Actes du colloque « La France et les indépendances des pays d'Afrique noire et de Madagascar »
organisé par l'Institut d'histoire des pays d'outre-mer et l'Institut d'histoire du temps présent.
Aix-en-Provence : 26-29 avril 1990
Avec le concours du Ministère de la Coopération et du Développement.
CNRS Editions. Paris. 1992. 729 p.
Consulter également Le rôle de la violence dans la mise en place des pouvoirs en Guinée (1954-58) [T.S. Bah]
La Guinée fut le premier territoire de l'Afrique coloniale française subsaharienne à accéder, pacifiquement, à l'indépendance, à l'issue du référendum constitutionnel du 28 septembre 1958. La « Communauté française » que cette Constitution instituait apparaissait comme une ultime tentative pour perpétuer l'« Empire », et l'« autorité française» qui caractérisait le régime colonial; en déclarant incompatibles l'indépendance et l'appartenance à la Communauté, le texte constitutionnel prenait le contre-pied des aspirations à l'indépendance ouvertement formulées au cours de l'année 1958, y compris par des hommes politiques classés jusque-là comme « modérés ». Le choix guinéen allait contribuer à rendre caduque la « Communauté » en moins de deux ans. En posant l'alternative, « Communauté ou sécession », cette dernière « avec ses conséquences » (interruption de l'« aide»), le général de Gaulle espérait dissuader les leaders africains de la tentation indépendantiste. Il y parvint en effet, dans la mesure où la majorité de ses interlocuteurs, sachant qu'ils n'avaient pas la force suffisante pour s'y opposer, se résignèrent à faire voter « oui ». Ceux qui se risquèrent à voter « non », hors de la Guinée (les gouvernements du Niger et des Somalis), furent promptement mis hors d'état d'agir, et le référendum gagné par les méthodes habituelles à l'administration coloniale. Seule la Guinée allait massivement voter non (1 134 324 non pour 56 981 oui). L'opposition locale, que des incidents sanglants avaient encore opposée au RDA en avril-mai 1958 1 (26 morts et 400 blessés au moins), avait appelé à voter non, avant de se dissoudre et d'inviter ses membres à rejoindre le parti majoritaire (qui accorda aussitôt à ses leaders des postes ministériels). Cet unanimisme ne laissait aucune prise à ceux qui auraient voulu faire voter oui. Comment cela fut-il possible ?
Le régime colonial, issu du droit de conquête, se donnait pour l'expression de l'«autorité française ». Déléguée par le ministre des Colonies, cette autorité était exercée sur place par la hiérarchie administrative, les chefs indigènes n'en étant que les « instruments» (circulaire Van Vollenhoven du 15 août 1917).
Sujet, et non citoyen, l'indigène subissait lourdement le poids de cette autorité: travail forcé, régime de l'indigénat (justice administrative). L'« atteinte au respect dû à l'autorité française » figurait partout parmi les délits justiciables de l'indigénat et pouvait s'appliquer à tout refus d'obéissance aux ordres de l'administration ou de la chefferie, toute critique ou mise en cause d'un représentant de l'autorité ou de ses actes. Et, bien entendu, au « défaut de salut au commandant », au fait d'omettre de se découvrir ou de faire le salut militaire au passage du « commandant », ou de tout Européen se jugeant investi d'une part de cette autorité française.
En 1945-1946, la première Constituante avait paru ouvrir une brèche dans ce système: des dispositions législatives ou réglementaires avaient aboli le travail forcé et l'indigénat, accordé la citoyenneté aux anciens « sujets ». La Constitution substituait à l'Empire une Union « librement consentie» et confiait l'autorité locale aux assemblées élues au suffrage universel. Mais cette Constitution d'avril 1946 fut rejetée par un référendum, et la seconde Constitution de 1946, qui devait être celle de la IVe République, fit disparaître le « libre consentement» ; si elle ne remit pas en cause les dispositions législatives de la première Constituante, elle se prêtait, par des dispositions formelles, au maintien de l'autorité française, exigé par le général de Gaulle et par l'opinion « coloniale».
