Paris. Editions Chaka. 1962. 190 p.
Coll. “Afrique Contemporaine” dirigée par Ibrahima Baba Kaké
Les premières grandes élections législatives dans les colonies françaises d'Afrique Noire se déroulent en Octobre-Novembre 1945 dans une atmosphère d' intense ferveur politique. La mobilisation des électeurs africains étonne plus d'un observateur. Elle se traduit partout par des taux élevés de participation électorale : 80,58 % des inscrits du 2e collège en AOF-Togo par exemple, donc plus que la participation des citoyens français du 1er collège (63,5 %). Les colonisés croient aux po sibilités et à l'effi cacité du combat parlementaire pour faire va loir leurs droits. Et, de fait, les premières revendications souvent développées à travers la campagne électorale dans les professions de foi des vainqueurs africains ont un écho souvent favorables au Palais Bourbon ; celui-d est majoritairement constitué de députés métropolitains de gauche (P.C. F., S.F.I.O.) sensibles à l'époque à la lutte contre les abus de la colonisation.
Ce sont, avons nous dit plus haut, vingt députés qui viennent d'Afrique Noire à l'ouverture de la première session de l'Assemblée Constituante. Mais tous ne sont pas africains; car, par colonie (ou groupe de colonies), l'ordonnance d'août 1945 a prévu un siège par collège électoral (sauf à Madagascar où on a deux sièges).
Onze colonisés (y compris Lamine Guèye élu du 1er collège au Sénégal, Gabriel d'Arboussier élu au Moyen Congo,) font leur entrée au Palais Bourbon.
[Note — Yacine Diallo fut élu, lui, au 2e collège en Guinée française la même année. — T.S. Bah]
Le contact avec la vie parisienne est rude, selon les témoignages de l'époque ; sauf pour d'anciens « parisiens » comme Lamine Guèye, Léopold S. Senghor, Sourou Migan Apithy, Raseta ou d'Arboussier. Il faut pouvoir vivre à Paris, s'initier aux arcanes du débat parlementaire, remplir son mandat en se joignant ou en constituant un groupe parlementaire. La désinvolture et les moeurs parlementaires heurtent la sensibilité de beaucoup de ces « néophytes » qui s'imaginaient le député tout entier drapé dans sa dignité et sa charge. Ce n'est pas la moindre des surprises.
La première grande surprise est celle, toute dans les règles de l'art parlementaire, de se voir tous (sauf les Malgaches) inscrits à la S.F.I.O. par le vieux leader, Lamine Guèye, pilier de ce parti au Sénégal. Mais cette manoeuvre échoue. Selon le témoignage de F. Houphouët-Boigny qui n'a pas encore été démenti sur ce point par ses anciens compagnons de 1945 : «… quand nous nous sommes réunis, rapporte le premier député de Côte d' Ivoire, nous avons considéré, Fily Dabo Sissoko et moi, qu'il serait sage de nous répartir entre les trois partis alors au pouvoir, pour nous attirer leur appui et avoir ainsi plus de force dans nos interventions…».
Ce témoignage suggère, d'une part et dès le début, une concertation fréquente entre élus africains au Palais Bourbon ; d'autre part, et pour tenir compte de leur faible nombre, la mise au point d'une stratégie d'alliance avec les trois principaux partis victorieux en métropole aux élections d'octobre-novembre 1945. Ces trois partis (P.C.F., S.F.I.O et M.R.P), qui établissent alors le régime de fait dit du « tripartisme » en France (21 janvier 1946-5 mars 1947), représentent alors 74,9 % des suffrages exprimés en octobre 1945.
C'est beaucoup pour ne pas en faire des alliés obligéss la prééminence de ces partis a même eu raison du chef de la Résistance française, le Général de Gaulle. Celui-ci vient de rendre sa démission le 21 janvier 1946.
C'est donc avec l'appui de chacun de ces partis que les députés africains engagent la bataille parlementaire. Les premiers succès ne tardent pas ; car les premières revendications portent sur les abus les plus flagrants de la colonisation. Les orateurs africains, notamment Lamine Guèye, F. Houphouët-Boigny, savent convaincre leur auditoire par une éloquence tantôt fleurie, tantôt habile et sensible.
