Ed. François Maspéro. Paris. 1961.
Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards
d'habitants, soit cinq cent millions d'hommes et un milliard cinq
cent millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe,
les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets
vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toute pièce
servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait
nue; les « métropoles » la préféraient vêtue; il fallait que l'indigène
les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne
entreprit de fabriquer un indigénat d'élite; on sélectionnait
des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge,
les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans
la bouche des baillons sonores, grands mots pâteux qui collaient
aux dents; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait
chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à
dire à leurs frères; ils résonnaient; de Paris, de Londres, d'Amsterdam
nous lancions des mots « Parthénon ! Fraternité ! » et, quelque
part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient.: « ... thénon
! ... nité ! » C'était l'âge d'or.
Il prit fin. Les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes
et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour
nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir
ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement
fier: comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que
nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent
notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles;
pour le coup, l'Europe crut à sa mission: elle avait hellenisé
les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.
Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons
les gueuler, ça les soulage; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains,
ses poètes, avec une incroyable patience essayèrent de nous expliquer
que nos valeurs collaient mal avec la vérité de leur vie, qu'ils
ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros,
cela voulait dire: vous faites de nous desmonstres, votre humanisme
nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent.
Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux
ne sont paspayés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu,
mais ils n'ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les
consciences malheureuses s'empêtrent dans leurs contradictions.
Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n'en sortira
que du vent. S'il y avait, nous disaient les experts, l'ombre
d'une revendication dans leurs gémissements, ce serait cellede
l'intégration. Pas question de l'accorder, bien entendu: on eût
ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation.
Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte :
ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles
: quel indigène conscient s'en irait massacrer les beaux fils
de l'Europe à seule fin de devenir Européen comme eux ? Bref,
nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais,
une fois, de décerner le prix Goncourt à un nègre : c'était avant
39.
1961. Ecoutez : « Ne perdons pas de temps en stériles litanies
ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n'en finit
pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle
le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les
coins du monde. Voici des sièclesqu'au nom d'une prétendue «
aventure spirituelle » elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité.
» Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme du
Tiers Monde, ancien colonisé. Il ajoute : « L'Europe a acquis
une telle vitesse folle, désordonnéequ'elle va vers des abîmes,
dont il vaut mieux s'éloigner ». Autrement dit: elle est foutue.
Une vérité qui n'est pas bonne à dire mais dont - n'est-ce pas,
mes chers co-continentaux ? - nous sommes tous, entre chair et
cuir, convaincus.
Il faut faire une réserve, pourtant. Quand un Français, par exemple,
dit à d'autres Français - « Nous sommes foutus ! » - ce qui, à
ma connaissance, se produit à peu prèstous les jours depuis 1930
- c'est un discours passionnel,brûlant de rage et d'amour, l'orateur
se met dans le bain avec tous ses compatriotes. Et puis il ajoute
généralement :« A moins que» On voit ce que c'est : il n'y a
plus une faute à commettre; si ses recommandations ne sont pas
sui-vies à la lettre, alors et seulement alors le pays se désintègrera.
Bref, c'est une menace suivie d'un conseil et ces propos choquent
d'autant moins qu'ils jaillissent de l'intersubjectivité nationale.
Quand Fanon, au contraire, dit de l'Europe qu'elle court à sa
perte, loin de pousser un cri d'alarme, il propose un diagnostic.
Ce médecin ne prétend ni la condamner sans recours - on a vu des
miracles - ni lui donner les moyens de guérir: il constate qu'elle
agonise. Du dehors, en se basant sur les symptômes qu'il a pu
recueillir. Quant à la soigner, non: il a d'autres soucis en
tête; qu'elle crève ou qu'elle survive, il s'en moque. Par cette
raison, son livre est scandaleux. Et si vous murmurez, rigolards
et gênés: « Qu'est-ce qu'il nous met! » la vraie nature du scandale
vous échappe : car Fanon ne vous « met » rien du tout; son ouvrage
- si brûlant pour d'autres - reste pour vous glacé; on y parle
de vous souvent, à vous jamais. Finis les Goncourt noirs et les
Nobel jaunes : il ne reviendra plus le temps des lauréats colonisés.
Un ex-indigène « de langue française » plie cette langue à des
exigences nouvelles, en use et s'adresse aux seuls colonisés:
« Indigènes de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! »
Quelle déchéance: pour les pères, nous étions les uniques interlocuteurs;
les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables
: nous sommes les objets du discours. Bien sûr, Fanon mentionne
au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoï, Madagascar, mais il
ne perd pas sa peine à les condamner: il les utilise. S'il démonte
les tactiques du colonialisme, le jeu complexe des relations qui
unissent et qui opposent les colons aux « métropolitains »c'est
pour ses frères ; son but est de leur apprendre à nous déjouer.
Bref, le Tiers Monde se découvre et se parle par cette voix.