Ebranlé en 1945-1946, le pouvoir colonial entreprend, à partir de 1947, en s'appuyant sur l'évolution politique en métropole, de se restaurer. Aussi bien, la plupart des réformes de 1946 étaient-elles restées formelles ou inachevées. Là où le rapport des forces le permettait, le travail forcé continuait à sévir, comme en Guinée forestière 2 ; les « juges de paix à compétence étendue », presque tous administrateurs, cumulaient allègrement les fonctions de juge d'instruction, de juge d'instance et de ministère public, tout comme au temps de l'indigénat ; la citoyenneté demeurait théorique, puisque le suffrage était restreint (il sera progressivement étendu, mais ne deviendra pas réellement universel avant 1956) et que le « double collège» maintenait une représentation privilégiée aux Européens. Félix HouphouëtBoigny pouvait écrire à ce propos, en 1947: « On a changé les mots ; les hommes et les institutions demeurent. 3 »
A ceux qui avaient cru qu'une parcelle au moins du pouvoir appartenait désormais à leurs élus, l'administration coloniale rappelle rudement que désormais, comme autrefois, elle seule, dépositaire de l'autorité française, commandé 4.
Constituée après le rassemblement de Bamako d'octobre 1946, la section guinéenne du RDA, qui prendra le 24 octobre 1950 le nom de Parti démocratique de Guinée, réunit au début un certain nombre de fonctionnaires africains et de notables, issus du Groupe d'études communiste, de l'éphémère Parti progressiste de Guinée, et surtout des groupements ethniques (Association Gilbert-Vieillard-Peuls ; Union du Mandé; Union forestière ; Union de la Basse-Guinée). Elle connaît un relatif essor en 1947 et, par rapport aux autres partis politiques, « l'emporte par le nombre des adhérents » 5. La décadence commence en 1948 et s'accentue en 1949. Le député Mamba Sano démissionne du RDA, les démissions publiques pleuvent: nous sommes au début de la guerre froide, et le RDA est dénoncé comme communiste et subversif. La répression se déchaîne contre ceux qui résistent: mutations de fonctionnaires « trop turbulents », poursuites judiciaires 6. La crise d'autorité due aux réformes de 1946 et qui avait connu quelques manifestations spectaculaires (à Conakry au moment des élections de 1945 et à Kankan) en 1947 7) se résorbe 8.
« Fin 1949, le RDA n'est plus qu'un parti d'opposition abandonné par la plus grande partie de ses adhérents », note avec satisfaction le rapport politique du gouverneur pour 1949, qui observe de manière méprisante : « La masse de la population est encore assez primitive et se désintéresse de la politique à laquelle elle ne comprend rien. » 9
L'année 1950 sera pour le RDA de Guinée, comme pour l'ensemble du mouvement, l'année de tous les périls. Partout la répression bat son plein : c'est la Côte-d'Ivoire qui en est la cible principale. Les réunions du RDA, privées ou publiques, sont interdites; la dissolution du RDA est préparée: les conversations qui s'engagent avec Houphouët-Boigny suspendront l'opération 10. Le RDA guinéen poursuit néanmoins son activité et publie une feuille ronéotypée, Coup de bambou, qui dénonce la chefferie, les actes arbitraires, et collectionne les condamnations pour diffamation 11 : les mutations se multiplient afin de désorganiser la direction. Le secrétaire général Madeïra Keïta cumule pour délit de presse (sur plainte des ministres de la France d'outremer, de la Défense nationale, et d'un administrateur) trois condamnations à la prison et de lourdes amendes (100 000, 200 000 et 500 000 F) ; Sékou Touré, secrétaire général de l'Union des syndicats confédérés de Guinée CGT est muté au Niger, refuse de rejoindre et est révoqué; prison et amende aussi pour « dénonciation calomnieuse» pour le président de la sous-section de Kankan 12. Le principal rédacteur de Coup de bambou, l'instituteur Ray Autra, dont la condamnation pour délit de presse à 35000 F d'amende et de dommages et intérêts a été couverte par une souscription, est de ce fait condamné aussitôt à nouveau pour « escroquerie » 13.
