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Yves Person (1925-1982)
In Memoriam

Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192


Témoignage de Le Pensec

député du Finistère, ancien Ministre de la Mer.

La voix d'Yves Person s'est tue mais sa pensée et son exemple ne cesseront pas de sitôt de stimuler et de guider notre recherche et nos luttes pour une société plus juste. Cet africaniste de réputation internationale, professeur d'histoire à la Sorbonne, fut avant tout un homme lucide. L'unité de sa vie et de son action tient dans le respect d'une recherche de la vérité qui n'abdique pas.
Attiré par la linguistique et les hypothèses que cette discipline propose à l'historien quant à la mise en place des grandes familles linguistiques et à leur progressive différenciation interne, il connaissait suffisamment les langues mandé pour tancer vivement l'interprète qui lui donnait une traduction défectueuse.
Ce pionnier dans l'utilisation massive des sources orales comme documents d'histoire était également attentif, comme l'a rappelé Claude Tardits, aux données et aux méthodes de l'anthropologie. Les barrières dressées entre les disciplines dans le champ de la connaissance des sociétés africaines, depuis que celui-ci s'est constitué, n'arrêtaient pas l'historien Person dans son élan : elles lui étaient précocement apparues pour ce qu'elles sont : dérisoires. Et le fait de pénétrer aisément dans ces autres domaines donnait à sa démarche une souplesse et une vigueur nouvelles.
Parmi les images qui nous restent à l'esprit sont celles de ses colères et de ses indignations, que d'aucuns jugeaient démesurées. Les tiroirs de son bureau claquaient au milieu d'éclats de voix retentissants. A la fin de sa vie s'exprimait ainsi sa révolte profonde contre la maladie, et contre le lent et surnois travail de celle-ci en lui et en sa précieuse mémoire, premièrement atteinte. Cette révolte l'avait conduit à dresser de longues listes de noms propres — c'était peu de temps après sa première opération, au début de 1981 — listes qu'il récitait inlassablement, plusieurs fois par jour.
Ces colères venaient aussi du sentiment qu'il ne fallait pas accepter l'inacceptable, ni justifier l'injustifiable. C'était sa réponse à lui quand des individus ou des groupes humains étaient menacés dans leur droit à la parole ou à l'existence. Et cette protestation du cœur et de l'esprit trouvait son prolongement, naturel et immédiat, dans l'action militante. Car l'affaire des uns était aussi celle des autres : pas un instant il ne considéra que les Celtes — ou les Africains — devaient, quand les libertés essentielles étaient en jeu, mener isolément leur combat, à leur façon, selon une stratégie et des règles hermétiques à d'autres qu'eux- mêmes.
Peut-être est-ce cet accord profond de l'intelligence et de l'affectivité, des options idéologiques et de leur mise en œuvre dans la vie courante et militante qui lui valut tant d'estime et d'amitié de la part des chercheurs africains, dont témoignent les innombrables manifestations de sympathie reçues en ces derniers mois par sa famille et ses collègues.
Laissons la parole à l'un d'eux, l'historien voltaïque Joseph Ki-Zerbo, auquel un interview fut demandé le jour des obsèques, à Marly :
« Yves Person pour nous ce n'est pas simplement un Professeur, ce n'est pas simplement un Maître, d'un très grand nombre d'étudiants africains, c'est avant tout un Homme. Yves Person a été pour nous un Homme, c'est-à-dire quelqu'un de fraternel, ouvert à toutes les cultures, ouvert à tous les hommes, qu'il désignait par leurs noms, qu'il identifiait. Et nous savons aussi qu'il a été un homme par son engagement politique pour la justice sociale, pour l'épanouissement des couches les plus pauvres de tous les peuples. Aujourd'hui, au cours de cette cérémonie, nous avons vu des hommes de partout : des Africains subsahariens, des Malgaches, des gens de l'Afrique du Nord, des Français et d'autres Européens. Et ce rassemblement, Yves Person le méritait parce qu il a été un homme universel justement parce qu'il était très enraciné. Et je crois que plus on est enraciné, plus on plonge profondément dans ses propres sources et plus on est ouvert à tous les autres, plus on accède à l'universel. C'est, je crois, les leçons que nous pouvons tirer de la vie d'Yves Person qui a été l'un des nôtres, qui a été Africain parmi les Africains, car sa thèse sur Samory nourrira pendant très longtemps les méditations des chercheurs africains. Il a pratiquement reconstitué toute une civilisation et toute une culture qui s'incarnaient dans la résistance à l'envahisseur. Au fond, je peux dire que Yves Person a été contre toutes les oppressions et pour toutes les libérations et nous sommes très heureux d'être venus ici pour l'accompagner vers sa dernière demeure. Comme on dit en langue africaine : « Que la terre lui soit fraîche » .
L'historien qu'il était savait que l'histoire est la moins innocente des sciences humaines. Il est l'un des très rares historiens français qui sut refuser la facilité et s'attaqua efficacement à la destruction des mythes, confortés par une histoire mensongère, sur lesquels s'est bâtie l'idéologie nationaliste d'une « France incréée », comme il aimait à dire. Il s'est heurté toute sa vie au mur d'ignorance méprisante et satisfaite qui, en France, rend extrêmement difficile une connaissance sereine de la pluralité linguistique et culturelle de notre pays.
Fils de Bretagne, il luttera contre le génocide culturel et le colonialisme intérieur dont il avait conscience qu'ils sont les fruits du centralisme français et de son idéologie nationaliste. Mais il avait le souci de ne pas s'enfermer dans un nationalisme régional, caricature stérile du nationalisme français dominant. Critiquant vigoureusement le dogmatisme marxiste, Yves Person s'est efforcé de retrouver le mouvement de la démarche de K. Marx pour faire avancer la réflexion sur les rapports entre la lutte des classes et les chocs des intérêts nationaux qui écrasent les minorités aussi bien en Asie, en Afrique, en Amérique latine qu'en France même.
Cette démarche s'est concrétisée dans un certain nombre d'interventions, notamment dans un numéro des Temps Modernes, en 1972 sur les « Minorités nationales en France ». Yves Person restera comme l'un des rares intellectuels qui ont eu le courage et la lucidité d'affronter le problème des minorités linguistiques et culturelles dont il est chaque jour plus évident qu'il constitue l'une des contradictions majeures de notre temps, à l'échelle planétaire et, nous l'oublions trop souvent, dans notre pays même.


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