On sait qu'il
n'est pas homogène et qu'on y trouve encore des peuples asservis,
d'autres qui ont acquis une fausse indépendance, d'autres qui
se battent pour conquérir la souveraineté, d'autres enfin qui
ont gagné la liberté plénière mais qui vivent sous la menace constante
d'une agression impérialiste. Ces différences sont nées de l'histoire
coloniale, cela veut dire de l'oppression. Ici la Métropole s'est
contentée de payer quelques féodaux: là, divisant pour régner,
elle a fabriqué de toute pièce une bourgeoisie de colonisés ;
ailleurs elle a fait coup double: la colonie est à la fois d'exploitation
et de peuplement. Ainsi l'Europe a-t-elle multiplié les divisions,
les oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté
par tous les expédients de provoquer et d'accroître la stratification
des sociétés colonisées. Fanon ne dissimule rien: pour lutter
contre nous, l'ancienne colonie doit lutter contre elle-même.
Ou plutôt les deux ne font qu'un. Au feu du combat, toutes les
barrières intérieures doivent fondre, l'impuissante bourgeoisie
d'affairistes et de compradores, le prolétariat urbain, toujours
privilégié, le lumpenproletariat des bidonvilles, tous doivent
s'aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir
de l'armée nationale et révolutionnaire; dans ces contrées dont
le colonialisme a délibérément stoppé le développement, la paysannerie,
quand elle se révolte apparaît très vite comme la classe radicale
: elle connaît l'oppression nue, elle en souffre beaucoup plus
que les travailleurs des villes et, pour l'empêcher de mourir
de faim, il ne faut rien de moins qu'un éclatement de toutes les
structures. Qu'elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste;
qu'on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée prenne le
pouvoir, le nouvel Etat, en dépit d'une souveraineté formelle,
reste aux mains des impérialistes. C'est ce qu'illustre assez
bien l'exemple du Katanga. Ainsi l'unité du Tiers Monde n'est
pas faite: c'est une entreprise en cours qui passe par l'union,
en chaque pays, après comme avant l'indépendance, de tous les
colonisés sous le commandement de la classe paysanne. Voilà ce
que Fanon explique à ses frères d'Afrique, dAsie, d'Amérique latine:
nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire
ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans. Il ne dissimule
rien -, ni les faiblesses, ni les discordes, ni les mystifications.
Ici le mouvement prend un mauvais départ; là, après de foudroyants
succès, il est en perte de vitesse; ailleurs il s'est arrêté:
si l'on veut qu'il reprenne, il faut que les paysans jettent leur
bourgeoisie à la mer. Le lecteur est sévèrement mis en garde contre
les aliénations les plus dangereuses: le leader, le culte de la
personne, la culture occidentale et, tout aussi bien, le retour
du lointain passé de la culture africaine: la vraie culture c'est
la Révolution; cela veut dire qu'elle se forge à chaud. Fanon
parle à voix haute, nous, les Européens, nous pouvons l'entendre:
la preuve en est que vous tenez ce livre entre vos mains ; ne
craint-il pas que les puissances coloniales tirent profit de sa
sincérité ?
Non. Il ne craint rien. Nos procédés sont périmés : ils peuvent
retarder parfois l'émancipation, ils ne l'arrêteront pas. Et n'imaginons
pas que nous pourrons rajuster nos méthodes: le néocolonialisme,
ce rêve paresseux des Métro,poles, c'est du vent; les « Troisièmes
Forces » n'existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies-bidons
que le colonialisme a déjà mises au pouvoir. Notre machiavélisme
a peu de prises sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l'un après
l'autre nos mensonges. Le colon n'a qu'un recours: la force, quand
il lui en reste; l'indigène n'a qu'un choix : la servitude ou
la souveraineté. Qu'est-ce que ça peut lui faire, à Fanon, que
vous lisiez ou non son ouvrage ? c'est à ses frères qu'il dénonce
nos vieilles malices, sûr que nous n'en avons pas de rechange.
C'est à eux qu'il dit: l'Europe a mis les pattes sur nos continents,
il faut les taillader jusqu'à ce qu'elle les retire; le moment
nous favorise : rien n'arrive à Bizerte, à Elisabethville, dans
le bled algérien que la terre entière n'en soit informée ; les
blocs prennent des partis contraires, ils se tiennent en respect,
profitons de cette paralysie, entrons dans l'histoire et que notre
irruption la rende universelle pour la première fois; battons-nous
: à détaut d'autres armes, la patience du couteau suffira.
Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans
la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu, approchez,
écoutez: ils discutent du sort qu'ils réservent à vos comptoirs,
aux mercenaires qui les défendent. Ils vous
verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux,
sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cur:
les pères, créatures de l'ombre, vos créatures, c'étaient des
âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient
qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies.
Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe,
qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous
sentirez furtifs, noctur ' nés, transis : chacun son tour; dans
ces ténèbres d'où va surgir une autre aurore,
les zombies, c'est vous.