Cependant, les 9 et 10 juin 1950, de 6 000 à 7 000 travailleurs de Conakry (sur 8 000 à 9 000) font grève pour le réajustement des salaires rongés par l'inflation. Les salaires sont augmentés, mais la grève déclarée « illégale » en fonction d'un texte de 1937 sur l'arbitrage obligatoire, 700 grévistes sont licenciés et les membres du comité de grève, dont Sékou Touré, incarcérés et condamnés 14.
L'année 1951 est jugée par l'administration avec optimisme : pas d'intérêt en Guinée pour la politique, priorité des groupements ethniques sur les partis 15. « Il semble que les chefs coutumiers, mieux conseillés, regagnent peu à peu une partie de leur autorité perdue en 1946 » 16. « Dans beaucoup de cas, l'influence des chefs de village et de canton est encore assez grande pour que tous les administrés votent en bloc pour le candidat désigné par le chef. » 17 On ne précise pas par quels moyens … Le rapport politique annuel poursuit: « Pour une dizaine de chefs qui ont de la classe, combien d'autres ne voient dans leurs fonctions qu'une occasion de trafiquer et de s'enrichir ! Combien sont incapables de se faire obéir et respecter ! » Une main a noté en marge: « Contradiction ! »
Considéré comme en « demi-sommeil» au début de l'année 18 , le RDA se réveille avec l'élection législative du 17 juin 1951, où il a pour tête de liste Sékou Touré. Il parcourt le pays cercle par cercle, en profite pour créer des syndicats, mène la seule campagne « sérieuse et intelligente » 19. Le RDA n'a pas d'élu, mais arrive en troisième position et « avec trois mille voix de plus, il aurait eu un députe » 20.
Le désapparentement du RDA a créé un certain trouble. Ce n'est qu'à la fin de 1951 qu'un meeting tenu le 26 décembre entérine le ralliement à la position d'Houphouët-Boigny 21. Peu après, le secrétaire général Madeïra Keïta, révoqué, est réintégré sous condition de mutation au Dahomey, qu'il accepte. Il est remplacé par Sékou Touré, qui cumule désormais le secrétariat général du parti et de l'Union territoriale des syndicats CGT 22.
Le désapparentement du RDA n'a pas été compris en Guinée comme un ralliement à la politique gouvernementale, mais comme une mesure tactique, permettant un meilleur ancrage dans les réalités africaines; abandon d'orientations qui mettaient au premier plan des questions de politique internationale peu compréhensibles pour les masses africaines; poursuite de l'action anticoloniale axée sur le mouvement syndical (à travail égal salaire égal, cadre unique pour les fonctionnaires) et, de plus en plus, lutte contre la chefferie, instrument essentiel de l'autorité coloniale. L'administration le relève avec aigreur, et fait intervenir Houphouët-Boigny pour rappeler à l'ordre le RDA de Guinée. La répression se poursuit d'ailleurs (elle se poursuivra jusqu'en 1957, jusqu'à l'avènement du conseil de gouvernement dominé par le RDA que la loi-cadre a institué). Mais elle est de plus en plus inefficace en raison de la poussée populaire et de l'équivoque créée par le ralliement officiel du RDA de Guinée aux orientations du président du RDA.
L'administration s'efforce de défendre la chefferie. « Il faut souligner avec force le danger immédiat. Ne nous y trompons pas: à travers les chefs coutumiers (trop vulnérables, hélas !) c'est l'autorité française qui est visée avant tout », souligne l'inspecteur des colonies Pruvost 23.
Elle est vulnérable parce qu'elle a perdu tout crédit moral par ses exactions : mais elle est encore assez puissante pour faire régner la terreur et « faire» les élections, du moins en brousse.
Les manifestations de violence populaire qui vont apparaître à partir de 1954 ne peuvent être comprises si l'on perd de vue l'existence de cette terreur permanente exercée par la chefferie, avec la caution de l'autorité française.
Encore en 1955, les chefs du Fouta imposent leurs sujets à tout propos: contributions par tête, pour l'achat d'une maison, pour l'achat d'une voiture américaine, pour le financement d'un pèlerinage à La Mecque; 50 F par famille pour chaque fête, 25 F par fête pour le 14 juillet et le Il novembre, 15 F à l'occasion du recensement. Pour chaque décès d'un adulte, 10000 F CFA ou deux boeufs sont exigés comme « droit de succession », faute de quoi les biens du défunt sont confisqués par le chef. Les « gros bras» des chefs (matulaaɓe au Fouta, gens « de sac et de corde », écrivait Gilbert Vieillard 24) exécutent les décisions: les récalcitrants sont passés à tabac, leurs vêtements déchirés, on les attache pendant deux jours sans nourriture 25.
