Journal des africanistes. 1982 (52):52-1-2 pp.181-192
Maître-Assistant à la Faculté des Lettres d'Abidjan,
Conseiller à la Délégation Permanente de la Côte d'Ivoire auprès de l'Unesco.
Le professeur Person a été pour moi plus qu'un Directeur de thèse, il a été un ami. Dès notre première rencontre, nos rapports se sont situés très vite sur un tout autre plan que celui des contacts académiques et du travail scientifique : sur le plan de la communication permanente des idées et des consciences. Homme d'enracinement, il m'a aidé, comme tant d'autres amis Africains et Européens, à m'enraciner dans ma culture nationale africaine.
Tour à tour linguiste, anthropologue, épistémologue, philosophe de l'histoire Yves Person était un esprit encyclopédique qui s'était efforcé d'épouser la totalité du savoir de son temps sur la société et la dynamique sociale africaines. Il est comparable à un savant de la Renaissance : la discipline à laquelle il avait voué sa vie n'est-elle pas, au fond, une discipline de la renaissance des cultures et des sociétés africaines ? Par sa volonté de contribuer à la renaissance de notre continent, il est devenu un grand Africain. Et si, en mai-juin 1982, il avait été pris d'une envie irrésistible de revoir l'Afrique, c'est parce qu'il avait senti, quelques mois avant sa mort, que le destin allait l'arracher à cette terre d'adoption.
Breton' d'origine, Français de citoyenneté, Yves Person avait épousé l'Afrique. Il l'avait épousée tout entière : ses traditions d'hospitalité et de générosité, sa passion du verbe et de l'oralité, son goût du passé et sa volonté de reconstruire une personnalité anéantie par quatre siècles de traite esclavagiste et de colonisation. Il avait épousé son histoire : celle-qui-s'écrit et celle-qui-se fait.
A l'Afrique il avait donc voué son esprit, après lui avoir procuré les fruits très précieux de sa patiente recherche, il l'avait gratifiée de ses réflexions suggestives et enrichissantes sur « l'État, la Nation et l'Ethnie », les « langues nationales et la renaissance culturelle », les « conditions sociopolitiques d'une véritable unité africaine ». Il avait participé à la formation intellectuelle et morale de sa jeunesse par l'enseignement, des conférences, des prises de positions pertinentes sur les problèmes brûlants de l'actualité, etc.
Pour nous Africains, Africains de l'Ouest en particulier, Yves Person n'est pas seulement l'auteur de Samori, cet ouvrage fondamental qui réhabilita scientifiquement une des plus grandes figures de notre histoire, il est aussi l'homme qui milita en faveur d'une meilleure connaissance de nos cultures dites traditionnelles. Par le biais de ses recherches historiques, notamment celles qu'il mena sur la civilisation mandingue, il ouvrit la voie à la compréhension des civilisations ouest-africaines.
En s'attelant à la tâche de décrire et d'expliquer le rôle des dyula dans le monde mandingue, il mit l'accent sur l'influence majeure des Mandé dans le façonnement des structures politiques et culturelles, et dans la genèse des dynamismes historiques de l'Afrique Occidentale précoloniale et coloniale. Il est maintenant possible de brosser, sur la base de ses nombreux travaux, un tableau des initiatives mandingues dans l'élaboration des civilisations et des cultures de cette région.
Pour nous Ivoiriens, l'action de Person ne se limita pas seulement à la lumière qu'il jeta sur une partie de l'Histoire de notre pays, par sa thèse sur Samori qui retrace l'histoire du Nord de la Côte d'Ivoire au 19ème siècle ; elle se prolongea aussi par sa contribution à l'Histoire Générale de la Côte d'Ivoire (publiée chez CEDA en 1962) qui reste jusqu'à ce jour la meilleure synthèse, quoique brève, de l'évolution historique de notre pays. Ensuite, ses missions d'enseignement et de recherche à la Faculté des Lettres et à l'Institut d'Histoire, d'Art et d'Archéologie d'Abidjan, lui permirent de participer à l'élaboration de l'Atlas de Côte d'Ivoire (partie historique), de stimuler les enquêtes de tradition orale et les études linguistiques.