Ainsi s'en prend-on du 22 au 26 mars 1946 au code de l'indigénat, au cours du débat sur les questions coloniales. L'Administration qui, dans les colonies, voulait reprendre d'une main ce que la Conférence de Brazzaville avait promis de l'autre, en est pour ses frais. Un décret du 30 avril 1946 pris par le ministre des colonies, le socialiste Marius Moutet, supprime les juridictions pénales indigènes sur pression de Lamine Guèye et ses amis africains.
Peu après, le travail forcé, un autre pilier du droit colonial en Afrique Noire, tombe. C'est au cours du même « débat colonial », en s'appuyant tout à la fois sur son expérience pratique et les conclusions de la mission Lucas de février-avril 1945 sur le problème, que F Houphouët-Boigny lance le 23 mars 1946 son réquisitoire contre le travail forcé, « cet esclavage déguisé ». Sans débat et pratiquement à l'unanimité, une loi abolissant le travail forcé est votée le 5 avril et promulguée le 11 avril 1946.
Quelques jours plus tard, le 25 avril, profitant du consensus général sur la reconnaissance constitutionnelle de la qualité de citoyens dans l'Union Française, Lamine Guèye propose une loi spécifique étendant le droit de citoyenneté à tous les sujets. Ce texte est adopté à l'unanimité.
Au plan économique, le projet de loi portant « plan de modernisation et d'équipement » de la France introduit, en son art. 3, une disposition neuve, la création d'un « Fond d'investissement et de développement économique et social » pour soutenir les investissements dans les colonies. Avec l'aval des trois partis. cette disposition est adoptée et la loi promulguée le 30 avri, c'est-à-dire le jour même où, dans les textes, disparaît le Code de l'Indigénat.
Au plan des libertés individuelles et dans une ambiance encore favorable, plusieurs lois déjà en vigueur en métropole sont étendues aux colonies par décret :
Dernier cheval de bataille, la question du double collège électoral dans les colonies. Face aux positions défendues par les représentants du colonat, l' inter-groupe des Territoires d'Outre-Mer veut le collège unique. Pour René Malbrant, député du 1er collège au Tchad, que cite J.R de Benoist dans son étude sur l'Afrique Occidentale Fnançaise de 1944 à 1960, une mesure risque « de mettre aux mains d'une oligarchie d'évolués ou de chefs un pouvoir qui risque de devenir oppressif et conduire à des sécessions… »
Pour Lamine Guèye et ses collègues africains, une telle disposition consacrera l'égalité des droits et devoirs. Le porte-parole du M.R.P. appuie les députés africains et la loi est votée le 5 avril 1946.
Ainsi, on voit que la stratégie d'alliances diversifiées permet de remporter plusieurs succès à l'Assemblée constituante. Mais la nature même de cette Assemblée qui est de préparer un projet de constitution à soumettre par référendum aux électeurs ne fait pas de ces succès des acquis définitifs. Que le projet soit rejeté et tout peut être remis en cause si une nouvelle Assemblée constituante de sensibilité différente est élue. Or, c'est ce qui survient. Le 5 mai 1946. comme le souhaite le M.R.P. contre le P.C.F. et la S.F.I.O., le référendum constitutionnel est négatif, plus à cause d'orientations divergentes sur les problèmes métropolitains qu'à cause des questions coloniales. Il faut élire une nouvelle Assemblée constituante. Elle l'est en Juin 1946. A la différence de la Chambre précédente où le P.C.F. était « le premier parti de France » avec 26.2% des suffrages, c'est maintenant le M.RP. qui est le grand vainqueur avec 22,6 % des voix (20,8 % au P.CF. et 16,9 % à la S.F.I.O.).
Plus ouvert aux sollicitations du colonat, appuyé par le parti radical-socialiste dont plus d'un leader est engagé aux côtés des colons, le M.R. P. va jusqu'à pencher pour une révision des avantages accordés aux colonisés d'Afrique. C'est le temps des échecs.
Les échecs au cours de cette première année de travail parlementaire sont peu nombreux. Mais leurs effets resteront considérables pendant de longues années. Le principal échec au plan parlementaire porte sur la question du collège électoral unique ; et ce problème en cache un autre plus important, la place de l'Afrique Noire dans l'Union Française, que nous examinerons plus loin.