Dans un rapport du 9 janvier 1955, le commandant de cercle de Dalaba observe : « Combien de volumineux dossiers d'exactions caractérisées ont été ensevelis dans les bureaux des cercles […]. Combien d'affaires plus ou moins suspectes sont-elles traitées avec beaucoup trop d'indulgence dans les circonscriptions du Fouta ? […] Que de pillages et de choses pires encore, effectuées au su de l'administration et de la justice, demeurent impunis. » 26
Après la campagne électorale de 1951, les actions syndicales contribuent à l'implantation du RDA: les années 1952 et 1953 sont marquées par les luttes pour l'obtention, puis pour la mise en application du Code du travail outre-mer. La grève de soixante-douze jours — 21 septembre-26 novembre 1953 — est l'occasion d'organiser la solidarité des campagnes (collectes, ravitaillement des grévistes 27). Quelques semaines plus tôt, le 2 août 1953, une élection partielle à l'assemblée territoriale (circonscription de Beyla) avait permis au RDA, eh la personne de Sékou Touré, de pénétrer dans cette assemblée dont il avait été jusque-là pratiquement exclu. Son adversaire, soutenu par le chef de canton de Damaro, Camara Djiguiba, particulièrement redouté et surnommé le « diable vert de la montagne », avait subi une défaite écrasante 28.
Le parti s'implante d'abord dans les agglomérations, puis rayonne dans les villages: ses cadres sont issus des milieux populaires: petits commerçants et transporteurs, souvent gens de caste ou anciens captifs, qui offrent moins de prise que les fonctionnaires à la répression administrative. Le décès du député Yacine Diallo (l'élu de la chefferie du Fouta), le 14 avril 1954, allait donner l'occasion d'une confrontation à l'échelle du territoire. Huit candidats, dont Sékou Touré, briguèrent le siège vacant. Le scrutin du 27 juin 1954 donna la majorité au candidat « officiel », Barry Diawadou, fils de l'Almamy de Dabola, Sékou Touré arrivant en seconde position.
L'élection sera contestée, difficilement et tardivement validée (21 janvier 1955). Le ministre de la France d'outre-mer de l'époque, Robert Buron, écrira sans ambages : « Il est évident que la dernière élection a été honteusement truquée pour provoquer l'élimination de Sékou Toure. » 29 La pression administrative paraît peu douteuse. Dans une lettre du 26 mai, le gouverneur écrit : « [La situation] est pour moi inquiétante, car si Sékou venait à passer, j'aurais contre moi le premier collège et les Foulas [= les Européens et la chefferie], soit 30 voix sur 50 à l'assemblée territoriale et il ne me resterait plus qu'à faire mes cantines. » 30 En Haute-Guinée, l'inspecteur des affaires administratives avertit les chefs qu'ils seront révoqués si leurs administrés votent mal et assure le gouverneur que « l'immense majorité des électeurs suivra les consignes administratives. » 31
De nombreux électeurs des régions peu sûres furent rayés des listes ou ne reçurent pas leurs cartes; en revanche, sur 82 000 nouveaux inscrits, 72 000 furent attribués au Fouta. C'est le Fouta qui donna à Barry Diawadou sa majorité (91 935 voix contre 21 805 à Sékou Touré), bien que les grandes villes (Mamou, Labé) aient donné la majorité au candidat RDA. En Guinée maritime, Sékou Touré obtenait 35 660 voix contre 14 900 à son principal adversaire, et à Conakry, 5 114 voix sur 7 324 suffrages exprimés 32. On comprend mieux les puissantes manifestations de protestation après la proclamation des résultats (15 000 personnes à Kankan, 30 000 à Conakry, pour acclamer le candidat battu !).
L'élection de 1954, bien qu'elle se solde officiellement par un échec, va être le point de départ d'une prise de conscience: refus de subir désormais la discipline imposée par les Européens et par les chefs, volonté punitive contre la chefferie et les hommes des partis administratifs.
