Que se passe-t-il dans la tête de Modibo Keita pendant le reste du voyage sur Koulikoro ? Que se serait-il passé s'il avait annoncé dans son discours de Koulikoro que les militaires tentaient de s'emparer du pouvoir à Bamako ?
Quoi qu'il en soit, le cortège présidentiel s'ébranle vers Bamako. Ce n'est qu'à cinq kilomètres de Koulikoro que la voiture présidentielle est forcée de s'arrêter : un tank est en travers de la route. Les autres voitures du cortège font de même, dans une surprise générale et un crissement de pneus qui soulève la poussière tout autour. Sitôt la dernière voiture du cortège arrêtée, un tank surgit de la brousse, barre la route du côté de Koulikoro, de façon que le cortège se trouve entre deux tanks en travers de la route, l'un du côté de Bamako, l'autre, du côté de Koulikoro. Aucun véhicule ne peut plus bouger. Les voitures ainsi immobilisées, les passagers ouvrent les portières, descendent pour essayer de voir et de savoir ce qui se passe. Ils voient des soldats armés embusqués de part et d'autre dela route et pointant leurs armes sur eux. Des militaires les invitent à regagner leurs véhicules et à se tenir tranquilles. Ils s'exécutent rapidement. Ceux qui suivent de près la voiture présidentielle voient un militaire à la tête d'un détachement se diriger vers le président. Ils croiront par la suite qu'il s'agissait du lieutenant Tiékoro Bagayogo. Il dit à Modibo :
— Au nom du Comité militaire de libération nationale, je vous prie de monterdans ce tank. Modibo lui aurait demandé :
— Qu'est-ce que c'est le comité militaire de libération nationale ?
L'homme semble trembler et hésiter, puis, tout à coup, comme pour se donner une contenance, ou peut-être pense-t-il ainsi impressionner la délégation, il crie un ordre et le détachement qui l'escorte tire des rafales d'arme sur la route. Une nuée de poussière s'élève et enveloppe tout le monde. On l'entend dire à Modibo :
— Quand vous serez à Bamako, vous saurez ce que c'est.
Modibo avait déjà donné l'ordre à sa garde de ne pas résister. Il monte à bord du véhicule militaire qu'on lui a désigné. Tous les passagers possesseurs d'armes sont également désarmés.
C'est sous escorte militaire que la délégation présidentielle regagne Bamako à 50 km/heure, le président de la République à bord d'un tank. Le cortège prend l'itinéraire normal. Arrivé devant le Grand Hôtel, au lieu de tourner à droite pour aller vers Koulouba où se trouve le palais présidentiel, on tourne à gauche pour regagner la permanence du parti.
Modibo Keïta était parti de Bamako en leader incontesté et bien aimé. Il y revient quelques jours plus tard, à bord d'un tank, sous escorte militaire, dans une indifférence générale. Les rues de Bamako qui l'avaient habitué aux acclamations sont bien désertes ce mardi 19 novembre 1968. Seuls quelques curieux regardent passer un cortège présidentiel bien insolite. Pourtant Bamako est sans conteste le fief de Modibo Keita et de l'US-RDA. La ville érigée en commune mixte en 1918 et en commune de 3ème degré le 1er décembre 1952 a toujours assuré la victoire de l'US-RDA. Le Parti Progressiste Soudanais (PSP) de Fily Dabo Sissoko, qui a dominé la vie politique au Soudan et emporté systématiquement toutes les élections au niveau national de 1946 à 1956, n'a jamais emporté aucune élection dans la ville de Bamako.
Les premières élections municipales de l'histoire de la ville se déroulent le 12 avril 1953. Elles assurent la victoire de l'US-RDA dans les sept sections électorales où elle présente des candidats. Une décision du gouverneur en date du 23 avril 1954 nomme Ibrahima Sall (US-RDA) adjoint à l'administrateur-maire. C'est la première fois qu'un africain occupe ce poste. En application de la loi de la réforme municipale du 18 novembre 1955 dont l'article III érige Bamako en commune de plein exercice, la ville doit être administrée par un maire élu assisté d'un conseil municipal dont les membres sont également élus. Le 26 novembre 1956, Modibo Keîta est élu maire de Bamako. Ses adjoints élus sont :
Le 27 décembre 1956, Pierre Brachet, commandant de cercle de Bamako et administrateur-maire, remet les services de la commune de plein exercice de Bamako à Modibo Keita, premier et jusqu'à ce jour unique maire élu de la ville.
