Paris. Editions Chaka. 1962. 190 p.
Coll. “Afrique Contemporaine” dirigée par Ibrahima Baba Kaké
L'arrivée des délégations territoriales ne s'est pas fai te sans mal ; aussi bien à cause des difficultés Liées à la préparation du Congrès qu'en raison des dangers que toul voyageur court à l'époque sur des routes maJaisées. Pour beaucoup, Bamako est « le bout du monde ». Mais tout n'est pas pour autant résolu lorsqu'on a atteint la Capitale du Soudan. Les problèmes d'intendance et l'hostilité des autorités sont des obstacles supplémentaires à franchir avant l'ouverture du Congrès.
Les sources et témoignages sont encore partiels sur la préparation du Congrès dans chaque territoire. Ni procès-verbaux de réunions ni exposés des discussions et des difficultés matérielles pour mettre en route les délégués choisis ; sauf pour quelques territoires comme la Côte d'Ivoire, l'ex-Soudan français, le Sénégal, la mémoire des témoins est défaillante sur ce qui est considéré aujourd 'hui comme un « détail ». Pourtant quelle richesse pour un récit sur les petits sentiers de l'Histoire !
Contentons-nous de ce que nous avons pour se faire une idée d'ensemble de cette « veillée d'armes » des colonisés.
Au Soudan, voici ce qu'en dit Idrissa Diarra, alors Secrétaire Général adjoint du P.D.S. et membre du G.E.C., dans un
témoignage livré à la revue la Fondation Houphouët-Boigny en
1986 :
« Lorsqu'en 1946, le Parti communiste français nous a fait part de la publication, à Paris, d'un Manifeste qui ambitionnait de provoquer le Rassemblement de tous les militants africains, le G.E.C. s'était immédiatement mobilisé. Nous avions ainsi arrêté une ligne de conduite pour faire aboutir le projet. Opérant en marge des deux grands partis soudanais d'alors, le P.S.P. de Fily Dabo Sissoko et le Bloc Soudanais de Mamadou Konaté, nous nous étions donné pour mission d'amener ces deux leaders à reconnaître le bien-fondé du Manifeste et à y adhérer. Du reste, le Parti communiste français nous avait vivement incité à nous déterminer et à agir en faveur du Manifeste. Tout se passa bien avec le Bloc du Soudan. Mais le principal obstacle vint du P.S.P ».
Ce témoignage met en lumière le rôle indirect du P.C.F. dans l'organisation pratique du Congrès et à travers un parti qui, en Afrique, s'en réclame plus ou moins ou que des militants communistes européens encadrent. Le fait est d'importance, car il sera le prétexte de certaines réticences avant et pendant le Congrès.
L'ancien dirigeant du P.D.S. met aussi en avant le rôle premier de ses amis du G.E.C. de Bamako dans la popularisation des thèmes du Manifeste et dans la mise sur pied du « Comité d'organisation local ». Plusieurs autres témoins de ce temps ne dénient pas aux militants du G.E.C. leur dynamisme lors de la préparation du Congrès. Mais ce ne furent pas les seuls. Mamadou Konaté, hésitant au moment où il a reçu copie du Manifeste, a décidé de se jeter dans la bataille. Et il le dit à son ami Jean-Antoine qui lui demande d'être seulement un hôte attentionné et courtois des organisateurs du Congrès, Houphouët et d'Arboussier.
« Si tu me dis d'aller avec ces gens, j'irai avec eux mais jusqu'au bout. Je ne fais pas les choses à moitié, ni provisoirement », nous rapporte son ami Jean-Antoine.
C'est cette résolution qui explique que l'accord entre le P.D.S. et le Bloc soudanais soit vite conclu pour asseoir le Comité local d'organisation. Car, ce n'est pas alors une mince affaire que de conclure un tel accord, à peine quatre mois après les élections législatives de juin 1946 et à quelques semaines d'échéances telles le référendum constitutionnel du 17 octobre, les élections législatives possibles de Novembre au cas où la Constitution serait adoptée.
Les contact avec le P.S.P. avancent plus lentement, à cause de ce qu'un autre témoin, Abdoulaye Singaré, appelle « l'attitude équivoque » de F.D. Sissoko. Mais le Comité d'organisation est mis sur pied avec des représentants des trois partis. Il a pour mission de préparer l'organisation matérielle du Congrès, « sans distinction de parti », selon A. Singaré. Accueillir, héberger, nourrir les délégués de toutes les colonies françaises d'Afrique Noire n'est pas une mince affaire en cette fin d'hivernage, avec des moyens financiers limités. Mais on compte beaucoup sur l'hospitalité traditionnelle des uns et des autres, sur le réflexe séculaire du njatigui dans ce peuple de Dyula, sur les solidarités que les anciens des écoles fédérales ont établies entre eux depuis longtemps.