La question du collège électoral unique rebondit avec le rejet du premier projet de constitution en Mai. A l'occasion des débats sur divers projets de Constitution, il apparait clairement que le MRP et le parti radical sont sensibles à la campagne de presse menée par les initiateurs des « Etats Généraux de la colonisation » soutenus en sous main par l'Administration coloniale. Non seulement le double collège électoral doit être rétabli — il l'est dans les faits aux élections de juin 1946 —, mais il doit être entendu comme un moyen d'éviter que, selon le mot célèbre d'Edouard Herriot en août, « la France devienne la colonie de ses colonies ». Le Parti radical va jusqu'à remettre en cause l'extension trop large du droit de citoyenneté dans les colonies d'Afrique Noire. Le M.RP. et le Parti radical ne sont pas seuls dans celle voie. Une partie de la S.F.I.O. montre aussi son hostilité à cette évolution. Jules Moch, alors un des dirigeants de la S.F.I.O., déclarait à ce propos déjà en 1944 à Alger :
« … Je suis, pour l'instant, hostile à donner les mêmes droits aux chefs nègres et aux représentants français … Je ne veux pas du tout qu'une coalition de l'opposition appuyée sur les descendants du roi Makoko fiche en l'air le budget… Je ne reconnais qu'un maitre : le suffrage universel, et seulement aux gens qui sont dignes de l'exercer … ».
Pour ancienne déjà en 1946, cette prise de position a de nombreux partisans à la S.F.I.O. qui, en Septembre, est partisane d'une évolution très lente des colonisés vers l'égalité des droits. Une chose est l'affirmation des principes, une autre leur application. Le recul des partis, sauf le P.C.F., sur la question du double collège est manifeste. Manifeste aussi la tentation de revenir sur tous les acquis. Aussi, le gouvernement Bidault (surtout M.R.P.) traîne t-il les pieds pour prendre les décrets d'application de la loi sur l'abolition du travail forcé, sur la réforme du code du travail. Pris entre plusieurs feux, l'inter-groupe africain semble s'effilocher, au fil des mois. Il y a beau temps que l'effet de la rivalité entre les composantes du « tripartisme » se fait sentir dans les rangs des élus africains. Sauf les députés malgaches qui poursuivent la préparation d'une lutte nationaliste plus radicale, les élus africains ne montrent plus une cohésion à toute épreuve. A la fin d'août 1946, les appuis escomptés des trois grands partis se font de plus en plus rares, sauf ceux du P.C.F. encore très perceptibles, mais ils expliquent que, malgré l'opposition des députés africains, le second projet de constitution retienne l'idée d'une distinction entre statut civique et statut personnel. Il est adopté par la Deuxième Constituante le 28 Septembre 1946.
Toutes les revendications parlementaires des Africains visent, en 1946 à transcrire dans la constitution française les aspirations majeures des colonies. Ce n'est pas seulement l'opportunité des discussions constitutionnelles qui les y poussent, mais la précarité de la garantie des droits à eux reconnus en France depuis la fin de la guerre. Or, l'image du colonisé en métropole. la conception de la présence française à l'extérieur et l'idée coloniale à cette époque, la pression enfin des mjJieux coloniaux sur le monde politique et l'opinion publique française ajoutent à cette précarité, fixent des bornes aux revendications des colonisés en la matière. Les prises de position des colonisés et de leurs différents représentants nous disent qu'elle place estiment-ils devoir être assignée à leurs pays.
Comment les projets constitutionnels de 1946 définissent-ils les colonies de cette partie de l'Empire ? La généralisation du débat politique dans les colonies françaises d'Afrique Noire permet de faire un constat : en 1946, l'opinion publique africaine qui s'exprime est partagée sur la question des rapports futurs avec la métropole.
Pour ceux, nombreux, pour qui l'expression libre de leurs idées et la possibilité de défendre leu rs droits sont devenues une réalité depuis 1944-1945, cela signifie la fin du pouvoir quotidien du Blanc. C'est, selon divers témoignages concordants, la position du petit peuple des campagnes et des villes coloniales. Quelques territoires pour lesquels le phénomène a été récemment analysé apparaissent comme des foyers où naissent dès cette époque des courants radicaux dans ce qu'il faut bien appeler une réaction anticoloniale. C'est le cas de la Côte d'Ivoire, du Cameroun et de Madagascar.
