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Yves Person (1925-1982)
In Memoriam

Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192


Témoignage de Claude Tardits

Directeur d'Etudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, (Ve section).

Ce n'est pas par simple réminiscence littéraire que Person, ce Breton prénommé Yves, appelle le terme de « frère ». Sa personnalité chaleureuse et généreuse pourrait certainement y être pour quelque chose mais, pour un ethnologue, deux autres traits de sa carrière m'ont, au moment de sa disparition, laissé le sentiment que les ethnologues autant que les historiens venaient de perdre l'un des leurs.
C'est d'abord au titre du métier que les anthropologues pourraient le revendiquer. En petite part certes, à côté des historiens, mais en part singulièrement significative. Etudiant, il inclut dans sa licence d'histoire un certificat d'ethnologie qu'il complétera ensuite par un passage au CFRE en 1950. C'est là qu'un certain nombre d'entre nous l'ont connu.
Ses premiers écrits rédigés à la suite d'un séjour au Dahomey, où il est administrateur dans la région de Djougou, sont ethnologiques : près de 200 pages consacrées à de minuscules sociétés de cette région, mais l'ethnologue se retrouvera ensuite dans de multiples passages de sa magistrale histoire de Samori. C'est en effet son analyse des sociétés malinké du Haut Niger et du monde des Dioula qui vont lui permettre de donner à l'aventure de Samori toute sa dimension africaine et en offrir une explication, ignorée de ceux qui, précédemment, n'avaient vu en Samori qu'une des figures marquantes de la résistance à la conquête coloniale. J'appelle ethnologiques tous les passages de l'ouvrage où il montre sa familiarité avec les petites sociétés malinké et où il traite de ce qu'il appelle la «révolution dioula» ; puis il y a, derrière la reconstitution historique, les traditions orales inlassablement collectées qui portent la marque de l'ethnologie.
Enfin, dans ses activités pédagogiques et dans sa conception de l'histoire de l'Afrique, on retrouve chez lui la conviction qu'histoire et anthropologie, discipline dont il connaît remarquablement les travaux, entretiennent une nécessaire et amicale complémentarité.
Des travaux ethnologiques de ses premières années, je souhaite dire quelques mots. Ils ont été publiés comme notes et documents dans les Bulletins de l'IFAN de 1955 et 1956, et comme articles dans les Études dahoméennes de 1956. Il y a là près de 200 pages qui concernent une zone de peuplement complexe située au nord-est du Dahomey de l'époque, au voisinage de la frontière togolaise où de petits groupes linguistiquement et culturellement différents s'imbriquent les uns dans les autres. Il a entre autres décrit les Biyobè et les Gbazâtsè, minuscules groupes dont il souligne qu'ils n'ont jamais retenu l'attention des chercheurs.
Les Biyobè, remarque-t-il, n'obtiennent même pas une mention dans les ouvrages d'ensemble consacrés au Dahomey et il souligne qu'en dépit de leur petit nombre, il n'en sont pas moins dignes d'intérêt. Notation tout à fait ethnologique. Les Biyobè ont un trait original : ils occupent un seul village. En quelques pages, Person saura, â leur propos, brosser un tableau où toutes leurs institutions se trouveront en place : familles étendues, patricians dont il perçoit le caractère fictif et les traits matrimoniaux distinctifs — ils sont endogames tout en pratiquant le mariage avec les cousins croisés —, classes d'âge dont il évoque les pratiques rituelles aux caractères singuliers, institutions des vols rituels, circoncision précédée d'une période de port de parures féminines par les futurs circoncis, sacrifice du porc, organisation politique à caractère fédéral. Je citerai quelques lignes où il évoque le rôle et les attributs de Vuyobi, chef de clan en même temps que chef de quartier, élément de l'unité fédérale qu'est le village :

« L'uyobi est en effet, avant tout, le garant de l'ordre cosmique. Sa vie n'est qu'une suite d'obligations pénibles et il ne jouit d'aucune liberté. Il ne peut en aucun cas quitter le pays yobé même pour une courte durée. Il ne doit porter absolument aucun vêtement,ce qui est parfois pénible lors des nuits fraîches de la saison des pluies. Il doit humer sans relâche le tabac, plante rituelle ; aussi ne se sépare-t-il jamais de sa pipe et il l'allume la nuit s'il se réveille. Sa nourriture doit provenir exclusivement du terroir. Le moindre manquement à ces règles entraîne la stérilité de la terre et des femmes et toutes les calami.tés sont Invariablement rapportées à la conduite de l'uyobi » (Bulletin de l'IFAN, 17, 34, p. 508, 1955).