En ce cas, direz-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi
le lire puisqu'il n'est pas écrit pour nous ? Pour deux motifs
dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères et démonte
pour eux le mécanisme de nos aliénations : profitez-en pour vous
découvrir à vous-même dans votre vérité d'objets. Nos victimes
nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers : c'est
ce qui rend leur témoignage irréfutable. Il suffit qu'elles nous
montrent ce que nous avons fait d'elles pour que nous connaissions
ce que nous avons fait de nous. Est-ce utile ? Oui, puisque l'Europe
est en grand danger de crever. Mais, direz-vous encore, nous vivons
dans la Métropole et nous réprouvons les excès. Il est vrai: vous
n'êtes pas des colons, mais vous ne valez pas mieux. Ce sont vos
pionniers, vous les avez envoyés, outre-mer, ils vous ont enrichis;
vous les aviez prévenus : s'ils faisaient couler trop de sang,
vous les désavoueriez du bout des lèvres; de la même manière,
un Etat - quel qu'il soit - entretient à l'étranger une tourbe
d'agitateurs, de provocateurs et d'espions qu'il désavoue quand
on les prend. Vous, si libéraux, si humains, qui poussez l'amour
de la.culture jusqu'à la préciosité, vous faites semblant d'oublier
que vous avez des colonies et qu'on y massacre en votre nom. Fanon
révèle à ses camarades - à certains d'entre eux, surtout, qui
demeurent un peu trop occidentalisés - la solidarité des « métropolitain5
» et de leurs agents coloniaux. Ayez le courage de le lire: par
cette première raison qu'il vous fera honte et que la honte, comme
a dit Marx, est un sentiment révolutionnaire. Vous voyez: moi
aussi je ne peux me déprendre de l'illusion subjective. Moi aussi,
je vous dit: « Tout est perdu, à moins que... » Européen, je vole
le livre d'un ennemi et j'en fais un moyen de guérir l'Europe.
Profitez-en.
Et voici la seconde raison: si vous écartez les bavardages fascistes
de Sorel, vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels
à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire. Et n'allez
pas croire qu'un sang trop vif ou que des malheurs d'enfance lui
aient donné pour la violence je ne sais quel goût singulier .
il se fait l'interprète de la situation, rien de plus. Mais cela
suffit pour qu'il constitue, étape par étape, la dialectique que
l'hypocrisie libérale vous cache et qui nous a produits tout autant
que lui.
Au siècle dernier, la bourgeoisie tient les ouvriers pour des
envieux, déréglés par de grossiers appétits mais elle prend soin
d'inclure ces grands brutaux dans notre espèce: à moins d'être
hommes et libres comment pourraient-ils vendre librement leur
force de travail. En France, en Angleterre, l'humanisme se prétend
universel.
Avec le travail forcé, c'est tout le contraire: pas de contrat;
en plus de ça, il faut intimider; donc l'oppression se montre.
Nos soldats, outre-mer, repoussant l'universalisme métropolitain,
appliquent au genre humain le numerus clausus: puisque nul ne
peut sans crime dépouiller son semblable, l'asservir ou le tuer,
ils posent en principe que le colonisé n'est pas le semblable
de l'homme. Notre force de frappe a reçu mission de changer cette
abstraite certitude en réalité: ordre est donné de ravaler les
habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour
justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence
coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect
ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne
sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos
langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner
la nôtre; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s'ils
résistent èncore la peur terminera le job: on braque sur le paysan
'des fusils; viennent des civils qui s'installent sur sa terre
et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S'il
résiste, les soldats tirent, c'est un homme mort; s'il cède, il
se dégrade, ce n'est plus un homme; la honte et la crainte vont
fissurer son caractère, désintégrer sa personne. L'affaire est
menée tambour battant, par des experts: ce n'est pas d'aujourd'hui
que datent les « services psychologiques ». Ni le lavage de cerveau.
Et pourtant, malgré tant d'efforts, le but n'est atteint nulle
part: au Congo, où l'on coupait les mains des nègres, pas plus
qu'en Angola où, tout récemment, on trouait les lèvres des mécontents
pour les fermer par des cadenasi Et je ne prétends pas qu'il soit
impossible de changer un homme en bête: je dis qu'on n'y parvient
pas sans l'affaiblir considérablement; les coups ne suffisent
jamais, il faut forcer sur la dénutrition. C'est l'ennui, avec
la servitude: quand on domestique un membre de notre espèce, on
diminue son rendement et, si peu qu'on lui donne, un homme de
basse-cour finit par coûter plus qu'il ne rapporte. Par cette
raison les colons sont obligés d'arrêter le dressage à la mitemps:
le résultat, ni homme ni bête, c'est l'indigène. Battu, sous-alimenté,
malade, apeuré, mais jusqu'à un certain point seulement, il a,
jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes
traits de caractère : c'est un paresseux, sournois et voleur,
qui vit de rien et ne connaît que la force.
Pauvre colon : voilà sa contradiction mise à nu. Il devrait, comme
fait, dit-on, le génie, tuer ceux qu'il pille. Or cela n'est pas
possible: ne faut-il pas aussi qu'il les exploite? Faute de pousser
le massacre jusqu'au génocide, et la servitude jusqu'à l'abêtissement,
il perd les pédales, l'opération se renverse, une implacable logique
la mènera jusqu'à la décolonisation.
