffi. Je lis et relis le paragraphe. Le mot LIBERTÉ y figure quatre fois. Je m'amuse à remplacer ce mot tant aimé et abusivement usé par : Savane, Feu, Mort et Re-naissance. Le message apparaît, tout s'éclaire. En raison de croyances religieuses et totémiques, l'homme en blanc n'était pas et ne pouvait pas être le détenteur de mon nôrô contraire, le nôrô neutralisateur. Le dictateur n'était pas mon homme de destin. Je devais poursuivre ma quête. C'était le sens du message du chef de l'État de la République des Monts. C'est avec un certain soulagement que j'en ai eu confirmation. J'ai pu quitter la capitale de la République des Monts sans le moindre regret, sans aucune intention d'y revenir un jour. Les toits de la capitale de Nkoutigui étaient si lépreux qu'on ne connaît pas de personne qui ait quitté la ville avec un quelconque désir d'y retourner.
C'est ainsi que vous êtes, Maclédio, rentré chez vous après tant de pérégrinations. Sans avoir rencontré votre homme de destin dans cette vaste et multiple Afrique. Sans autre bien en plus de votre caleçon que les seules œuvres complètes de Nkoutigui Fondio, l'homme en blanc, le dictateur sanguinaire de la République des Monts.
La connaissance par cœur des quarante volumes des œuvres de l'homme en blanc n'était considérée nulle part en dehors de la République des Monts comme un savoir. Au ministère de la Fonction publique de la République du Golfe, les œuvres du dictateur ne valaient aucun des diplômes exigés pour être engagé. Après d'interminables démarches et interventions on vous accepta comme vacataire à la radio. Deux fois par semaine, vous, animiez une causerie sur les grandes figures africaines. L'émission avait beaucoup de succès.
C'était sur cet homme que vous, Koyaga, et vos compagnons putschistes les lycaons étiez tombés à la radio, conclut Tiécoura, le répondeur.
Il n'y a pas de marche qui un jour ne finit pas : là s'achève cette veillée.
Annonce le sora avant d'exécuter la partie musicale finale.
Tiécoura joue de la flûte et danse.
Bingo énonce les derniers proverbes sur le destin :
Celui qui doit vivre survit même si tu l'écrases dans un mortier.
Toute flèche dont tu sais qu'elle ne te manquera pas, fais seulement saillir ton ventre pour qu'elle y frappe en plein.
Quand un homme la corde au cou passe près d'un homme tué il change de démarche et rend grâce à Allah du sort que le Tout-Puissant lui a réservé.
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