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Histoire


Bintou Sanankoua
La chute de Modibo Keita

Coll. Afrique Contemporaine, dirigée par Ibrahima Baba Kaké
Paris. Editions Chaka. 1990. 196 p.


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I. — L'évènement

Il y a de moins en moins de noctambules à Bamako depuis que la milice populaire règne en maître absolu sur la ville la nuit, contrôlant de façon intempestive l'identité et l'activité des passants à partir de minuit. Les Bamakois dans l'ensemble ne se doutent donc pas que le destin du pays est en train de changer de main dans cette nuit du 18 au 19 novembre.
Ils ne peuvent se rendre compte que tous les points stratégiques de la ville sont occupés par des militaires armés en tenue de combat depuis minuit. Ils ne savent pas que les axes routiers conduisant hors de Bamako ont été bloqués, l'aéroport fermé au trafic, la maison de la radio investie, les liaisons téléphoniques coupées. Ils ne peuvent pas voir non plus les véhicules militaires chargés de soldats en arme patrouillant dans les rues de la capitale déserte.
Certes, les habitants des quartiers de Darsalam et de Médina-Coura 1 entendent bien quelques coups de feu mais peut-être pensent-ils qu'il s'agit là de quelques réglements de compte de miliciens avec des « contre-révolutionnaires » qu'ils auraient débusqués. N'est-on pas en pleine période de Révolution active à laquelle tout le monde doit participer sous peine d'être compté parmi les rangs des « essoufflés », des « camouflés », des « contrerévolutionnaires » ?
La révolution active que les Maliens vivent en ce mois de novembre 1968 les a rendus bien méfiants. Les soldats maliens, par la voie de leurs chefs hiérarchiques, et les miliciens, les gardiens et garants de la révolution, ont juré de défendre le socialisme malien à tout prix. L'idée de coup d'Etat est donc bien loin des esprits.
D'ailleurs on s'apprête à accueillir dans la matinée du 19 novembre, dans la joie et dans l'allégresse, le président de la République, chef de l'Etat, chef du gouvernement et secrétaire généralde l'US-RDA., le camarade Modibo Keita, guide suprême dela Révolution. Il a présidé du 14 au 17 novembre à la tête d'une importante délégation la 8ème conférence économique de la région de Mopti 2. Bamako lui réserve sans doute un accueil triomphal à la mesure de l'attachement indéfectible que le peuple malien lui témoigne.
C'est donc le matin qu'il faut se rendre à l'évidence. Quelque chose d'insolite se passe dans la ville. Les patrouilles militaires sont toujours là. Des scènes de violence entre militaires et miliciens pourchassés, battus et embarqués sans ménagement à bord de camions militaires vers une destination inconnue surprennent. Radio-Mali diffuse depuis le début de ses émissions (6 h du matin) de la musique ininterrompue. La voie suave du Vieux Lion Banzoumana Sissoko égrenne les vieilles chansons du terroir. Il n'y a pas de journal parlé à 7 heures.
Le peuple travailleur grouille déjà dans les rues de la capitale, se rendant sur leur lieu de travail. Comme d'habitude. Un jour de travail comme tant d'autres en somme. Pourtant, ce calme est-il vraiment habituel ? Et puis, le pont reliant Bamako à Badalabougou et audelà vers Ségou, l'aéroport et Bougouni est coupé. Le passage à niveau à la hauteur du Grand Hôtel et la « voie royale », la route de Koulouba sont également bloqués !
Il est évident qu'il se passe quelque chose. Mais quoi ? A cette heure du jour, personne ne peut, ou ne veut répondre. D'une certaine façon, répondre serait prononcer le mot que personae, dans ce climat particulier de Révolution active, n'ose se prononcer à soimême : coup d'Etat.
Où sont les responsables politiques, administratifs et syndicaux présents à Bamako ? On remarque tout au plus quelques groupes de jeunes et de militants qui avaient cru sincèrement en l'US-R.D.A. mais qui n'obtiennent pour toute réponse à leur désarroi que le silence (ou indifférence ?).
C'est à partir de 13 h que tout le monde sera fixé. Un communiqué émanant du commandant des troupes du comité militaire de libération nationale est lu d'une voix hésitante sur les antennes de la radio. On saura par la suite que le message était lu par le lieutenant Moussa Traoré en personne. Ce communiqué disait :