Dans son rapport de 1955, le gouverneur observe : « L'euphorie des adversaires [du RDA, après l'élection de 1954] se muait rapidement en inquiétude, sinon même en désespoir, dans la prise de conscience soudaine que le pays se dérobait et qu'ils ne représentaient plus qu'eux-mêmes ou qu'une clientèle restreinte d'hommes avides d'honneurs et de places. » 33
Déjà dans les mois qui précèdent, plusieurs incidents significatifs sont mentionnés par la gendarmerie (contre des Européens coupables de violences ou de meurtre) : le 26 octobre 1953 et le 16 février 1954 à Conakry 34, le 7 mai 1954 à Kissidougou 35. A Dubréka, le 25 mai, un adjoint européen faisant fonction de commandant de cercle fait incarcérer un infirmier africain 134 pour « défaut de salut » : trois cents personnes manifestent devant la prison, l'incident prend une proportion « territoriale ». Mais on n'est plus aux beaux temps de la colonisation, et l'administration s'en tirera par un jugement de Salomon: l'infirmier est muté, mais l'adjoint est remis à la disposition du ministre 36 …
Le premier incident postélectoral a lieu à Conakry le 24 juillet, lorsque les partisans de Barry Diawadou reçoivent le mal élu par un cortège triomphal, ce qui est perçu comme une provocation : les affrontements feront plus de cinquante blessés 37.
Les incidents ne cesseront pas, avec des périodes de tensions plus ou moins élevées: septembre-octobre 1955, (plus de trois cents membres du PDG incarcérés, soixante victimes d'agression, six tués 38) ; janvier-février 1955, septembre-octobre 1955, janvier 1956, avril-mai, juillet, septembreoctobre (bilan à Conakry du 29 septembre au 5 octobre : huit morts, 263 blessés). Il y aura une pause relative en 1957, reprise en avril-mai 1958 (cf. supra 39).
Les scénarios sont divers, mais commencent généralement par une manifestation (fête, réunion publique, cortège) du « Bloc africain de Guinée » (BAG) qui groupe les partisans de Barry Diawadou et la plupart des adversaires du RDA. La foule manifeste (principalement jeunes et femmes) ; les habitations sont pillées, parfois détruites et incendiées; les adversaires du PDG tirent (tous les cas d'usages d'armes à feu leur sont imputés), les forces de l'ordre interviennent; souvent, la foule manifeste ensuite devant les bureaux du cercle, devant la gendarmerie ou la prison, pour exiger la libération des personnes arrêtées.
Parallèlement, le pays se couvre d'un réseau de comités RDA de quartiers et de villages, qui prend de plus en plus le caractère d'un pouvoir parallèle, essentiellement en basse Guinée, en haute Guinée et en Guinée forestière (au Fouta-Djalon, seulement après janvier 1956).
Le comité élu comprend un président et un trésorier, un « procureur », un « juge », un « commissaire» ; les jeunes fournissent une « police RDA», qui assure le service d'ordre avec semblant d'uniforme et brassard tricoloré 40.
Cette « usurpation de fonctions » — déjà observée dans les années 1948-1950 en Côte-d'Ivoire 41 — est jugée intolérable par l'administration. Les responsables sont sommés d'y mettre fin, et des circulaires du PDG interdisent les polices RDA, sans grand effet.
Un exemple des « incidents ». Celui de Tondon (8 et 9 février 1955) est caractéristique. Le 12 janvier, la police RDA de Tondon arrête un individu qui avoue avoir été chargé par le chef de canton de Labaya, l'Almamy David Sylla (que les rapports administratifs signalaient comme l'un des rares chefs de basse Guinée sachant s'imposer), d'assassiner le président de la sous-section de Tondon, Thierno Camara, dit « Clairon » (un ancien militaire). Neuf mandats d'arrêt sont lancés contre des responsables locaux du RDA et, le 9 février, un peloton de gendarmerie vient procéder aux arrestations, accompagné du chef en grand apparat (à cheval, avec sa tabala et ses suivants). En juin 1954, « la population du Labaya, groupée derrière son chef David Sylla votait en bloc pour Barry Diawadou. Six mois plus tard, le canton est, dans sa presque totalité, gagné au RDA, le chef est injurié, ses amis molestés, sa concession saccagée et lui-même ne doit la vie qu'à l'intervention de la force publiqué 42 » (rapport de l'inspecteur des colonies Pruvost).