Tout est-il prêt pour le 11 octobre à Bamako ? Ce n'est pas évident ; les députés ne sont pas encore là ; la rumeur d'un report circule ; les délégations ne sont pas encore là et l'on raconte que l'Administration d'AEF interdit la sortie des délégués du Moyen Congo, du Gabon, de l'Oubangui-Chari, du Tchad. L'inquiétude des organisateurs est à son comble ; car de Paris, F.D. Sissoko demande à ses amis du P.S.P. de ne pas participer au Congrès de Bamako. Arrivé à Bamako le 17 octobre, il reste peu prolixe, même avec ses propres partisans, sur les raisons de son revirement. Selon l'un des jeunes militants alors de son parti, Abdoulaye Singaré :
« Devant le refus de Fùy Dabo Sissoko d'expliquer les raisons de son revirement, nous les jeunes du P.S.P. avons continué les préparatifs du Congrès, sans tenir compte de la nouvelle position de notre chef ».
F.S. Sissoko veut, dit-il, s'expliquer en public, lors d'un meeting qu'il demande d'organiser pour ce 17 octobre. Donc, de jour en jour, les dates du 11 , 12 et 13 octobre initialement prévues sont dépassées. Il faut maintenant attendre le meeting du 17. Comment faire suivre l'intendance ? Prévu pour trois jours, le séjour des premiers délégués sera finalement de dix jours, à cause des atermoiements et tractations diverses au Soudan même.
Laissons le Soudan et regardons vers le Sénégal. Certains des
signataires du Manifeste parlementaire y sont attendus pour le 14 ; ce sont Fily Dabo Sissoko, Yacine Diallo, Léopold Sédar
Senghor et son épouse. Trois autres y arrivent le 15. Ce sont F. Houphouët-Boigny, G. d'Arboussier et Sourou Migan Apithy. Ils ont emprunté les services de l'avion de commandement de
Charles Tillon, le ministre communiste de l'Armement dans le gouvernement Bidault.
Raymond Barbé, président de la Commission d'outre-mer du P.C.F. et membre du Bureau politique de ce parti, a choisi cette formule pour ses amis africains qu'il accompagne d'ailleurs — afin d'éviter des « accidents » possibles.
A Dakar est donné un vin d'honneur en l'honneur de tous ces parlementaires. Dans son allocution, le député de Côte d'Ivoire attaque immédiatement les « Etats généraux de la colonisation », rappelle les revendications des colonisés et appelle au rassemblement de ces derniers à Bamako.
Répondant à son collègue, Senghor insiste sur « la collaboration étroite » des partis organisés en AOF avec ceux de la métropole sur la base des mêmes tendances et des mêmes aspirations. A un langage qui est celui du « front anticolonial » répond un discours assimilationniste. Le divorce s'accentue visiblement donc entre certains signataires du Manifeste. Pour la classe politique sénégalaise, il faut choisir.
Comme l'établit une étude de J-R de Benoist fondée sur les témoignages de plusieurs leaders sénégalais, « la journée du 16 octobre fut celle des tractations entre Sénégalais et entre ceux-ci et leurs visiteurs, qui furent reçus au siège du C.E.F.A ».
Qui sont ces « visiteurs » ? Il s'agit du député de la Côte d'Ivoire, de G. d'Arboussier, de Raymond Barbé, désormais seuls avocats à Dakar du Manifeste de Septembre.
Qui sont ces « Sénégalais » ? Ce n'est pas la grande foule dakaroise. Ce n'est même pas le groupe des militants de toutes ces organisations qui avaient, le 22 septembre, envoyé des télégrammes de soutien aux parlementaires africains pour leur action spectaculaire contre les dispositions du nouveau projet de Constitution. Ce sont en fait des militants du C.EF.A et des G.E.C., plus quelques contradicteurs du Bloc sénégalais.
Les militants du C.E.F.A. et du G.E.C., à Dakar, sont une minorité dans l'électorat sénégalais. Mais ils s'affirment plus nettement « anti-colonialistes ». Leur participation au Congrès de Bamako est acquise. Ils désignent leurs délégués ; ce sont Abdoulaye Sadji (C.E.F.A), Joseph Corréa (G.E.C.), Charles Etcheverry (M.U.R.) qui dirigent cette délégation sénégaJaise d'une dizaine de personnes.