Dans l'exemple de la Côte d'Ivoire, colonie d'exploitation où, depuis les années 1920, s'installe l'économie de plantation, ce sont la toute-puissance du colonat et les pires effets du travail forcé qui cristallisent une véritable haine des petites gens contre le système. Emmanuel Mounier rappellera en 1948, dans L'éveil de l'Afrique Noire, que la France a « dans ce pays plus de fautes à racheter qu'ailleurs, que la misère y est plus grande et notre (les Français) devoir plus urgent ». S'il est excessif, en l'étal actuel de la recherche, de voir une filiation mécanique entre les résistances pré-coloniales à la conquête française et l'anticolonialisme de la majorité des Ivoiriens, on ne peut pas s'empêcher de constater que c'est lui qui se cristallise tout entier autour d'un homme, Félix Houphouët-Boigny, en 1946.
Faut-il ici parler de besoin d'indépendance ? Ni dans la presse locale ni dans les propos de leurs leaders même les plus radicaux, on ne rencontre cette idée. « La fin du pouvoir du Blanc » signifie au moins la fin d'une autorité exclusive du colonisateur (colons et Administration coloniale) ; au plus, elle signifie le droit des colonisés de contrôler et participer à la gestion des affaires publiques à tous les niveaux. Cette dernière position est fondée à l'époque, notamment chez Houphouët-Boigny et l'un de ses principaux compagnons, Ouezzin Coulibaly, sur le principe d'une « libre adhésion » des colonisés à l'espace français et non sur celui du droit du conquérant français.
C'est un changement considérable de perspective et d'interprétation de la colonisation ; car cela induit. d'une part, le respect scrupuleux de la personnalité africaine et, d'autre part. la rupture toujours possible de liens organiques entre la métropole et sa colonie. Tout en ménageant l'avenir, on reste dans le giron français, c'est toute la base idéologique du PDCI, parti que fonde Houphouët-Boigny le 9 avril 1946, en lieu et place du comité électoral de 1945 et 1946, pour développer et soutenir son action parlementaire.
Ce sera, on le verra plus loin, « l'épine dorsale » du RDA.
D'où les fortes préventions du colonisateur contre ce mouvement, en plus de celles contre F. Houphouët-Boigny et ses attaches avec le P.C.F.
Les autres leaders de la vie politique ivoirienne de cette époque, rares universitaires comme Kouamé Benzème ou Alphonse Boni ou encore, le brillant instituteur Kacou Aoulou, ne sont pas de cet avis. Pour eux, l'empire colonial français est le seul salut et il faut suivre la marche lente que propose le colonisateur vers le progrès et l'émancipation politique. Elitistes dans leurs orientations, ils militent pour une collaboration accrue et permanente entre l'Administration, à l'écart de « tutelles dangereuses » comme celle du P.C. F. Bien que compagnons de route. ils constituent leur parti, le P.P.C.I. en septembre 1946.
On retrouve à peu près les mêmes clivages au Cameroun, avec en plus cette originalité bien marquée de ce pays au plan institutionnel ; le Cameroun est un « territoire sous mandat » de la SDN. Le radicalisme ici en 1946 s'exprime comme un courant de lutte anti-coloniale devant un jour nécessairement déboucher sur l'indépendance du pays. Les émeutes de septembre 1945, nées d'un profond malaise social, sont aussi l'occasion de voir jusqu'où peut aller la réaction coloniale pour défendre son pouvoir sur le Cameroun.
En 1946, malgré un clivage plus ou moins tranché entre modérés, radicaux (surtout des syndicalistes) et collaborateurs de l'Administration, l'opinion générale est sensible au règlement international du statut du Cameroun. Même A. Douala Manga Bell s'étonne, au début de 1946, que la France n'ait pas consulté les Camerounais pour engager les discussions sur le régime de tutelle à l'ONU :
« Le gouvernement, dit-il à cette époque, a pris une décision et devant cette décision qui a une portée internationale je suis bien obligé de m'incliner. Je ne m'en élève pas moins avec violence contre elle et contre le fait que nous … pas une seconde n'avons été consultés sur une décision qui engage le sort des pays et des populations que nous représentons … »
Il faut attendre 1947 (congrès de l'UNICAFRA du 30 mars au 6 avril 1947) pour voir s'ordonner plus rigoureusement une option qui est celle de la majorité des Camerounais, à travers le RACAM (Rassemblement Camerounais), nébuleuse d'intellectuels modérés ou révolutionnaires, de chefs et notables, d'hommes d'affaires Camerounais.