Pas tout de suite. D'abord l'Européen règne. il a déjà perdu mais
ne s'en aperçoit pas; il ne sait pas encore que les indigènes
sont de faux indigènes: il leur fait du mal, à l'entendre, pour
détruire ou pour refouler le mal qu'ils ont en eux; au bout de
trois générations, leurs pernicieux instincts ne renaîtront plus.
Quels instincts ? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le
maître ? Comment n'y reconnaît-il pas sa propre cruauté retournée
contre lui ? La sauvagerie de ces paysans opprimés, comment n'y
retrouve-t-il pas sa sauvagerie de colon qu'ils ont absorbée par
tous les pores et dont ils ne se guérissent pas ? La raison est
simple: ce personnage impérieux, affolé par sa toute puissance
et par la peur de la perdre, ne se rappelle plus très bien qu'il
a été un homme: il se prend pour une cravache ou pour un fusil;
il en est venu à, croire que la domestication des « races inférieures
» s'obtient par le conditionnement de leurs réflexes. Il néglige
la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables; et puis, surtout,
il y a ceci qu'il n'a peut-être jamais su: nous ne devenons ce
que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu'on
a fait de nous. Trois générations ? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils
les yeux, les fils ont vu battre leurs pères. En termes de psychiatrie,
les voilà « traumatisés ». Pour la vie. Mais ces agressions sans
cesse renouvelées, loin de les porter à se soumettre, les jettent
dans une contradiction insupportable dont l'Européen, tôt ou tard,
fera les frais. Après cela, qu'on les dresse à leur tour, qu'on
leur apprenne la honte, la douleur et la faim: on ne suscitera
dans leurs corps qu'une rage volcanique dont la puissance est
égale à celle de la pression qui s'exerce sur eux. Ils ne connaissent,
disiez-vous, que la force ? Bien sûr; d'abord ce ne sera que celle
du colon et, bientôt, que la leur, cela veut dire: la même rejaillissant
sur nous comme notre reflet vient du fond d'un miroir à notre
rencontre. Ne vous y trompez pas ; par cette folle rogne, par
cette bile et ce fiel, par leur désir permanent de nous tuer,
par la contracture permanente de muscles puissants qui ont peur
de se dénouer, ils sont hommes : par le colon, qui les veut hommes
de peine, et contre lui. Aveugle encore, abstraite, la haine est
leur seul trésor: le Maître la provoque parce qu'il cherche à
les abêtir, il échoue à la briser parce que ses intérêts l'arrêtent
à michemin; ainsi les faux indigènes sont humains encore, par
la puissance et l'impuissance de l'oppresseur qui se transforment,
chez eux, en un refus entêté de la condition animale. Pour le
reste on a compris; ils sont paresseux, bien sûr: c'est du sabotage.
Sournois, voleurs: parbleu; leurs menus larcins marquent le commencement
d'une résistance encore inorganisée. Cela ne suffit pas : il en
est qui s'affirment en se jetant à mains nues contre les fusils;
ce sont leurs héros; et d'autres se font hommes en assassinant
des Européens. On les abat: brigands et martyrs, leur supplice
exalte les masses terrifiées.
Terrifiées, oui : en ce nouveau moment, l'agression coloniale
s'intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là je n'entends
pas seulement la crainte qu'ils éprouvent devant nos inépuisables
moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre
fureur. Ils sont coincés entre nos armes qui les visent et ces
effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond
des curs et qu'ils ne reconnaissent pas toujours : car ce n'est
pas d'abord leur violence, c'est la nôtre, retournée, qui grandit
et les déchire; et le premier mouvement de ces opprimés est d'enfouir
profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre
réprouvent et qui n'est pourtant que le dernier réduit de leur
humanité. Lisez Fanon: vous saurez que, dans le temps de leur
impuissance, la folie meurtrière est l'inconscient collectif des
colonisés.
Cette furie contenue, faute d'éclater, tourne en rond et ravage
les opprimés eux-mêmes. Pour s'en libérer, ils en viennent à se
massacrer entre eux: les tribus se battent les unes contre les
autres faute de pouvoir affronter l'ennemi véritable - et vous
pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs
rivalités; le frère, levant le couteau contre son frère, croit
détruire, une fois pour toutes, l'image détestée de leur avilissement
commun. Mais ces victimes expiatoires n'apaisent pas leur soif
de sang; ils ne s'empè cheront de marcher contre les mitrailleuses
qu'en se faisant nos complices : cette déshumanisation qu'ils
repoussent, ils vont de leur propre chef en accélérer les progrès.