C'est aussi l'effectif de la délégation officielle de Guinée conduite par un Soudanien d'origine, Madéira Keita, aidé dans sa tâche par Sékou Touré et Abdourahamane Diallo et des représentants de diverses associations et partis politiques (P.P.A., M.RG., Union des métis etc).
En Côte d'Ivoire, la préparation du Congrès ne présente pas les mêmes difficultés de mobilisation. Elle est, du début à la fin, l'affaire du P.D.C.I. Ce parti est alors très largement majoritaire dans toute la Côte d'Ivoirea alors étendue aux deux tiers de l'actuel Burkina-Faso (la Haute Côte d'Ivoire). Fort déjà de ses 65000 adhérents en octobre 1946 et de la sympathie de la quasi-totalité des membres du Syndicat Agricole Africain — les dirigeants de ce syndicat sont alors des leaders de la formation — le PDCI créé le 9 avril 1946 est un Parti fort et un parti organisé, au début d'Octobre 1946, sur le modèle des Partis communistes. Deux militants du P.C.F., Jean Casanova et Ch. Franceschi ont participé au Congrès constitutif de ce parti, à la rédaction des premiers statuts et à la mise en place des structures. Par ces dernières, le P.D.C.I. quadrille progressivement le territoire : installation de sous-sections de villages, de sous-sections ethniques et de quartiers dans les villes ; recrutement de « permanents » du parti au niveau des régions et pour le travail quotidien du Comité-directeur.
Le mot d'ordre de mobilisation générale donné par le président du parti, F. Houphouët-Boigny, atteint très vite les militants les plus éloignés d'Abidjan, soit par les canaux propres du parti, soit par la rumeur que font circuler les colporteurs, marchands et transporteurs africains, les petits manoeuvres, les petits commis de toutes les régions et ethnies.
Beaucoup de ceux-là sont alors acquis au P.D.C.I. dont la base de recrutement est tout aussi urbaine que rurale. On ne s'étonne done pas que les thèses défendues alors soient ouvertement anticoloniales et pratiques. On comprend aussi que ce parti au Congrès constitutif duquel ont participé une cinquantaine de personnes se retrouve six mois plus ta rd avec 65000 adhérents effectifs.
Ce n'est pas simplement le fait de la mansuétude d'une administration coloniale que dirige un gouverneur honnête et ouvertement acquis à l'idée d'une politique coloniale normale, André Latrille. Le parti est en octobre un parti qui se veut et se dit « national », à la différence des préoccupations ethniques que l'on rencontre alors dans les organisations politiques de certains territoires comme la Guinée française ou le Gabon.
L'idée d'un rassemblement de tous les colonisés africains est acquise facilement parce que le P.D.C.I. en octobre 1946 est l'affaire de tous déjà, Ivoiriens, Sénégalais, Dahoméens, Soudanais, Voltaïques, etc, habitant le territoire. La délégation ivoirienne au Congrès de Bamako reflète toutes ces composantes.
Mais, dernière préoccupation du P.D.C.I. en octobre 1946, le rassemblement des Africains, quelles que soient leurs tendances politiques. A la demande de leur leader, des contacts avec le P.P.C.I. sont pris ; ainsi que ceux avec la petite section S.F.I.O. du territoire. Ces partis donnent leur accord et enverront des délégués à Bamako ; ces derniers seront même choisis parmi les leaders de ces partis. Ainsi la délégation de la section SFIO est composée de Adrien Dignan Bailly, son leader, et de Tavernier, un expert-comptable français ; le PPCI envoie une délégation conduite par son président, Kacou Aoulou. Tous sont confondus dans la « caravane » partie de Côte d'Ivoire, à bord des mêmes véhicules.
Mobilisation générale et rassemblement de toutes les forces politiques font donc de la délégation ivoirienne au Congrès la plus importante en nombre après bien évidemment celle du pays-hôte. Dans ses mémoires, le gouverneur du Soudan d'alors, E. Louveau, parle d' une « cinquantaine de camions » qui transportent les délégués de Côte d'Ivoire à Bamako. Cest déjà important. Coffi Gadeau, secrétaire à l'organisation du P.D.C.I. et chef de la délégation, nous décrit aussi « la caravane partie d'Abidjan pour les actions du Sud, de Bouaké pour le Centre, de Daloa pour le Centre-Ouest, de Man pour l'Ouest, de Korhogo pour le Nord » :
« Cette délégation était l'une des plus remarquées, sinon la plus remarquée, par son nombre et la diversité politique de ses membres. Elle regroupait non seulement les dirigeants du P.D.C.I. en disponibilité.… mais une forte délégation des mouvements des jeunes ayant à leur tête Joseph Pango, et une importante représentation du Parti progressiste opposé au P.D.C.I.