Que s'est-il passé ? A la sortie de Tondon, le chef est assailli par huit cents femmes, jeté à bas de son cheval, dépouillé de son fusil d'honneur, sa tabala renversée et crevée; insulté, houspillé, le chef, fou de rage, se rue sur la foule avec son sabre et blesse quatre femmes et deux hommes. L'une des femmes, enceinte, la propre épouse du président du comité RDA, Camara M'Balia, meurt quelques jours après à l'hôpital après avoir accouché d'un enfant mort-né. Elle deviendra pour le PDG l'une de ses héroïnes 43.
Les tentatives administratives faites encore en 1955 pour donner un nouveau souffle à la chefferie se soldent par un échec. Fait significatif: certaines des nombreuses épouses des chefs sont au RDA, et certains parents même des chefs sont parmi les manifestants (Dabola, Boké 44).
Lorsque, lors des élections législatives du 2 janvier 1956 (où, pour la première fois, le suffrage est à peu près universel), l'administration conserve une relative neutralité, le RDA remporte une très large majorité (sauf au Fouta, qui permet l'élection de Barry Diawadou). Mais ce succès détermine l'effondrement du dernier bastion, celui du Fouta, comme on le verra aux élections locales du 3 mars 1957, où le RDA devient majoritaire aussi dans le Fouta (sauf à Pita) : alors qu'il ne comptait dans la précédente assemblée qu'un élu sur cinquante, il en a cette fois cinquante-sept sur soixante.
Dès janvier 1956, la chefferie a pratiquement cessé de pouvoir exercer son autorité, et le PDG se donnera le luxe, après la mise en vigueur de la loicadre, et la mise en place du conseil de gouvernement qu'il domine, de faire approuver à la quasi-unanimité par une conférence des commandants de cercle (européens), l'abolition de la chefferie, qui sera consacrée par un arrêté du 31 décembre 1957.
Immédiatement après l'affaire de Tondon (au début de 1955), le gouverneur notait: « De Boké à Forécariah, de Conakry à Kindia, il n'est plus un village où un ordre ne soit exécuté, un franc d'impôt versé, qu'avec l'assentiment des responsables RDA 45 ». Cette situation a gagné tout le territoire en 1956, et l'administration française, avec ses gendarmes et ses troupes, reste en quelque sorte suspendue en l'air, n'exerçant son autorité qu'avec l'assentiment du PDG qui, après mars 1957, occupe lui-même une partie des postes dirigeants. Au moment du référendum, elle n'aura aucun moyen de s'opposer au vote du non.
Notes
1. « La vérité sur les événements de Guinée » (le ministre de l'Intérieur, Keïta Fodéba, à M. le haut commissaire, 7 mai 1958 : rapport publié sous forme de livre blanc par le conseil de gouvernement de la loi-cadre (archives diplomatiques de Nantes, Dakar, 268, Guinée) ; le même dossier contient le rapport du secrétaire général et la photocopie du « minutier » tenu pendant les événements par les forces de l'ordre.
2. Archives de Macenta (Guinée), archives des cantons, 12 janvier 1948.
3. « Le continent africain en marche », Démocratie nouvelle, 2, 1947, pp. 74-79.
4. L. Péchoux, discours d'ouverture de la session ordinaire du conseil général de Côted'Ivoire, 1er mars 1950.
5. Archives nationales du Sénégal (ex-archives fédérales de l'AOF, désignées ci-après ANS) 2 G 47-22 Guinée française, rapport politique annuel 1947.
6. ANS 2 G 49-37 Guinée française, rapport politique annuel 1949.
7. Archives nationales, section outre-mer (Aix-en-Provence) (désignées ci-après ANSOM), affaires politiques, 3498, Conakry; ANSOM, AP, 2255-5 Guinée, Lamine Kaba.