Dernière notation bien intéressante pour tous ceux qu'a intrigué le vieux thème frazérten de roi divin. Certes Person n'aborde pas de domaine symbolique dans cette minuscule société, mais il sait noter la singularité des rituels.
Avec les Gbazâtsè, il aborde une société composite faite de réfugiés d'origines diverses, dont l'unité culturelle n'est pas acquise. Alors, il déterminera les ordres d'arrivée, relèvera les implantations, débrouillera les imbrications institutionnelles et linguistiques et s'attachera à décortiquer une situation hétérogène, en un sens inverse de celle des Biyobè. Cette démarche, il la répétera à plusieurs reprises dans les microcosmes sociaux du nord du Dahomey.
La lecture de ces textes appelle deux considérations ; Person s'est mis en mesure d'observer directement le fonctionnement d'une société africaine et de saisir malgré sa petitesse, ou peut être en raison de celle-ci, la complexité des institutions et des mécanismes d'un univers traditionnel qui, nous venons de l'indiquer, avait la dimension d'un village. Person passe alors par la porte étroite qu'emprunte tout anthropologue, en dehors de laquelle il n'y a, c'est évident, pas d'anthropologie, mais en dehors de laquelle on peut aussi se demander s'il y a possibilité d'une histoire de l'Afrique. De cette expérience, il y a tout lieu de penseï qu'il s'est souvenu, lorsqu'il analysa les kafu malinké, ces minuscules États qui donnent à l'aventure samorienne son fond de toile sociale. Seconde considération : il s'est livré, au Bénin, à ces longs inventaires au sol qui accompagnent la collecte des traditions, se préparant ainsi à la longue quête à laquelle il devait se livrer pour reconstituer les vicissitudes de la vie de Samori.
Peut-être aussi les différences entre les deux sociétés dont nous venons de parler, Biyobè et Gbazâtsè, ont-elles attiré son attention sur l'historicité de la notion d'ethnie qui revient si souvent dans les écrits de militant de Person.
Autre chose nous rapproche de notre camarade que ces travaux ponctuels où chaque ethnologue reconnaît des matériaux familiers. C'est ce que j'appellerais la participation à la grande aventure anthropologique.
Le profil de sa carrière est très similaire à celui que nous connaissons : diplômé de l'École coloniale, licencié en histoire, il gagne l'Afrique en 1951 ; il séjourne au Bénin, en Guinée, en Côte d'Ivoire, se partageant entre un travail administratif et la recherche. A partir de 1961, il peut travailler dans le cadre du CNRS et, après 17 ans de travail, il soutient sa thèse, enseignant d'abord à Dakar puis à la Sorbonne. Parcours classique, au moins pour une ou deux générations de femmes et d'hommes qui, au bout de 15 à 20 ans de travaux, atteignant 45 à 50 ans, se retrouvèrent Maître de recherches ou Maître de conférence.
Mais cet itinéraire, il l'a parcouru dans ces décennies 50, 60, 70, l'âge d'or peut-être de cette aventure ethnologique commencée en France au début des années 30 dont on peut se demander si elle n'est pas engagée vers sa fin.
L'aventure ethnologique, c'est l'immense effort d'observation des institutions, de collecte de traditions, au départ opaques et qui petit à petit sont incorporées dans un patrimoine intellectuel universel. C'est un demi-siècle de décodage d'univers dont l'intelligibilité n'était pas initialement acquise. Aventure qui passe par la notation d'un fait apparemment insignifiant — petit détail de costume, petite nuance d'étiquette, utilisation inattendue d'un objet simple —, se prolonge par la monographie, atteint des moments plus rares où, à un pôle de la recherche, le terrain, un Griaule nous présente un ensemble mythologique qui livre les fondements des institutions d'une société et témoigne de sa cohérence, où, à un autre pôle, celui de la réflexion théorique, un Lévi-Strauss entreprend de comprendre les mariages australiens en les rapprochant des unions sibériennes ou les fragments d'un mythe d'une obscure population de la forêt sud-américaine en l'insérant dans l'ensemble amérindien.
A cette quête, à cette réflexion, plusieurs générations ont participé et Person y a appartenu lorsqu'il rend intelligibles non pas les institutions ou l'idéologie d'une société mais des pans de l'histoire de plusieurs groupes sociaux : lorsqu'il nous donne son Samori avec sa dimension africaine. Certes, ce moment de l'histoire de la discipline n'épuise pas, loin de là, ses possibilités, mais la conquête de l'intelligibilité mutuelle des société avec ses implications méthodologiques et épistémologiques donnera peut-être à la vie intellectuelle de notre siècle sa marque distinctive. Il est évident que les options idéologiques et politiques que nous sommes appelés à prendre, que les combats qui les accompagnent, sollicitent d'autres foules que la mince cohorte des anthropologues et de quelques spécialistes des sciences sociales, mobilisent d'autres énergies, mais, n'oublions pas que lorsque nous pensons au XVIe siècle c'est davantage la Renaissance que nous voyons que les guerres de religion.
Quoi qu'il en sera du jugement de l'Histoire, rappelons en outre que notre collègue n'a pas voulu être un simple observateur, un enseignant dévoué;mais qu'il fut un militant et prit part aux luttes de notre époque. D'autres en parleront. Je voudrais dire un dernier mot à ce sujet. J'ai souvent eu le sentiment que son expérience des petites sociétés cohérentes partageant la même culture, que la notion d'ethnie par laquelle nous leur faisons référence, joua un rôle dans la réflexion politique de Person et que, là aussi, on retrouvait l'empreinte ethnologique. Je rappellerai pour terminer un propos qu'il m'a tenu un jour : « mon vieux, j'ai cru retrouver en Bretagne une colonie », complété par cet autre : « maintenant que je suis universitaire, je vais enfin pouvoir parler ».
Ces choses dites, qui montrent le lien entre le chercheur, l'universitaire et le militant, j'ajouterai qu'en deçà ou au-delà de l'éloge, je pleure simplement un ami, et que l'amitié, comme l'amogr, se vivent bien plus qu'ils ne s'expliquent.


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