Elle comprenait aussi des Européens démocrates .… ainsi que des chefs coutumiers qui, désireux de soutenir leur pair, le chef de canton Félix Houphouët-Boigny, avaient décidé d'eux-mêmes d'améliorer notre présence à Bamako par le chatoiement de leurs brillants habits d'apparat et la dorure de leurs coiffures. Elle comprenait encore, notre caravane, de très nombreux représentants de toutes les couches sociales du pays … La Haute-Volta, faisant alors partie de la Côte d'Ivoire, nous retrouva à Bamako avec une importante représentation ».
C'est cette délégation imposante (200 ? 300 personnes ? On ne peut préciser les chiffres) qui arrive à Bamako par vagues successives, le gros du convoi arrivant à Bamako le 16.
Jean-Joseph Pango, dans ses notes de voyage sur La naissance du RDA (1976), raconte ainsi l'arrivée de la délégation ivoirienne à Bamako, dans l'après-midi du mercredi 16 octobre :
« … Notre vigilante Chevrolet atteint le bac de Bamako, à 12h. Au moment d'y monter, nous sommes presque sommés de rebrousser chemin pour la Côte d' Ivoire, le Gouverneur Lou veau ayant décidé que le Congrès n'aura pas lieu à Bamako … Mais nous n'entendons pas du tout la chose de cette oreille, et Jacob Williams nous encourage, que dis-je ? nous force à « monter » sur le bac pour passer le fleuve Niger. Notre camionnette est le premier véhicule à pénétrer dans la capitale soudanaise. En véritables messies, Jacob et moi avons « franchi le Rubicon » et l'on nous reconnait partout à l'immatriculation de notre Chevrolet : C8535.
— Ils sont là, dit-on partout, en nous montrant du doigt… Malgré une certaine opposition au bac, le gros convoi… a bien réussi à passer le fleuve et… est en train d'effectuer une entrée triomphale dans Bamako aux sons stridents des klaxons des véhicules. Oui. Plusieurs militants, partisans de Mamadou Konaté, en voitures légères ou en camions, prennent les places de tête et de queue pour imposer un tour de ville. L'atmosphère change complètement et devient une ambiance de fête … »
« Ambiance de fête » certes ; mais après l'escale souriante de Sikasso « Ville entièrement acquise à Mamadou Konaté » selon J.J. Pango, celle de Bougouni, le 15 octobre, dans le fief de Fily Dabo Sissoko, est marquée par l'hostilité des adversaires du Congrès, jusqu'au bac sur le Niger. On est donc porté à croire que « l'ambiance de fête » à Bamako est le résultat d'un retournement de situation ou, plus exactemenl, d'une préparation plus favorable des esprits à Bamako, en faveur du Congrès. Qui a payé les frais de déplacement de cout ce monde ? Les informations partielles sur ce point apparemment secondaire montrent que, en raison de la pauvreté des partis politiques de l'époque, chaque délégué a pris largement sur lui de payer son séjour. Dans les conclusions de son rapport de mission, J.J. Pango, délégué de la section PDCI de Treichville et dOment mandaté par son parti, écrit :
« … Il me semble urgent de constituer une caisse PDCI pour notre section. Il nous a fallu, Baba Chérif et moi, engager des frais pour accomplir certaines missions urgentes auprès de notre député Houphouët-Boigny. Souvent nos occupations nous amenaient très tard au restaurant et nous devions payer … ».
Ainsi, la mobilisation ne consiste pas seulement à participer physiquement au Congrès mais à contribuer financièrement à sa tenue. Ce but est atteint en Côte d'Ivoire. Si le succès de la préparation du Congrès se mesure au nombre de délégués territoriaux, il se mesure aussi aux obstacles administratifs à surmonter.
En Côte d' Ivoire, l'Administration Latrille a peu empêché la mobilisation des partis locaux. Les agents de l'Etat qui ont pensé demander tôt un congé administratif ont pu être disponibles. Les autres ne l'ont pas été ; ainsi, le Secrétaire Général du PDCI, Auguste Denise, n'a pu obtenir de permission d'absence. Beaucoup de délégués de Côte d'Ivoire étaient donc des planteurs, des commerçants et des hommes établis à leur propre compte.