Donc, en 1946, pour l'opinion camerounaise majoritaire, l'émancipation du Cameroun doit continuer à être garantie par la communauté internationale et, même sous une tutelle française de durée variable, déboucher sur l'expression d'une nation camerounaise. Les divisions et luttes politiques s'approfondiront sur cette base, entre tenants et adversaires du rôle de la France.
A Madagascar, le problème est tout différent à celte époque. Le rôle actif de sociétés secrètes comme la JINA et d'un parti comme le MDRM dans la mobilisation de masses rurales et urbaines est indéniable ; surtout dans tout l'Est de la colonie. Cette mobilisatjon vise non seulement à organiser le mécontentement des colonisés mais à obtenir, fût-ce par la force, l'indépendance du pays. Rappelant cette période de préparation de l'insurrection nationaliste de 1947. R W. Rabemanjara dira en 1953, dans son Madagascar sous la Rénovation Malgache, que :
« Les députés malgaches eux-mêmes étaient intimement convaincus, jusqu'à leur découverte du monde parlementaire français, que leur mandat de députés “français” à une “Assemblée française” leur conférait ipso facto la possibilité de faire octroyer un transfert de souveraineté en faveur de Madagascar. Ils croyaient que la voie parlementaire était la seule voie nécessaire et suffisante… Ils avaient été conduits à surestimer la signification des consultations électorales dans le cadre du régime colonial…»
Si l'idéal indépendantiste est largement répandu dans l'opinion publique, tout le monde ne lui donne pas le même contenu. A l'exception des partisans minoritaires du PADESM (Parti des Déshérités de Madagascar) hostiles à l'époque à toute rupture avec la France qui, selon eux. a « des droits historiques à Madagascar », une fraction de l'opinion publique, proche du MDRM, considère l'indépendance comme une formule d'association entre la France et l'Etat libre de Madagascar.
En septembre 1946, le député Ravoahangy déclare même que toute indépendance de Madagascar en dehors de l'Union Française est vouée à l'échec et est une «dangereuse utopie ». Pour cela, il faut emprunter la voie légale et accomplir le changement sans heurts.
Pour les militants radicaux du nationalisme malgache regroupés autour de personnalités comme Monja Jaona ou S. Rakotondrabe, l'indépendance est la rupture des liens serviles que la France a établis à Madagascar. Pour la Jiny, il faut arracher la liberté à la France avec les armes de sa conquête de Madagascar.
On voit parlà, à travers ces trois exemples, la diversité des points de vue, la diversité aussi des situations politiques et sociales. S'il se trouve à cette époque assez de colonisés pour considérer que les liens organiques avec la France vont de soi, on doit pouvoir se l'expliquer en raison même de la commune exploitation coloniale ou du mépris dans lequel la plupart des Européens tiennent alors tous les colonisés à l'époque. L'accusation de traîtrise ne suffit pas, même si elle permet de prendre en compte ici le jeu des intérêts personnels. Il faut considérer, dans la plupart des milieux africains de ce temps, un certain sentiment d'infériorité devant le colonisateur.
La guerre et ses douleurs s'achèvent à peine. Et pour beaucoup de colonisés, comme l'exprimait naguère avant sa mort, Doudou Guèye dans une interview à propos de son itinéraire politique avant 1946 :
« … il faut comprendre qu'à ce moment-là, être Français était pour nous, être homme ; on ne pouvait pas être homme sans être Français ; c'était équivalent… »
La volonté d'être reconnu comme un égal et un partenaire crédible est considérée comme neuve en 1946 et parcourt invariablement le monde colonisé. Pour cette raison. la notion d'indépendance elle-même se confond dans les esprits d'alors avec une simple autonomie locale au sein d'un ensemble qui est l'Union Française. Chez beaucoup, l'assimilation en 1946 cache les pires retours au système d'avant 1944 ; si elle s'accompagne de l'idée d'une « Union librement consentie » en touchant ainsi au principe de « l'association », alors l'avenir de progrès est garanti. C'est vers cette dernière idée que semble pencher la majorité des hommes politiques africains au Palais Bourbon.
Cet arrière plan de la situation et des positions africaines est-il perçu par les partis métropolitains dont les jeux finiront par accoucher d'une constitution en octobre 1946 ?