« Aujourd'hui, mardi 19 novembre 1968. L'Heure de la liberté a sonné! Le régime dictatorial de Modibo et de ses valets a chuté.
Le Comité Militaire de Libération Nationale assumera désormais les pouvoirs politiques et administratifs en attendant la formation d'un gouvernement et d'institutions politiques démocratiques issues d'élections libres.
Vive le Mali ! Vive la République ! Vive l'Armée ! »

Ce communiqué a l'effet d'une bombe. Il confirme ce dont tout le monde se doutait depuis le milieu de la matinée, mais auquel personne n'ose croire. Il s'agit bel et bien d'un coup d'Etat. Mais le communiqué ne permet de répondre à aucune des questions essentielles qu'on se pose. Qui a fait le coup ? Est-il conçu et exécuté du dedans ou commandité du dehors ? Quelle est la composition du Comité Militaire ? Quelle est son orientation 9 Qui sont ses appuis ? Et le socialisme ? Ce communiqué trouble en même temps tous les maliens, nombreux, qui ne sont pas fondamentalement opposés à l'option socialiste, mais qui en rejettent les excès inutiles et les déviations. Pour eux, le passage « l'heure de la liberté a sonné » la promesse « d'institutions politiques démocratiques issues d'élections libres » leur donnent un fol espoir et les poussent à attendre avant de se prononcer, quel que soit ce qu'ils peuvent penser du principe du coup d'Etat. Les Maliens dans leur majorité attendent d'en savoir plus pour juger et réagir. Les rares militants qui ont parfaitement compris ce qui se passe et ce que cela représente pour l'avenir du pays commencent tout de suite à s'agiter, mais ils déchantent très vite.
Toutes les structures du parti qui peuvent permettre de contrer le coup s'effondrent comme un château de cartes. Les responsables présents à Bamako se révèlent d'une inefficacité déconcertante. Les uns restent dans l'expectative, « wait and see », les autres sont neutralisés avec une facilité incroyable.
Dans la journée du 19 novembre, seuls deux ministres, Seydou Badian Kouyaté, ministre Délégué à la Présidence, et Ousmane Bâ, ministre des Affaires Etrangères, ne sont pas arrêtés. La rumeur court qu'ils sont réfugiés à l'ambassade de Chine. En réalité ils trouvent refuge chez des militants et dans la banlieue Est de la capitale avant de rejoindre le domicile de Seydou Badian Kouyaté où les militaires les appréhenderont.
Un deuxième communiqué, émanant également du commandant des troupes du comité militaire de libération nationale, suit de près la diffusion du premier : « A partir de ce soir, le couvre-feu est établi sur toute l'étendue du territoire de 18 h 30 à 6 heures jusqu'à nouvel ordre. Tout attroupement de plus de trois personnes est interdit ».

Les deux communiqués sont diffusés alternativement toutes les cinq minutes, en français et en langues nationales.
La radio ne commente pas l'événement mais diffuse alternativement les chansons les plus significatives de Banzumana avec la musique militaire et une chanson intitulée « Sanu négéni — wari nègèni » et qui était interdite sur les antennes de la radio. « Sanu nègèni — wari nègèni » s'adresse aux dirigeants pour dire qu'aucun pouvoir n'est éternel, qu'un seul homme ne peut régner du début à la fin du monde et cite les grands souverains qui se sont succédés au Mali avant l'ère coloniale.
Les Bamakois restent chez eux, calmes. Il n'y a encore dans cet après-midi du 19 novembre aucune manifestation, ni pour, ni contre le coup d'Etat. Dansla nuit, la radio commence à diffuser les motions de soutien en provenance des différentes garnisons de l'intérieur du pays. Le coup d'Etat est consommé.

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