Ailleurs, notamment en AEF et au Cameroun, avec une administration coloniale moins disposée à l'endroit des organisateurs du Congrès, les choses se passent plus difficilement. Interdiction est faite à tout fonctionnaire de quitter son territoire, même ceux qui sont en congé.
Au Gabon, Léon M'Ba qui avait été l'un des organisateurs de la préparation du Congrès est sous le coup d'une mesure judiciaire. Plusieurs de ses camarades du Gabon, du Moyen Congo et de l'Oubangui-Chari (actuelle République Centrafricaine) aussi. Les autorités convoquent les organisateurs, les enjoignent de remettre le produit des cotisations et confisquent celles-ci.
Au Tchad où Gabriel Lisette, pressenti pour être le candidat des Tchadiens aux prochaines élections législatives à la place d'Aristide Issembé alors en prison, organise les « évolués » pour se rendre à Bamako. Lui-même n'est pas encore mis en disponibilité de ses fonctions de chef de subdivision. Les délégués du Tchad sont choisis à Fort-Lamy (actuel Ndjaména). Ils sont trois : Sékou Diarra, Adoum Mara et Souleymane Naye. Véto administratif est mis pour le départ des deux premiers ; ils sont fonctionnaires. Souleymane Naye, commerçant, partira seul. Selon G. Lisette, « ce sera, à Bamako, l'unique représentant de l'AEF et du Cameroun ».
En fait, Souleymane Naye ne sera pas seul de l'Afrique Centrale française. Avec deux jours de retard sur le démarrage effectif des travaux, deux Camerounais sont annoncés à Bamako. C'est dans l'après-midi du samedi 19 octobre que F. Houphouët-Boigny annonce aux congressistes « l'arrivée des camarades du Cameroun ». Ce sont Victor Azombo Nsomoto, représentant de l'UNICAFRA (Union Camerounaise française), et Célestin Takala, représentant l'Union des Syndicats Confédérés du Cameroun.
Ainsi les populations d'Afrique Centrale n'étaient pas absentes des débats et le Congrès n'est pas, contrairement à un stéréotype, une « affaire Ouest-africaine ». La participation des Camerounais est importante ; car est déjà largement ouvert chez eux le débat sur l'autonomie vis-à-vis de la France. Une participation plus importante de l'AEF eut peut-être permis d'illustrer encore plus les déprédations économiques dont les colons se rendent ici coupables.
Mais on ne refait pas l'histoire. Comme le dit si élégamment un témoin de cet événement, Emile Derlin Zinsou, « Certains n'y étaient pas, ils ne pouvaient pas y être, puisqu'ils n'étaient pas nés. Certains étaient nés mais n'y étaient pas puisqu'ils n'en ont pas eu les moyens. Certains n'y étaient pas qui ont cependant adhéré à la cause jusqu'à y sacrifier leur vie. La majorité des populations d'AEF et du Cameroun se trouve dans celte dernière catégorie de personnes.
Pour ceux qui viennent â Bamako. le voyage n'a pas été de tout repos. Outre de Côte d'Ivoire, Sénégal et Soudan. ils sont venus de Guinée, du Niger. du Dahomey (actuel Bénin). Personne ne semble être venu de Mauritanie. Est-ce à cause de l'emprise sénégalaise sur ce territoire ? Est-ce parce que les Mauritaniens voient ici une affaire négro-africaine strictement ? Il faut ici de nouveaux éclairages.
Pour l'heure, à travers les préparatifs du Congrès, il faut relever trois caractéristiques. D'abord, le niveau de la mobilisation populaire autour d'une rencontre ; à peine un an après les premières véritables élections législatives en Afrique noire. celle-ci est totalement neuve ici par son caractère interterritorial et surtout ouvertement politique. Les masses colonisées accèdent pur la politique et la lutte anti-coloniale à l'idéal panafricain prôné par les intellectuels nègres au cours de Congrès extérieurs à l'Afrique dont elles n'ont eu généralement aucun écho.
C'est ensuite la part très importante que, par des militants isolés, des organisations et des partis africains qu'il conseille et encourage de la Métropole, le P.C.F. prend à la tenue de ces assises. Il est invité, ès-qualité, comme les autres formations politiques métropolitaines, à venir assister au Congrès. Mais son sens de l'organisation, l'action systématique en faveur de la constitution d'un « front anti-colonialiste », aspect de sa propre stratégie du « front anti-impériaJiste et anti-capitaliste », lui font jouer un rôle que lui reprochent à l'époque les autres partis français.