Sous les yeux amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes
par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de vieux mythes
terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux : ainsi
l'obsédé fuit son exigence profonde en s'infligeant des manies
qui le requièrent à chaque instant. lis dansent: ça les occupe;
ça dénoue leurs muscles douloureusement contractés et puis la
danse mime en secret, souvent à leur insu, le Non qu'ils ne peuvent
dire, les meurtres qu'ils n'osent commettre. En certaines régions
ils usent de ce dernier recours - la possession. Ce qui était
autrefois le fait religieux dans sa simplicité, une certaine communication
du fidèle avec le sacré, ils en font une arme contre le désespoir
et l'humiliation: les zars, les loas, les Saints de la Sainterie
descendent en eux, gouvernent leur violence et la gaspillent en
transes jusqu'à l'épuisement. En même temps ces hauts personnages
les protègent : cela veut dire que les colonisés se défendent
de l'aliénation coloniale en renchérissant sur l'aliénation religieuse.
Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu'ils cumulent les
deux aliénations et que chacune se renforce par l'autre. Ainsi,
dans certaines psychoses, las d'être insultés tous les jours,
les hallucinés s'avisent un beau matin d'entendre une voix d'ange
qui les complimente; les quolibets ne cessent pas pour autant:
désormais ils alternent avec la félicitation. C'est une défense
et c'est la fin de leur aventure: la personne est dissociée, le
malade s'achemine vers la démence. Ajoutez, pour quelques malheureux
rigoureusement sélectionnés, cette autre possession dont j'ai
parlé plus haut : la culture occidentale. A leur place, direz-vous,
j'aimerais encore mieux mes zars que lAcropole. Bon: vous avez
compris. Pas tout à fait cependant car vous n'êtes pas à leur
place. Pas encore. Sinon vous sauriez qu'ils ne peuvent pas choisir.
ils cumulent. Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse
toute la nuit, à l'aube on se presse dans les églises pour entendre
la messe; de jour en jour la fêlure s'accroît. Notre ennemi trahit
ses frères et se fait notre complice; ses frères en font autant.
L'indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon
chez les colonisés avec leur consentement.
Réclamer et renier, tout à la fois, la condition humaine : la
contradiction est explosive. Aussi bien explose-t-elle, vous le
savez comme moi. Et nous vivons au temps de la déflagration :
que la montée des naissances accroisse la disette, que les nouveauxvenus
aient à redouter de vivre un peu plus que de mourir, le torrent
de la violence emporte toutes les barrières. En Algérie, en Angola,
on massacre à vue les Européens. C'est le moment du boomerang,
le troisième temps de la violence: elle revient sur nous, elle
nous frappe et, pas plus que les autres fois, nous ne comprenons
que c'est le nôtre. Les « libéraux » restent hébétés: ils reconnaissent
que nous n'étions pas assez polis avec les indigènes, qu'il eût
été plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits
dans la mesure du possible; ils ne demandaient pas mieux que de
les admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé,
notre espèce. et voici que ce déchaînement barbare et fou ne les
épargne pas plus que les mauvais colons. La Gauche Métropolitaine
est gênée: elle connaît le véritable sort des indigènes, l'oppression
sans merci dont ils font l'objet, elle ne condamne pas leur révolte,
sachant que nous avons. tout fait pour la provoquer. Mais tout
de même, penset-elle, il y a des limites : ces guerrilleros devraient
tenir à cur de se montrer chevaleresques; ce serait le meilleur
moyen de prouver qu'ils sont des hommes. Parfois elle les gourmande:
« Vous allez trop fort, nous ne vous soutiendrons plus ». Ils
s'en foutent: pour ce que vaut le soutien qu'elle leur accorde,
elle peut tout aussi bien se le mettre au cul. Dès que leur guerre
a commencé, ils ont aperçu cette vérité rigoureuse: nous nous
valons tous tant que nous sommes, nous avons tous profité d'eux,
ils n'ont rien à prouver, ils ne feront de traitement de faveur
à personne. Un seul devoir, un seul objectif : chasser le colonialisme
par tous les moyens. Et les plus avisés d'entre nous seraient,
à la rigueur, prêts à l'admettre mais ils ne peuvent s'empêcher
de voir dans cette épreuve de force le moyen tout inhumain que
des soushommes ont pris pour se faire octroyer une charte d'humanité:
qu'on l'accorde au plus vite et qu'ils tâchent alors, par des
entreprises pacifiques, de la mériter. Nos belles âmes sont racistes.
Elles auront profit à lire Fanon; cette violence irrépressible,
il le montre parfaitement, n'est pas une absurde tempête ni la
résurrection d'instincts sauvages ni même un effet du ressentiment:
c'est l'homme lui-même se recomposant. Cette vérité, nous l'avons,
sue, je crois, et nous l'avons oubliée: les marques de la violence,
nulle douceur ne les effacera: c'est la violence qui peut seule
les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale
en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve
sa transparence perdue, il se connait dans la mesure même où il
se fait - de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la
barbarie; mais elle procède par elle même à l'émancipation progressive
du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement,
les ténèbres coloniales. Dès qu'elle commence, elle est sans merci.