Il fut l'un des pionniers, des rencontres universitaires Ghana-Côte d'Ivoire, une institution qu'il voulait novatrice, parce qu'elle devait amener les deux communautés de chercheurs à sortir de leur ignorance mutuelle pour faire éclater les frontières linguistiques et coloniales qui les séparaient. Il pensait que l'appartenance de la Côte d'Ivoire et du Ghana aux civilisations akan et voltaïque, devait donner l'occasion aux intellectuels ghanéens et ivoiriens de renouer avec un passé commun. Il fut avec nous au premier rendez-vous d'Accra en 1972 et nous suggéra que le succès probable de la coopération universitaire ivoiro-ghanéenne déboucherait sur des initiatives analogues avec nos frères libériens de l'aire culturelle Krou, Guinéens et Maliens de l'aire Mandé, et enfin Voltaïques de l'aire Voltaïque. La Côte d'Ivoire deviendrait ainsi, grâce à sa situation géographique et à sa structure ethno- linguistique, le centre moteur d'un renouveau scientifique de la culture ouest-africaine.
Ce que nous retenons de la vie d'Yves Person — une vie hélas trop brève — ce sont les espoirs qui l'ont nourrie. Que Person ait disparu au moment où ces espoirs étaient en train de se réaliser, où le rêve devenait réalité, voilà la tragédie de sa propre histoire, lui qui avait tant scruté la tragédie de l'histoire des peuples et des nations.
Tragédie de l'histoire pour Person qui est mort au moment même où la graine qu'il avait jetée a commencé à germer partout en Afrique, surtout dans cette Afrique francophone qui a vécu le régime de l'assimilationnisme culturel. Partout dans cette région, des politiques de développement culturel, animées par les Etats ou des groupes d'intellectuels, ont mis en place des structures de recherche sur la tradition orale, les anciennes cultures, les langues nationales et l'histoire précoloniale.
Dans le domaine des langues africaines, paraissent en effet de nombreuses études morphologiques et lexicales, des manuels expérimentaux ou opérationnels, destinés à l'alphabétisation ; une alphabétisation en langues nationales qui est déjà en cours dans certains pays. Et, dans cette Côte d'Ivoire que Person tenait pour la plus aliénée des pays francophones (et qui ne l'est pas tout à fait en réalité), l'Institut de Linguistique Appliquée et le Centre d'Études et de Recherches Audio-visuelles, ont mis au point des études très précises sur les principales langues nationales : dioula, baoulé, bété, sénoufo.
On peut ne pas approuver les idées d'Yves Person sur l'État, la Nation et la reconstruction des sociétés contemporaines qu'il voulait fonder sur les communautés dites organiques. On peut trouver utopique sa conception d'un socialisme fondée sur la convivialité et la fraternité chaleureuse. Mais on ne peut pas nier l'enthousiasme, la foi et la grande générosité qui sous-tendent sa vision du monde et des hommes. Il faut en tout cas lui savoir gré d'avoir perçu la liaison indispensable, à notre époque, entre la science, la culture et la politique, et d'avoir milité toute sa vie pour le triomphe des idées qu'il dégageait de cette liaison. Car, à quoi servirait la science si elle ne permettait pas aux hommes de comprendre leurs besoins et de se donner les moyens de les satisfaire dans leur vie de tous les jours.
Ce fut le mérite d'Yves Person d'avoir joint l'acte à la parole, la pratique à la théorie. En contribuant à éveiller les Africains à la conscience de leur culture, en leur indiquant les moyens d'assumer concrètement celle-ci, il se montra un grand ami et un grand serviteur de l'Afrique.
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