Enfin, l'incertitude est au rendez-vous de cette rencontre insolite à l'époque. Incertitude quant au démarrage des travaux ; mais aussi, et sur un autre chapitre, incertitude quant au succès même de ce voyage ; car, pour la plupart des délégués, Bamako est « au bout du monde », dans le contexte de l'époque, avec les infrastructures de communication dont dispose l'Afrique noire française en 1946. Examinons ce dernier point avant celui de l'accueil hostile des autorités administratives et politiques du Soudan.
Déjà mal équipée avant 1939, 1'Afrique de l'Ouest française l'est encore plus au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Le tableau ci-dessous montre pour I'AOF, l'état des routes en 1946.
Longueur des routes (en kms) | ||||
Colonies | Bitumées | Empierrées | en terre (permanentes) | en terre (saison) |
Sénégal | 30 | 527 | 1.177 | 1.342 |
Mauritanie | 0 | 0 | 1.954 | 3.432 |
Guinée | 30 | 100 | 1.000 | 7.600 |
Côte d'Ivoire | 50 | 0 | 3.618 | 7.227 |
Dahomey | 0 | 5 | 2.950 | 2.250 |
Niger | 0 | 0 | 2.120 | 16.000 |
Soudan | 5 | 0 | 2.824 | 10.216 |
Haute-Volta | 0 | 2 | 1.265 | 4.015 |
Total | 115 | 634 | 18.9011 | 52.082 |
Pour un espace d'environ 4.800.000 km2, on voit que l'AOF a une densité de 1 km de route pour 62 km2 ! Les colonies les mieux équipées (Sénégal, Guinée, Côte d' Ivoire, Dahomey) atteignent à peine 1 km pour 30 km2 ! Les routes saisonnières en terre représentent à cette époque 68% du total du réseau. Une analyse plus fine encore de cc réseau montrerait que 20% seulement de ces routes peuvent être pratiqués par des véhicules de plus de 9 à 15 tonnes ; tout le reste l'étant par des véhicules légers ou de moins de 9 tonnes.
Au Soudan, 78% des routes ont saisonnières, donc pratiquement impratiquables en saison des pluies. Heureusement pour nos congressistes, en octobre, les pluies sont moins nombreuses au pays de Soundiata. Voici comment J.J. Pango décrit l'une des routes de Côte d'Ivoire durant son voyage :
« Lundi 14 octobre 1946 … 15 heures— Départ de Bouaké d'un convoi qui a vraiment grossi. Léger arrêt à Katiola et, en route pour Ferkéssédougou …
Les secousses et les ornières incommodent beaucoup nos anciens … Nous apprenons — et moi pour la première fois — qu'en langage courant chez nos apprentis-chauffeurs, les cassis successifs forment des « escaliers ».
Certains disent « tôles ondulées ». Ainsi, excusant le chauffeur pour la vitesse qui nous trouble un peu, notre Sékou — Fitini (l'apprenti) nous enseignera, en langage peu châtié …
— Mon vié, dans escaliers, si camion file pas, c'est mauvais dèh. Vous sait pas çà ? » …
Des routes donc difficiles à pratiquer, surtout sur de longues distances, au risque d'y rester. Mais ce ne sont pas là tous les dangers.
Il y a ceux que la densité de la faune à l'époque font courir au voyageur. Singes, éléphants, lions et fauves divers disputent l'homme la route qui serpente à travers la forêt ou qui traverse, poussiéreuse, la savane. Bamako était plus loin par la route d'Abidjan ou de Conakry ou de Porto-Novo qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Or, la route est alors la voie de communication la plus aisée. Il y a peu de liaisons aériennes et le rail est rare. En effet, en 1946, celui qui part de Dakar pour Bamako peut emprunter le chemin de fer. En deux jours, dans un train qui crache autant de fumée que de cendres chaudes, il peut atteindre les bords du Niger, à Bamako. La rectification du tracé engagée avant 1939 n'a pas encore dépassé Kita en 1946 : les déraillements sont fréquents.
Celui qui vient de Conakry devra descendre à Kankan d'où il empruntera la route pour Bamako. La voie de chemin de fer Abidjan-Niger est elle aussi, très loin du grand neuve. On avait atteint Bobo-Dioulasso (PK 796) en 1934 et on projette un embranchement Bobo-Dioulasso/Douna/Ségou/ Bamako, en plus de la voie en construction sur l'axe Bobo-Ouagadougou.
Mais, en 1946, il y a ministration coloniale et adeptes français de la colonisation « pure et dure »). Cette hostilité se manifeste en ces jours à Bamako. Comment ?