Par ailleurs, Bamako a joué un rôle de premier plan dans la lutte pour l'indépendance en abritant les partis politiques qui vont contester et ébranler l'ordre colonial français. C'est à Bamako que naît le Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.), le premier mouvement politique à l'échelle africaine qui dotera les Africains d'un programme antî-colonialiste conséquent, en octobre 1946.
Bamako qui avait aidé à propulser Modibo Keita au sommet de la vie nationale accueille sa chute avec une indifférence totale.
L'homme qui fait monter Modibo Keita dans un tank vient lui, d'entrer de plein-pied dans l'histoire. Il vient en effet d'arrêter un personnage aux dimensions historiques et mythiques tant à l'intérieur du Mali qu'à l'extérieur. Les Maliens croyaient qu'il s'agissait de Tiékoro Bagayoko. Moussa Traoré apprendra vingt ans après qu'il s'agissait de Binke Traoré.
Arrivés à la permanence du parti, on conduit Modibo Keita dans un bureau où se trouvent les putchistes. Sont-ils tous là ? Quelques-uns seulement ? Tentent-ils de trouver un terrain d'entente avec lui ? Tentent-ils de le faire démissionner ? Les autres membres de la délégation présidentielle attendent à plusieurs dans différents bureaux gardés par des soldats en armes. Même les toilettes sont gardées par des soldats en armes !
Des témoins affirment avoir entendu les putchistes demander à Modibo de se défaire de certains de ses collaborateurs (les plus intransigeants) et de renoncer à l'option socialiste. Il aurait répondu qu'il faisait confiance à tous ses collaborateurs et que l'option socialiste n'était pas son option à lui, mais celle du peuple malien, que par conséquent, seul le peuple malien pouvait la changer. Les putschistes lui auraient proposé de lire sur les antennes de la radio une déclaration dans laquelle il annoncerait au peuple malien sa démission et remettrait le pouvoir au CMLN. Modibo aurait refusé. Il aurait expliqué aux putschistes qu'il détenait son pouvoir du suffrage du peuple malien qui a placé sa confiance en lui. Démissionner pour lui signifierait trahir cette confiance que le peuple malien a placé en lui. Il considère le CMLN au plus comme une partie de l'armée. Comment peut-il remettre un pouvoir qu'il détient du suffrage populaire à une partie de l'armée qu'il ne connaît même pas ? Non, il ne démissionnera pas ! Non, il ne trahira jamais le peuple malien! Que les militaires prennent leur responsabilité devant l'histoire.
Les Maliens apprendront de la bouche même de Moussa Traoré 1 qu'il n'y avait eu aucun dialogue entre Modibo Keita et les putschistes. Moussa Traoré a été le seul à s'entretenir avec lui le 19 novembre. Il lui aurait dit qu'il fallait continuer la lutte même s'il n'était plus président, que le socialisme était la voie par laquelle le Mali devait se construire. Les propos tenus par le président renversé ont paru « complètement décousus » à celui qui venait de le renverser. Moussa Traoré affirme qu'en toute sincérité Modibo Keita lui « a fait pitié » ce jour-là.
C'est à partir de 13 h que le premier communiqué des putschistes sera lu à la radio. Modibo est prisonnier. Les autres membres de la délégation présidentielle passeront la journée du 19 novembre à la permanence sans qu'il leur soit donné ni eau ni nourriture. C'est seulement dans la nuit que les parents inquiets seront autorisés à leur porter à manger. Le 21 novembre, les gouverneurs (trois présents sur six) seront autorisés à rejoindre leur poste pour procéder à la passation de service à leurs successeurs, des gouverneurs militaires. Les régions sont ainsi placées automatiquement sous l'autorité des commandants des différentes places d'armes.
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