Il faut rester terrifié ou devenir terrible; cela veut dire :
s'abandonner aux dissociations d'une vie truquée ou conquérir
l'unité natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux
mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés: l'arme
d'un combattant, c'est son humanité. Car, en le premier temps
de la révolte, il faut tuer: abattre un Européen c'est faire d'une
pierre deux coups p supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé: restent un homme mort et un homme libre; le survivant,
pour la première fois, sent un sol national sous la plante de
ses pieds. Dans cet instant la Nation ne s'éloigne pas de lui
: on la trouve où il va, où il est jamais plus loin, elle se'
confond avec sa liberté. Mais, après la première surprise, l'armée
coloniale réagit: il faut s'unir ou se faire massacrer. Les discordes
tribales s'atténuent, tendent à disparaître: d'abord parce qu'elles
mettent en danger la Révolution, et plus profondément parce qu'ePes
n'avaient d'autre office que de dériver la violence vers de faux
ennemis. Quand elles demeurent comme au Congo - c'est qu'elles
sont entretenues par les agents du colonialisme. La Nation se
met en marche: pour chaque frère elle est partout où d'autres
frères combattent Leur amour fraternel est l'envers de la haine
qu'ils vous portent: frères en ceci que chacun d'eux a tué, peut
d'un instant à l'autre, avoir tué. Fanon montre à ses lecteurs
les limites de la « spontanéité », la nécessité et les dangers
de « l'organisation ». Mais, quelle que soit l'immensité de la
tâche, à chaque développement de l'entreprise la conscience révolutionnaire
s'approfondit. Les derniers complexes s'envolent: qu'on vienne
un peu nous parler du « complexe de dépendance » chez le soldat
de l'A.L.N. Libéré de ses illères, le paysan prend connaissance
de ses besoins - ils le tuaient mais il tentait de les ignorer;
il les découvre comme des exigences infinies. En cette violence
populaire - pour tenir cinq ans, huit ans comme ont fait les Algériens,
les nécessités militaires, sociales et politiques ne se peuvent
distinguer. La guerre - ne fût-ce qu'en posant la question du
commandement et des responsabilités - institue de nouvelles structures
qui seront les premières institutions de la paix. Voici donc l'homme
instauré jusque dans des traditions nouvelles, filles futures
d'un horrible présent, le voici légitimé par un droit qui va naître,
qui naît chaque jour au feu: avec le dernier colon tué, rembarqué
ou assimilé, l'espèce minoritaire disparaît, cédant la place à
la fraternité socialiste. Et ce n'est pas encore assez: ce combattant
brûle les étapes; vous pensez bien qu'il ne risque pas sa peau
pour se retrouver au niveau du vieil homme « métropolitain ».
Voyez sa patience: peut-être rêve-t-il quelquefois d'un nouveau
DienBien-Phu; mais croyez qu'il n'y compte pas vraiment: c'est
un gueux luttant, dans sa misère, contre des riches puissamment
armés. En attendant les victoires décisives et, souvent, sans
rien attendre, il travaille ses adversaires à l'écurement. Cela
n'ira pas sans d'effroyables pertes; l'armée coloniale devient
féroce: quadrillages, ratissages, regroupements, expéditions punitives;
on massacre les femmes et les enfants. Il le sait : cet homme
neuf commence sa vie d'homme par la fin; il se tient pour un mort
en puissance. Il sera tué: ce n'est pas seulement qu'il en accepte
le risque, c'est qu'il en a la certitude; ce mort en puissance
a perdu sa femme, ses fils; il a vu tant d'agonies qu'il veut
vaincre plutôt que survivre; d'autres profiteront de la victoire,
pas lui: il est trop las. Mais cette fatigue du cur est à l'origine
d'un incroyable courage. Nous trouvons notre humanité endeça de
la mort et du désespoir, il la trouve au-delà des supplices et
de la mort. Nous avons été les semeurs de vent; la tempête, c'est
lui. Fils de la violence, il puise en elle à chaque instant son
humanité: nous étions hommes à ses dépens, il se fait homme aux
nôtres. Un autre homme: de meilleure qualité.
Ici Fanon s'arrête. Il a montré la route: porte-parole des combattants,
il a réclamé l'union, l'unité du continent africain contre toutes
les discordes et tous les particularismes. Son but est atteint.
S'il voulait décrire intégralement le fait historique de la décolonisation,
il lui faudrait parler de nous : ce qui n'est certes pas son propos.
Mais, quand nous avons fermé le livre, il se poursuit en nous,
malgré son auteur: car nous éprouvons la force des peuples en
révolution et nous y répondons par la force. Il y a donc un nouveau
moment de la violence et c'est à nous, cette fois, qu'il faut
revenir car elle est en train de nous changer dans la mesure où
le faux indigène se change à travers elle. A chacun de mener ses
réflexions comme il veut. Pourvu toutefois qu'il réfléchisse :
dans l'Europe d'aujourd'hui, tout étourdie par les coups qu'on
lui porte, en France, en Belgique, en Angleterre, le moindre divertissement
de la pensée est une complicité criminelle avec le colonialisme.
