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Yves Person (1925-1982)
In Memoriam

Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192


Témoignage de Jean Devisse

Professeur à l'Université de Paris I.

D'autres collègues insisteront probalbement sur les qualités du chercheur, la valeur et la richesse de la production, dont portera témoignage, sous peu, la brochure que nous allons consacrer à Yves.
J'aimerais évoquer surtout l'homme que j'ai connu, que j'ai appris à respecter et à aimer fraternellement, pendant les quelques années d'intense travail commun.
Le respect d'abord s'est rapidement imposé, malgré les discussions, les nuances, les désaccords parfois, pour l'ampleur de cette intelligence, la vivacité et l'actualité des connaissances ; mais surtout, probablement pour l'impavide sincérité des attitudes et des raisonnements.
Un homme peut raconter son passé de la manière qui lui convient ; il ne peut empêcher ceux qui l'ont connu de restituer ce passé à leur tour selon leur propre vision. J'ai vu Yves Person en Afrique entre 1970 et 1980 en des lieux où il avait vécu, vingt ans plus tôt parfois dans des situations fort différentes de celles où maintenant je me trouvais à ses côtés. Rien ne m'a davantage impressionné que l'élan qui partout conduisait vers lui ses anciens administrés, même lorsque, parfois, sa fonction l'avait conduit alors à les rudoyer quelque peu. Ils ont toujours rappelé devant moi son attitude anti-colonialiste et surtout son comportement de respect des langues et des cultures. Ce que j'aurais pu parfois être tenté, lorsque je connaissais encore insuffisamment Yves, de prendre pour « un certain folklore » s'est révélé en Afrique être une option profonde, sincère pour le droit qu'a chaque homme de choisir et de vivre sa culture. La peine — j'ai souvent vu Yves accablé de refus français envers les cultures minoritaires —, l'indignation s'enracinaient profondément dans la révolte de cet homme contre tout assujetissement d'un homme ou d'un groupe à d'autres groupes, à d'autres hommes. Le comportement politique d'Yves Person ne se comprend pas si l'on ne tient pas compte de cette « logique libertaire ». Tout centralisme abusif, tout dogmatisme raboteur, toute idéologie orgueilleuse et dominante mettaient en cause pour lui le droit fondamental de l'homme au choix culturel et politique.
Comment a-t-il concilié cette conviction toujours présente et jaillissante, avec ses fonctions magistrales ? Je ne l'ai jamais très bien perçu tout en voyant quelle haute conception il avait de son métier de formateur. Peut-être n'a-t-il jamais été visité par le démon du doute lui murmurant : « comment former sans dominer à quelque moment, de quelque manière ? ». J'ai souvent senti qu'il serait important de parler de ce problème là, par exemple avec le plus jeune de ses fils.
Cet homme, en effet, respectueux d'autrui, défenseur de tout opprimé, avait aussi une ardeur à convaincre qui parfois s'en prenait au matériel qui lui tombait sous la main lorsque l'interlocuteur ne se laissait pas convaincre. Je sais maintenant que cette hâte à obtenir l'adhésion partait de la hantise, souvent avouée depuis 1975, de la mort imminente pour lui comme pour tout homme. Combien de fois ne m'a-t-il pas fait part de son désir de convaincre ses amis socialistes de transformer la situation culturelle de la Bretagne afin que lui, Yves, ne meure pas avant que l'espoir se soit levé d'un autre avenir.
L'injustice verbale dont il accablait parfois ses « adversaires », la brutalité de son jugement sur ceux « qui ne voulaient pas comprendre » étonne chez cet homme tolérant, discret et même pour l'essentiel secret ; mais ils s'illuminent sous les éclairages convergents de la haine de l'injustice — sentiment très proudhonien — du désir de convaincre « pour le meilleur », de la peur de disparaître. Ouvert jusqu'aux limites du concevable à toutes les cultures du monde par goût, par choix politique, par formation, Yves est resté aussi, jusque devant la mort, profondément enraciné dans les réflexes chrétiens et occidentaux.
Lorsqu'on a pu vivre auprès de lui ces situations apparemment contradictoires, on ne peut que s'incliner devant l'extraordinaire cohérence de sa personnalité, lieu du jaillissement constant de sa violence indignée.
Comment aussi n'avoir pas été sensible à l'offre fraternelle de son amitié, de ce qu'il appelait « convivialité » pour noyer les relations interpersonnelles dans de plus vastes ensembles sociaux. Comment n'avoir pas ressenti à la fois l'appel de cet être chaleureux au partage généreux de ce qu'il était, de ce qu'il croyait, de ce qu'il savait et l'autre appel, angoissé de l'homme qui a besoin de la chaleur des autres et sait le leur dire. Jusqu'à ce que je le rejoigne à mon tour je n'oublierai pas, dans mon actuelle situation humaine, notre dernière promenade à pied non loin de son domicile il y a un peu plus d'un an : tout ce qui était important pour lui a été répété ce jour là avec simplicité et grandeur. L'ampleur de l'émotion qui a suivi sa disparition, la manière dont parlent de lui maintenant ceux qui l'avaient choisi comme maître, montre bien à quel point il a été compris et aimé.


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