C'est d'abord par l'intimidation administrative. En effet. le Gouverneur Louveau a demandé des renforts militaires lorsqu'il a vu arriver les premiers délégués. Le 17 octobre, à midi, atterrit un avion militaire à l'aéroport de Bamako. Ce sont des soldats français qui en descendent, avec leurs officiers. Ce sont des parachutistes de la Légion. J.J. Pango qui nous rapporte Je fait nous donne J'image qu'en ont les Africains de ce temps :
« On nous dit que ce sont des parachutistes … Il s'agirait aussi de “légionnaires”, d'individus sans famille, sans moeurs, toujours prêts à foncer partout, dans les coups durs, des bagnards, des brigands volontaires pour l'armée, des durs, des hommes qui ne sourient jamais, n'ont pas d'amis. Au fait, nous pourrions nous frotter à des gens que l'homme de la rue appelle des “s'en-fout-la mort” … »
De fait, Bamako est plein de monde, militaires, policiers, agents de renseignements, Européens et Africains. Les soldats sont prêts ; ils prennent même position un moment aux endroits stratégiques de la “ville officielle” (le quartier européen).
A l'intimidation par la présence de forces de sécurité, les Congressistes répondent par un autre tour d'honneur de la ville de Bamako qu'effectuent les organisateurs et la forte délégation ivoirienne ; on ranime ainsi l'ardeur des foules de Bamako. Il n'y aura cependant pas d'affrontement entre forces de l'ordre et Congressistes, à aucun moment de ces journées du 17 au 21 octobre.
Ce sont ensuite les pressions sur les chefs coutumiers de la capitale pour réduire l'impact populaire du Congrès, voire susciter un mouvement d'hostilité à ces assises. Ainsi, d'après des témoignages rapportés par Ch. Danîoko, le chef de canton de Bamako, Maridié Niaré, est mis en demeure d'appuyer les thèses de F.D. Sissoko contre le Congrès « sous peine de destitution ». Le premier notable africain de Bamako « aurait capitulé pour garder son bonnet ».
C'est aussi la campagne de désinformation qu'alimente l'Administration locale à propos de la tenue du Congrès à Bamako. Jusqu'au 17 octobre. on raconte que le Congrès ne se tiendra ni daris la capitale du Soudan ni ailleurs dans la colonie.
En fait, autant sinon plus que l'Administration coloniale, l'hostilité la plus évidente et la plus spectaculaire est celle du député du Soudan, Fily Dabo Sissoko, désormais avocat des positions de la S.F.I.O. sur la question dans la colonie. Nous avons déjà dit comment F.D. Sissoko est venu à cette attitude. Il faut rappeler ici comment se manifeste à Bamako son opposition au Congrès. C'est l'aspect le plus souvent raconté lorsque sont évoqués les débuts du RDA.
Parti de Dakar le matin du 17 octobre par le vol régulier d'Air France, F.D. Sissoko fait escale à Kayes selon le témoignage d'un de ses anciens amis politiques, Bakara Diallo :
« Les membres du Comité local du P.S. P. furent sidérés d'apprendre de la bouche du député F. D. Sissoko que le Congrès projeté était d'inspiration communiste et qu 'il ne s'y associerait pas … “En tout cas, tout Bamako vous attend. Vous aurez du mal à les convaincre”, telle fut la réponse faite au député… »
De fait, l'hostilité du député au Congrès est connue des habitants de la capitale lorsqu'il descend de son avion ce jeudi 17 octobre à 13h45. Après l'ovation réservée à ses collègues, Houphouët-Boigny, Sourou Migan Apithy et leur ancien collègue G. d'Arboussier, les observateurs s'étonnent de l'« accueil un peu figé que lui font ses hommes ». Selon J.J. Pango, on le presse de questions. Il promet s'expliquer lors d'un meeting qu'il demande d'organiser sur la place Borgnis-Desbordes. Et là il développe les raisons de son opposition. L'homme est un orateur moyen mais un homme de grande culture africaine. Il connaît beaucoup de proverbes et de sentences bambara. Il en use pour convaincre que ce Congrès est d'inspiration communiste donc contraire à la pensée africaine ; pour convaincre que ce Congrès n'est pas bon pour les relations de l'Afrique Noire avec la France : pour renier sa signature du Manifeste.
Les questions de cette foule venue s'informer traduisent que si on veut bien faire crédit au député du Soudan, on reste plutôt perplexe sur quelques points mal éclaircis : Pourquoi ces nombreux délégués venus de partout, de toute l'Afrique noire française ? Noirs et Blancs mêlés ? Se seraient-ils donc fait inviter à l' insu du grand représentant du peuple soudanais ? C'est alors que, prévenu par Raymond Barbé, Gabriel d' Arboussier et Ladji Sidibé selon l'intéressé, par Baba Chérif et J.J. Pango selon ce dernier, le député de Côte d'Ivoire se rend sur le lieu du meeting.