Ce livre n'avait nul besoin d'une préface. D'autant moins qu'il
ne s'adresse pas à nous. J'en ai fait une, cependant, pour mener
jusqu'au bout la dialectique : nous aussi, gens de l'Europe, on
nous décolonise: cela veut dire qu'on extirpe par une opération
sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous,
si nous en avons le courage, et voyons ce qu'il advient de nous.
Il faut affronter d'abord ce spectacle inattendu : le strip-tease
de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n'était qu'une
idéologie menteuse, l'exquise justification du pillage; ses tendresses
et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Ils ont bonne mine,
les non-violents : ni victimes ni bourreaux ! Allons ! Si vous
n'êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité,
quand l'armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation
ni remords, ont entrepris un « génocide », vous êtes indubitablement
des bourreaux. Et si vous choisissez d'être victimes, de risquer
un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer
votre épingle du jeu. Vous ne l'en tirerez pas : il faut qu'elle
y reste jusqu'au bout. Comprenez enfin ceci: si la violence a
commencé ce soir, si l'exploitation ni l'oppression n'ont jamais
existé sur terre, peut-être la non-violence affichée peut apaiser
la querelle. Mais si le régime tout entier et jusqu'à vos nonviolentes
pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre
passivité ne sert qu'à vous ranger du côté des oppresseurs.
Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez
bien que nous avons pris l'or et les métaux puis le pétrole des
« continents neufs » et que nous les avons ramenés dans les vieilles
métropoles. Non sans d'excellents résultats : des palais, des
cathédrales, des capitales industrielles; et puis quand la crise
menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l'amortir ou la
détourner. L'Europe, gavée de richesses, accorda de jure l'humanité
à tous ses habitants: un homme, chez nous, ça veut dire un complice
puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale. Ce
continent gras et blême finit par donner dans ce que Fanon nomme
justement le « narcissisme ». Cocteau s'agaçait de Paris « cette
ville qui parle tout le temps d'elle-même ». Et l'Europe, que
fait-elle d'autre ? Et ce monstre sureuropéen, l'Amérique du Nord
? Quel bavardage: liberté, égalité, fraternité, amour, honneur,
patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même
temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton.
De bons esprits, libéraux et tendres - des néo-colonialistes,
en somme - se prétendaient choqués par cette inconséquence; erreur
ou mauvaise foi: rien de plus conséquent, chez nous, qu'un humanisme
raciste puisque l'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant
des esclaves et des monstres. Tant qu'il y eut un indigénat, cette
imposture ne fut pas démasquée; on trouvait dans le genre humain
une abstraite postulation d'universalité qui servait à couvrir
des pratiques plus réalistes : il y avait, de l'autre côté des
mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mille ans
peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait le genre
avec l'élite. Aujourd'hui l'indigène révèle sa vérité ; du coup,
notre club si fermé révèle sa faiblesse: ce n'était ni plus ni
moins qu'une minorité. Il y a pis: puisque les autres se font
hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du
genre humain; l'élite révèle sa vraie nature: un gang. Nos chères
valeurs perdent leurs ailes; à les regarder de près, on n'en trouvera
pas une qui ne soit tachée de sang. S'il vous faut un exemple,
rappelez-vous ces grands mots: que c'est généreux, la France.
Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce
qui ont coûté la vie à plus d'un million d'Algériens ? Et la gégène.
Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je
ne sais quelle mission: pour la bonne raison que nous n'en avions
aucune. C'est la générosité même qui est en cause ; ce beau mot
chantant n'a qu'un sens : statut octroyé. Pour les hommes d'en
face, neufs et délivrés, personne n'a le pouvoir ni le privilège
de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous
; et notre espèce, lorsqu'un jour elle se sera faite , ne se
définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme
l'unité infinie de leurs réciprocités. Je m'arrête ; vous finirez
le travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la
première et pour la durnière fois, nos aristocratiques vertus
: elles crèvent ; comment survivraientelles à l'aristocratie de
sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur
bourgeois - et colonialiste - pour défendre l'Occident n'a trouvé
que ceci : « Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins,
nous avons des remords ». Quel aveu ! Autrefois notre continent
avait d'autres flotteurs : le Parthénon, Chartres, les Droits
de lHomme, la svastika. On sait à présent ce qu'ils valent: et
l'on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment
très chrétien de notre culpabilité. C'est la fin, comme vous voyez
: l'Europe fait eau de toute part. Que s'est-il donc passé ? Ceci,
tout'simplement, que nous étions les sujets de l'histoire et que
nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s'est
renversé, la décolonisation est en cours; tout ce que nos mercenaires
peuvcnt tenter c'est d'en retarder l'achèvement.
