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Yves Person (1925-1982)
In Memoriam

Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192


Témoignage d'Emmanuel Terray

Directeur d'Études à l'EHESS

Beaucoup des personnes qui sont dans cette salle ont connu Yves Person pendant plus longtemps que moi et seraient mieux placées que moi pour parler de lui. Ce qui m'autorise à le faire, c'est essentiellement l'amitié et l'admiration que je lui portais, ce qui après tout est probablement un titre aussi valable qu'un autre.
J'ai fait la connaissance d'Yves Person vers le milieu des années 1960 ; il venait de quitter la Côte d'Ivoire au moment où j'y arrivais, et nous nous sommes rencontrés d'abord en Côte d'Ivoire, puis, de façon plus fréquente, en France après mon retour en 1968.
Notre amitié s'est nouée sur deux plans ou dans deux domaines :
Sur le plan de la recherche d'abord, après avoir travaillé en pays dida selon les méthodes de l'anthropologie classique, je me suis tourné vers le pays abron, et aussi, compte tenu de la nature de ce nouveau terrain, vers l'histoire.
Or dans cette nouvelle orientation, j'ai tout de suite bénéficié de l'appui d'Yves Person.
Il était en train d'achever son travail sur Samori, et en avait déjà publié quelques fragments.
Il avait également publié son bel article de 1961 sur « les Kissi et leurs statuettes de pierre ». Il faut se rappeler qu'à l'époque son apport était extraordinairement novateur. Jusqu'à Yves Person, l'histoire de l'Afrique en France se réduisait à l'histoire de la colonisation ou, au mieux, à l'histoire des contacts entre Europe et Afrique au Moyen Age et à partir du XVIe siècle.
Au début de 1960, se forme le grand mouvement qui, avec Crowder, Wilks, B. Davidson en Grande-Bretagne, P. Curtin au USA, Vansina en Belgique, Ajayi au Nigeria, Niane en Guinée, va promouvoir une histoire de l'Afrique considérée en elle-même (et non plus comme un appendice de l'histoire de l'Europe).
De ce mouvement, Yves Person sera en France le premier et le principal représentant Son rapport sera double :

Je ne m'attarde pas sur ce point que d'autres plus qualifiés que moi ont mis en valeur.
Pour moi, la rencontre avec Person a eu une occasion plus précise. Il se trouve qu'Yves Person avait travaillé à Bondoukou et en pays abron à partir de deux préoccupations : — en mai-juin 1895, Samori envahit le pays abron et les Sofa l'occuperont pendant deux ans, avant d'en être chassés par les Anglais en 1897.
Yves consacre donc plusieurs chapitres de son troisième tome à cette période.
Or selon son habitude, il ne s'en tient pas à une étude des mouvements de Samori : il s'intéresse aussi aux adversaires de son héros, i. e. aux Abron, et il nous offre ainsi une excellente description du royaume, de son histoire, de son organisation, de sa situation en 1895.
Le tableau ainsi dressé a été pour moi un point de départ très utile, même si j'ai été ensuite amené à m'en écarter sur certains points.
Par ailleurs, Yves s'est intéressé à la région de Bondoukou dans le cadre de la préparation de cette histoire de la Côte d'Ivoire dont la responsabilité lui avait été confiée par le Gouvernement ivoirien, et qu'il tenait encore à mener à bien tout récemment, puisqu'il m'en a parlé la dernière fois que nous nous sommes vus.
A cet égard, je tiens à souligner deux traits : l'extraordinaire générosité avec laquelle Yves communiquait ses documents et ses matériaux. Il n'avait pas ce sens un peu crispé de la propriété dont certains chercheurs sont affligés, et il plaçait au-dessus de tout le progrès de la connaissance, quel que soit l'auteur de ce progrès.
Par ailleurs, Yves était extraordinairement modeste et n'hésitait pas à remettre en cause ses travaux s'il les estimait dépassés. On se rappelle la postface qu'il a ajoutée à sa contribution à « The Historian in tropical Africa » de 1964 pour renoncer à son hypothèse sur les liens entre Ligbi et Vai.
Cette postface témoigne d'une probité et d'un courage intellectuels dont je crois que peu d'entre nous seraient capables.
Enfin, je veux dire à quel point je suis convaincu par l'histoire telle que la conçoit Yves :

Ce qui est fascinant pour moi dans son Samori, c'est effectivement, à travers une reconstitution minutieuse des événements, l'effort fait pour montrer comment ces événements résultent de l'entrecroisement, l'entrechoquement d'ambitions, de volontés animées par des intérêts et des valeurs spécifiques.
Mais je voudrais insister aussi sur un trait qui me paraît capital dans le souvenir et l'exemple qu'Yves nous laisse.
Yves ne dissociait pas sa vie de chercheur et son engagement militant et il donnait a, sa vie une extraordinaire cohérence qui a frappé tous ceux qui l'ont approché.
Yves a milité au PSU, puis au Parti socialiste auprès de Michel Rocard et de François Mitterrand. J'ai appartenu aux mêmes organisations mais pas aux mêmes époques. Mais pour lui l'appartenance à une organisation et plus encore à une tendance n'était qu'un moyen tout relatif, au service d'une cause qui, elle, était absolue : la défense et la promotion des libertés culturelles et sociales des groupes minoritaires.
La lutte contre l'oppression infligée aux communautés minoritaires ou infériorisées, qu'elles soient africaines ou européennes, aura été le mobile central de sa vie et de son action de chercheur et de militant.
Yves abhorrait le colonialisme sous toutes ses formes :

Dans ce domaine, il faisait preuve, à la fois d'un savoir encyclopédique, et d'une capacité d'indignation illimitée qui ne s'atténuait pas, bien au contraire, avec l'âge.
Je l'ai entendu évoquer avec la même colère et la même ferveur les souffrances et les luttes :

Dans ce domaine, il n'y avait chez lui ni usure, ni accoutumance. Cette passion juvénile que nous autres parvenons d'ordinaire si mal à préserver des atteintes de l'âge, il l'avait, lui, conservée absolument intacte, et la déployait sans le moindre respect humain, sans aucun souci du qu'en dira-t-on, en bravant tous les scepticismes et tous les cynismes.
J'avais eu l'occasion de participer à son invitation à un numéro spécial des Temps Modernes de 1971 sur les minorités nationales, et j'ai été témoin du formidable travail qu'il a accompli dans ce domaine:

D'autres que moi, R. Laffont ou P. Simon et les animateurs de Pluriel, diront le rôle qu'il a joué sur ce plan.
C'est ce qui l'avait amené (bien avant la mode) à mettre en cause l'Etat, comme forme politique majeure de notre temps : il voyait dans l'Etat centralisé une sorte de machine folle qui échappait fatalement à ses pilotes et ne pouvait pas ne pas produire l'oppression et la domination sociales et culturelles.
Pour conclure, pourquoi ne pas le dire ? Il nous arrivait parfois, entre nous, de sourire amicalement des emportements d'Yves, de ses enthousiasmes ou de ses colères. Nous y voyions un peu de naïveté, un peu de candeur, la trace d'une ardeur juvénile pas tout à fait domestiquée…
Aujourd'hui, je crois comprendre mieux, que ces emportements étaient le signe de ce qui restera sans doute dans ma mémoire comme la plus haute qualité d'Yves ; je veux dire cette générosité et cette capacité de passion qui avec le temps se refroidissent et s'engourdissent en beaucoup d'entre nous mais qui n'ont jamais cessé de l'inspirer et d'animer sa pensée et son action.


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