Les divers projets constitutionnels des deux Assemblées constituantes ne paraissent pas fondamentalement avoir choisi une option différente de l'orientation ébauchée en La matière à la Conférence de Brazzaville. En effet, dans le projet adopté le 17 avril 1946 par la Première Constituante, diverses dispositions organisent les Uens entre la France et ses colonies d'Afrique Noire. Des dispositions en particulier en fixent les principes. Ainsi, tout en affirmant que « La France forme avec les Territoires dOutre-Mer (T.O.M) d'une part, et les Etats associés d'autre part, une union librement consentie », il est appelé que « la République Française est une et indivisible ».
Par ailleurs est garantie « l'égalité des droits et des devoirs ».
Après les longues discussions sur l'Union Française et assurés de voir traduits dans la Constitution les nouveaux droits qui sont reconnus aux colonisés, les leaders de l'époque ne perçoivent pas précisément le refus de voir un jour éclaté l'Empire. En effet, inclus dans l'espace « indivisible » de la République Française, les T.O.M. (territoires d'Outre-Mer) n'accéderons jamais à l'Indépendance selon les termes de ces dispositions. Concession est faite d'une égalité de droits et de devoirs et l' idée d'une « Union librement consentie » ne porte en fait pas ombrage à l'indissolubilité des liens entre la France et ses colonies.
Assimilationniste dans ses principes, ce projet de constitution prenait les apparences d'une politique d'association. Pourtant elle fut acceptée lors du scrutin du 5 mai (52,47 % des voix pour le projet) dans les colonies d'Afrique Noire. C'est le rejet de la Constitution par la majorité des électeurs métropolitains qui favorise l'élaboration de nouveaux textes plus défavorables.
Le second projet soumis au référendum du 13 octobre 1946 regroupe les principales dispositions dans le fameux titre VIII de la Constitution et dans le préambule. Y sont renouvelés le principe de l'égalité des droits et devoirs («La France forme, avec les peuples d'outre-mer, une Union fondée sur l'égalité des droits et devoirs, sans distinction de race ni de religion»), l'engagement de poursuivre le processus d'émancipation (La France s'engage « à conduire les peuples de l'Union à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires»; elles « garantit à tous égal accès aux fonctions publiques et l'exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés dans la constitution »).
Mais, la Constitution ne fait plus allusion à une « Union librement consentie » et, sous la pression des milieux coloniaux, elle maintient l'idée d'une dualité de statut personnel, limitant ainsi implicitement la portée du principe de l'égalité des droits et devoirs dans l'Union Française. On précise davantage, dans l'art. 60, ce qu'est « l'Union française (« L'Union française est formée, d'une part, de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et territoires d'Outre-mer, d'autre part, les territoires et Etats associés »). La France restant « Une et Indivisible » comme dans le précédent texte, les constituants confirment bien le principe affirmé à Brazzaville qu'il ne s'agit pas d'évoluer vers un système d'autonomie.
L'ambiance qui prévaut au cours des débats de cette deuxième Constituante est autre. Les parlementaires africains constatent au cours des séances que, non contents de leur refuser la reconnaissance de leur spécificité, plusieurs des constituants français, notamment ceux des formations de Centre-droite (M.RP., Parti Radical-Socialiste, S.F. I.O.) dorénavant majoritaires, n'écartent pas l'idée de revenir sur certains acquis d'avant le 5 mai 1946. La menace est grave ; surtout que, pour éviter l'accusation d'être des « antifrançais », plus d'un parlementaire africain insiste dans ses interventions sur la nécessité de la présence française dans les colonies.
L'impasse dans laquelle se trouve la discussion sur l'institution ou non du collège électoral unique à la mi-septembre confirme les craintes contre la proposition de collège unique, les parlementaires alliés des milieux coloniaux veulent inscrire le double collège d'électeurs, donc en fait l'égalité des droits, dans la constitution.
Les élus africains quittent la commission et menacent de démissionner collectivement C'est dans ce contexte et parce qu'en ce mois de septembre 1946, il apparaissait évident que les plus graves menaces pesaient sur les acquis de neuf mois de travail parlementaire et de deux ans de combat, que ces élus rendent public un Manifeste le 15 septembre 1946. C'est le point de départ d'un mouvement d'où naîtra bientôt le R.D.A.