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Yves Person (1925-1982)
In Memoriam

Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192


Témoignage de Jacques Lombard

Professeur à l'Université de Lille I

Bien que mes relations avec Yves Person dans les dernières années de sa vie aient été assez épisodiques et que nous nous retrouvions surtout à l'occasion de participation commune à des jurys de thèse, je suis sans doute de ceux qui l'ont connu parmi les premiers. C'était en 1949, dans cette maison, dans cette salle et l'ironie du destin a voulu que je le revis pour la dernière fois, ici même, à l'occasion de circonstances semblables, lors de la séance d'hommage à Hubert Deschamps. Nos relations se sont ainsi nouées et elles se sont dénouées autour de l'Institut d'Ethnologie.
En 1949, il était élève à l'École de l'avenue de l'Observatoire et je ne sais si sa vocation était déjà africaniste. Je crois plutôt qu'il était prêt à s'intéresser à toute société, là où il serait appelé à travailler, et que sa «disponibilité scientifique» était très grande. Je me souviens, en tout cas, que son premier travail devait porter sur la Nouvelle-Calédonie, travail d'étudiant, qu'il n'eut plus par la suite la possibilité d'approfondir. Il connut ensuite cinq grandes phases dans sa carrière, la béninoise ou dahoméenne, au cours de laquelle il découvre l'Afrique et où sa vocation d'historien s'affirme lentement ; la guinéenne, où il découvre le pays kissi et commence à penser à Samory ; l'ivoirienne, pendant laquelle il va affirmer sa marque d'historien, sur les traces du héros, dont il deviendra le spécialiste ; la dakaroise et enfin la phase ultime à Paris, à la Sorbonne (Paris I).
C'est surtout notre ami Person au Bénin et à Dakar, que j'évoquerai aujourd'hui.
S'il fallait, parmi les nombreuses qualités humaines et intellectuelles que possédait Yves Person, citer celles qui m'ont toujours le plus frappé, j'utiliserais deux termes :la passion et la mémoire.
J'ai rarement vu quelqu'un travailler et parler avec autant de passion que lui, surtout lorsque son sujet portait sur l'Afrique, le régionalisme et les minorités, la politique enfin. Tout le reste alors apparaissait comme secondaire. Mais plus encore peut-être que sa passion, cette mémoire prodigieuse qui l'habitait. En matière de boutade, je disais souvent que si par hasard, nous devions à 500, à 1 000 ou à 2 000 intellectuels nous retrouver un jour enfermés dans une prison avec comme seuls objets de distraction un crayon et du papier et que l'on décidât en guise de divertissement d'élaborer chacun pour soi un dictionnaire des noms propres, Yves sans conteste nous aurait tous battus, tant la précision de sa mémoire, et en particulier pour les noms les plus difficiles, était grande. Je me souviens d'un jour également à Dakar, où pendant un repas, il fit un véritable cours à un chercheur israélien médusé, sur l'histoire du sionisme et les fondements de l'État d'Israël. Rien n'avait été laissé dans l'ombre parmi les protagonistes de cette histoire, qui n'était pourtant pas celle de sa spécialité.
Je le retrouvais, après le Musée de l'Homme, en 1951 à Porto-Novo, comme chef de cabinet adjoint du gouverneur, rongeant son frein de ne pouvoir découvrir l'Afrique profonde, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur, et utilisant son temps de loisir à l'apprentissage de la langue locale. Déjà, il manifestait cette précision dans l'usage et la prononciation des termes locaux et il aurait fort bien pu, à cette époque, orienter ses recherches vers la linguistique. Heureusement, son affectation à Djougou, dans le Nord- Ouest du pays, va le réorienter vers l'histoire, dans cette région à la fois de carrefour, sur la route des caravanes, dont il parlera tant par la suite, et de dissémination ethnique. De nombreuses populations d'origines différentes, Gurmantche, Yoruba, groupes réfugiés plus ou rpoins autochtones, s'y trouvent rassemblées. Ils sont, pour certains, issus d'anciennes migrations, qu'Yves Person va retracer. Il écrit alors de nombreux articles pour les « Études Dahoméennes », dont je m'occupais alors, et le Bulletin de l'IFAN (Institut Fondamental d'Afrique Noire). Il retrace l'histoire des clans, suit la route des migrations, découvre la vie d'un caravansérail de l'est de l'ouest africain.
Je reçois de lui quelques mois plus tard et depuis Kissidougou, deux lettres qui donnent la liste des articles écrits sur la région. Il y transparaît déjà cette honnêteté intellectuelle, ce souci de la vérité qu'Emmanuel Terray soulignait tout à l'heure. « Tu m'avais pressé pour les articles, le résultat est que les textes que je t'ai envoyés contiennent un certain nombre d'erreurs ou d'omissions », écrivait-il, avant d'ajouter «je serais navré de voir paraître sous mon nom des choses qui ne m'agréent plus». Quelques mois avant sa mort, il devait me téléphoner pour me faire part de son désir de reprendre ses travaux de la période « dahoméenne » et pré-Samory.
C'est quinze ans plus tard que je le retrouvais à Dakar, en 1967, après quelques rencontres épisodiques à Paris. Nommé à l'Université, je l'accueillais à l'aéroport, comme lui m'avait accueilli à Porto-Novo, et nos chemins de nouveau, furent quelques temps parallèles. Tout en rédigeant sa longue thèse sur Samory, il donnait des cours d'histoire africaine, et à cette époque déjà, il n'était plus seulement le spécialiste de l'ouest -africain, mais manifestait aussi une connaissance approfondie de l'histoire africaine des autres régions, sur laquelle portaient nombre de ses cours.
Je quittais Dakar à la suite des événements de 1968, le département de Sociologie cessant son enseignement, et lui restait encore une année ou deux. Je le retrouvais lors de la soutenance de sa thèse, dont j'écrivais alors que « pour la première fois les sources historiques écrites avaient été étudiées et critiquées à la lueur de la tradition orale, d'après les témoignages de l'homme africain auquel on n'avait pas encore demandé de faire son histoire ». J'ajoutais que de sa génération, Yves Person avait été sans doute celui qui avait la plus grande érudition sur l'histoire africaine du continent noir et qui en même temps avait mené la plus grande activité de terrain.
Puis, nos contacts devinrent plus espacés, lui à Paris, moi à Lille, nous nous retrouvions lors de certaines soutenances de thèse, et puis ce fut cette maladie, qui nous a tous bouleversés, ses amis, et qui est en même temps pour nous intellectuels, une leçon sur la biologique fragilité de ce qui a pu faire un temps notre notoriété.


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