8. ANS 2 G 48-32 Guinée française, rapport politique 1948.
9. Même référence que 6.
10. ANS 17 G 569 (152), dissolution du RDA, 1950.
11. ANS 2 G 50-133 Guinée française, rapport politique 1950.
12. ANS 2 G 50-132;Guinée, affaires politiques, revues trimestrielles des événements, 3e et 4e trimestres 1950 et 17 G 573 (152), police, rapport hebdomadaire 13-20 novembre 1950.
13. ANS 2 G 49-126 sûreté, rapport mensuel, août 1949 et 2 G 50-133, l.c.
14. ANS 2 G 50-48, inspection territoriale du travail de la Guinée française, rapport annuel 1950.
15. ANS 2 G 51-35, rapport politique annuel 1951.
16. ANS 2 G 51-133, revue des événements du 2e trimestre 1951.
17. ANS 2 G 51-35, l.c.
18. ANS 2 G 51-133, revue des événements du 1er trimestre 1951, p. 6.
19. Ibid., 2e trimestre, p. 7.
20. ANS 2 G 51-35 l.c., p. 4.
21. ANS 2 G 51-133, 4e trimestre.
22. ANS 2 G 52-181, revue trimestrielle …, 4e trimestre 1952.
23. ANSOM, AP 2144-1 Guinée, rapport Pruvost du 15 mars 1953.
24. Gilbert Vieillard, Notes sur les Peuls du Fouta-Djalon, in Bull. IFAN, n° 1, 1940, p.129.
25. Archives de Dalaba (Guinée), plaintes, 1951-1955.
26. Ibid., rapport du 9 janvier 1955.
27. Sidiki Kobélé Keita, le PDG artisan de l'indépendance nationale en Guinée, Conakry, INRDG, 1978, t. I, pp. 288-290.
28. ANS 2 G 53-187 revues trimestrielles … , 3e trimestre 1953.
29. Robert BURON, les Dernières Années de la IV République. Carnets politiques, Paris, Plon, 1968, p. 139 (2 novembre 1954).
30. ANSOM AP 2143, questions électorales 1949-1955, lettre du gouverneur de la Guinée au sénateur Raphaël Saller, 26 mai 1954.
31. Archives nationales de Guinée. Inspection administrative de la haute Guinée. Lettre confidentielle au gouverneur, Kankan, 24 mai 1954.
32. ANSOM AP 2143-5, rapport du 6 juillet 1954.
33. ANS 2 G 55-152 Guinée française, rapport politique annuel.
34. ANS 2 G 53-188, troupes de l'AOF, commandement militaire de la Guinée française, comptes rendus activité SR, octobre 1953; ANSOM AP 2143-6 Guinée, maintien de l'ordre; AD de Nantes, Dakar-266 (Guinée, 1953-1957).
35. ANS 2 G 54-160 Guinée française, gendarmerie, fiche sur la situation du territoire de la Guinée au cours du 2e trimestre 1954.
36. AD Nantes, Dakar 266 (Guinée, 1953-1957).
37. S.K. Keita, op. cit., p. 319.
38. 2 G 55-150 affaires politiques, rapports politiques mensuels: ANSOM AP 2148-4 ; AD Nantes, Dakar 266.
39. ANS 2 G 56-138 Rapports politiques mensuels; ANSOM AP 2169-5 Guinée, maintien de l'ordre. Rapport de la mission d'enquête de l'Assemblée de l'Union française sur les événements de Guinée, n° 135, annexe au PV de la 2e séance du 29 novembre 1956.
40. ANSOM AP 2144-1, 2e rapport Pruvost; ANS 17 G 573 (152), police, 24 août 1955.
41. ANSOM AP 2144-10, Côte-d'Ivoire, maintien de l'ordre, 1949-1950, le gouverneur général… à M. le ministre de la France d'outre-mer, 1er février 1950. Évolution de la situation politique en Côte-d'Ivoire, pp. 5-6.
42. ANSOM AP 2143-9, et ANSOM AP 2144-1, rapport Pruvost du 15 mars 1955, p. 21.
43. Ibid. et S.K. Keita, op. cit., pp. 342-344.
44. AD Nantes, Dakar 266, incidents de Boké, 15-16 juillet 1955 etANSOM, AP 2169-5.
45. ANSOM AP 2144-1, rapport du gouverneur au haut commissaire, 12 février 1955.
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