C'est à 100 m du domicile de son ancien camarade de William Ponty, Louis Sangaré, son hôte. Après avoir écouté son collègue soudanais, F. Houphouët-Boigny monte sur le camion qui sert d'estrade à F.D. Sissoko pour porter la contradiction à ce dernier. Ce n'est pas une image d'Epinal : car on sait que le camion appartenait à un certain Samaké et qu'il était en panne depuis plusieurs jours sur la place.
Le contradicteur du député du Soudan est efficace, incisif et plus convaincant. Tous les témoins, même ses adversaires d'hier le reconnaissent. Il emporte l'adhésion des foules déjà. Certains organisateurs locaux et certains délégués l'appuient dans leurs interventions. La partie est presque gagnée lorsque la foule ainsi haranguée presse Fily Dabo Sissoko d'être des Congressistes.
Lorsque, l'une après l'autre, ses propres troupes du P.S. P. menacent de l'abandonner, le député du Soudan ne cède pas immédiatement, bien que battu sur son propre terrain par son collègue de Côte d'Ivoire.
Selon A. Hampaté Bâ, qui est intervenu dans le débat, « dès que le Gouverneur a appris que la situation a été renversée, il a fait venir le chef de canton Maridié. Il lui dit :
« Comment ? Un étranger arrive ici et insulte un représentant de ce pays et vous êtes là en train d'ouvrir les yeux tous autant que vous êtes ? Si la situation n'est pas renversée avant demain matin, je te destitue. »
Le recours à la xénophobie contre les Ivoiriens a peu de chance d'être un argument efficace, parce que la Côte d'Ivoire septentrionale appartient à l'aire culturelle manding dont le berceau est le Soudan ; parce que la Côte d'Ivoire forestière est le pays du Kola que visitent depuis des siècles colporteurs et marchands dyula des bords du Niger.
En tant que député, Fily Dabo Sissoko a lui le recours de s'adresser au Ministère de la F.O.M. pour exiger la non-tenue du Congrès dans le territoire qu'il représente à l'Assemblée Constituante. Il n'utilise pas ce procédé ; car, comme l'a si bien analysé un témoin de l'évènement, Idrissa Diarra.
« Fily Dabo Sissoko avait voulu, psychologiquement et solidairement, obtenir l'accord de son parti (alors puissant au Soudan) et du peuple soudanais, pour ne pas endosser tout seul la responsabilité » d'un tel recours alors somme toute légal.
Car, selon le portrait que dresse de lui Emile Derlin Zinsou,
« homme de culture mais non point d'audace, suffisamment habitué au dépouillement pour ne pas avoir de difficulté à être honnête, … Fily Dabo Sissoko était fait pour les cheminements paisibles et non pour les routes escarpées. »
Ses troupes se refusent à le suivre ; le peuple soudanais aussi.
Malgré son entêtement, qui explique les tractations el conversations tardives dans la nuit du 17 au 18 octobre, Fily Dabo Sissoko se rend aux raisons de ses collègues, de ses amis, de son électorat. Il sera au Congrès ; il en présidera des séances. La S.F.I.O. a perdu la bataille de Bamako contre le P.C.F. ; les colonisés d'Afrique Noire française doivent gagner celle du “Front anti-colonial” et de la mobilisation politique contre « les Etats généraux de la Colonisation ». C'est l'affaire des journées du 18 au 21 octobre au cours desquelles se tient effectivement le Congrès tant attendu.
On voit par ce qui précède que la mission politique que se sont assignés les colonisés d'Afrique Noire française en octobre 1946 n'a pas été sans péril de toutes natures : fatigues d'un voyage lointain, risques surtout d'un échec politique retentissant autant pour les signataires du Manifeste présents à Bamako que pour tous ceux qui, dans les colonies d'AOF, AEF, Cameroun et Togo, pensant changer la nature ou au moins la lettre des rapports de la France avec ces territoires ; pour tous ceux qui aussi pensent que le moment est venu de s'organiser poliliquement à travers l'Afrique française pour aller à la liberté.
Le 18 octobre 1946, lorsque s'ouvre le Congrès à 16h dans la salle de théâtre de l'Ecole Primaire Supérieure Terrasson de Fougères de Bamako. Tous les espoirs sont permis.