Encore faut-il que les vieilles « Métropoles » y mettent le
paquet, qu'elles engagent dans une bataille d'avance perdue toutes
leurs forces. Cette vieille brutalité coloniale qui a fait la
gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons, à la fin de l'aventure,
décuplée, insuffisante. On envoie le contingent en Algérie, il
s'y maintient depuis sept ans sans résultat. La violence a changé
de sens; victorieux nous l'exercions sans qu'elle parût nous altérer
: elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre humanisme
restait intact; unis par le profit, les métropolitains baptisaient
fraternité, amour, la communauté de leurs crimes; aujourd'hui
la même, partout bloquée, revient sur nous à travers nos soldats,
s'intériorise et nous possède. L'involution commence : le colonisé
se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et «métropolitains»
nous nous décomposons. Déjà la rage et la peur sont nues : elles
se montrent à découvert dans les « ratonnades » d'Alger. Où sont
les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque
pas même le tam-tam : les klaxons rythment « Algérie Française
» pendant que les Européens font brûler vifs des Musulmans. Il
n'y a pas si longtemps, Fanon le rappelle, des psychiatres en
Congrès s'affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là
s'entretuent, disaient-ils, cela n'est pas normal; le cortex de
l'Algérien doit être sous-développé. En Afrique centrale d'autres
ont établi que « l'Africain utilise très peu ses lobes frontaux
». Ces savants auraient intérêt aujourd'hui à poursuivre leur
enquête en Europe et particulièrement chez les Français. Car nous
aussi, depuis quelques années, nous devons être atteints de paresse
frontale : les Patriotes assassinent un peu leurs compatriotes
; en cas d'absence, il font sauter leur concierge et leur maison.
Ce n'est qu'un début : la guerre civile est prévue pour l'automne
ou pour le prochain printemps. Nos lobes pourtant semblent en
parfait état : ne serait-ce pas plutôt que, faute de pouvoir écraser
l'indigène, la violence revient sur soi, s'accumule au fond de
nous et cherche une issue ? L'union du peuple algérien produit
la désunion du peuple français : sur tout le territoire de l'ex-métropole,
les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur a quitté
l'Afrique pour s'installer ici : car il y a des furieux tout bonnement,
qui veulent nous faire payer de notre sang la honte d'avoir été
battus par l'indigène et puis il y a les autres, tous les autres,
aussi coupables - après Bizerte, après les lynchages de septembre,
qui donc est descendu dans la rue pour dire : assez ? - mais plus
rassis : les libéraux, les durs de durs de la Gauche molle. En
eux aussi la fièvre monte. Et la hargne. Mais quelle frousse 1
Ils se masquent leur rage par des mythes, par des rites compliqués
; pour retarder le règlement de compte final et l'heure de la
vérité, ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l'office
est de nous maintenir à tout prix dans l'obscurité. Rien n'y fait;
proclamée par les uns, refoulée par les autres, la violence tourne
en rond : un jour elle explose à Metz, le lendemain à Bordeaux
; elle a passé par ici, elle passera par là, c'est le jeu du furet.
A notre tour, pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à l'indigénat.
Mais pour devenir indigènes tout à fait, il faudrait que notre
sol fût occupé par les anciens colonisés et que nous crevions
de faim. Ce ne sera pas : non, c'est le colonialisme déchu qui
nous possède, c'est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et
superbe ; le voilà,, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez
en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu'il vaut mieux être
un indigène au pire moment de la misère qu'un ci-devant colon.
Il n'est pas bon qu'un fonctionnaire de la police soit obligé
de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses nerfs vont
craquer à moins qu'on n'interdise aux bourreaux, dans leur pro
pre intérêt, de faire des heures supplémentaires. Quand on veut
protéger par la rigueur des lois le moral de la Nation et de l'Armée,
il n'est pas bon que celle-ci démoralise systématiquement celle-là.
Ni qu'un pays de tradition républicaine confie, par centaines
de milliers, ses jeunes gens à des officiers putschistes. Il n'est
pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes
commis en notre nom, il n'est vraiment pas bon que vous n'en souffliez
mot à personne pas même à votre âme par crainte d'avoir à vous
juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous
avez douté à présent vous savez mais vous vous taisez toujours.
Huit ans de silence, ça dégrade. Et vainement : aujourd'hui, l'aveuglant
soleil de la torture est au zénith, il éclaire tout le pays; sous
cette lumière, il n'y a plus un rire qui sonne juste, plus un
visage qui ne se farde pour masquer la colère ou la peur, plus
un acte qui ne trahisse nos dégoûts et nos complicités. Il suffit
aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour qu'il y ait
un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois,
c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961,
le nom d'une névrose.
Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d'Achille,
peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. Aujourd'hui, nous
sommes enchaînés, humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement
cela ne suffit pas encore à l'aristocratie colonialiste : elle
ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu'elle n'ait
achevé d'abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque
jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l'éviterons
pas : ils en ont besoin, les tueurs; ils vont nous voler dans
les plumes et taper dans le tas. Ainsi finira le temps des sorciers
et des fétiches : il faudra vous battre ou pourrir dans les camps.
C'est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette
guerre mais n'osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants
algériens ; n'ayez crainte, comptez sur les colons et sur les
mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors,
le dos au mur, débriderez vous enfin cette violence nouvelle que
suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme
on dit, est une autre histoire. Celle de l'homme. Le temps s'approche,
j'en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.
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