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Présence Africaine
La Loi-cadre

Numero spécial 1958


Louis Senainon Behanzin
Fondements historiques de la loi-cadre

La loi-cadre n'est pas une création née de la générosité de quelque puissance colonisatrice aux principes humanitaires, elle s'inscrit dans l'ensemble des événements liés les uns aux autres dont il est commode de faire coïncider l'origine récente avec la dernière guerre mondiale et dont les caractéristiques convergent vers l'émancipation de plus d'un milliard et demi d'êtres humains 1, jusqu'à présent asservis : libération politique, économique, sociale se suivant ou s'enchevêtrant suivant les cas. C'est cette lutte gigantesque tantôt politique tantôt armée qui constitue la toile de fond de la loi-cadre.
Jusqu'en 1939, cette dernière année de l'impérialisme européen, chaque puissance colonisatrice régentait dans une quiétude presque totale son empire, grand ou petit, on n'avait pas peur des mots. La paix européenne s'étendait sur les deux tiers d'un monde fini. Les rares mouvements de révolte qui surgissaient dans quelques colonies « imprudentes » étaient impitoyablement et « efficacement » écrasés par des expéditions punitives au nom du sacro-saint « Devoir » de l'Europe de disposer des peuples africains et asiatiques qu'elle a mission de conduire vers une civilisation universelle dont elle détenait le secret. C'est que, d'une part, l'Europe était à l'apogée de sa puissance économico-politique 2 et ne pouvait se « dérober » aux droits que lui conféraient d'impératifs « devoirs » et que d'autre part, les peuples asservis n'avaient pas encore, dans leur ensemble, pris conscience de leur existence, encore moins de leur force. La colonisation en paix était encore possible. Mais vint la guerre 1939-1945.
Au cours de ce conflit, l'Europe colonisatrice a subi des défaites partielles et des dommages matériels qui ont ébranlé son économie et ont porté un coup décisif à son prestige de « Métropole protectrice des peuples primitifs ». L'aide énorme apportée par ces « peuples primitifs » à la « Mère-patrie » en guerre, loin de fortifier les liens de subordination, a créé des conditions d'insubordination. A travers la guerre à laquelle ils participaient, une guerre qui était censée faite pour briser l'oppression, ils prenaient conscience et de leur existence et de leur force en même temps qu'ils voyaient se désagréger le mythe des « valeurs occidentales », le mythe du « white moral burden ». Parallèlement, la puissance économique et politique des U.S.A. devenait prépondérante en Occident tandis que l'U.R.S.S. par sa contribution à l'effort de guerre s'acquérait aux yeux du monde, le droit d'intervenir dans les affaires mondiales. Or quelle est la position de ces deux puissances devant les questions coloniales ?
La position des U.S.A. est essentiellement contradictoire. Anticolonialistes tant pour garder leur clientèle de pays sous-développés que par principe, colonialistes en raison de leur structure capitaliste, les U.S.A. ont eu et ont pour tendance générale de ne pas contrecarrer, de favoriser même selon les cas la décolonisation politique. Mais cette tendance est fortement corrigée, endiguée par la crainte de voir cette décolonisation « transcroître » en révolution socialiste soustrayant la nouvelle nation au monde de la libre entreprise. Une position aussi nuancée, si elle ne sert pas à leur gré les puissances colonisatrices ne leur nuit pas fondamentalement. Elle les gêne. A la conférence de Hot-Springs 3 fut approuvée une proposition américaine visant à établir un système de Trusteeship sur tous les territoires coloniaux 4. Ce ne fut pas l'opposition de la délégation française quoique véhémente qui fit échouer l'application de cette proposition, mais la volonté de « certaines nations indésirables » de faire partie de la Commission et, traitée de nouveau à San-Francisco puis à Londres devant l'O.N.U., la question fut ramenée au problème des anciens mandats de la S.D.N. convertis en Trusteeship.
Doctrinalement l'U.R.S.S. est anticolonialiste, mais dans les faits sa position n'est pas toujours celle du soutien inconditionné des luttes anti-coloniales. C'est qu'il lui faut encore déterminer dans chaque cas si cette lutte affaiblit réellement l'ensemble capitaliste. Dans aucun cas elle n'est un soutien pour la puissance colonisatrice 5.

En face de cette hostilité soviétique au colonialisme et de la politique américaine ambiguë et contradictoire, chaque puissance colonisatrice affrontée à la lutte de libération engagée par les peuples soumis adopte les solutions dictées tant par sa lucidité et son courage politiques que par son économie. Mais d'une façon générale, les puissances colonisatrices, ont (levant le phénomène de décolonisation un réflexe fondamentalement défaitiste.

Conscientes de leur économie vétuste comparée à l'économie nord-américaine et de leur structure sociale anémique comparée au dynamisme de l'U.R.S.S., elles craignent de perdre en même temps que leurs privilèges coloniaux toute possibilité d'avoir avec les éventuelles nouvelles nations des relations économiques et sociales au niveau de leur appétit. Peut-être sont-elles aussi victimes de cet engourdissement qui envahit le -ildaître quand il a imposé des s'èclés d'esclavage et qui le remplit de panique devant tout changement révolutionnaire. On ne domine pas l'autre impunément (l'incapacité de la gauche de l'Europe occidentale à dépasser les luttes revendicatives quotidiennes pour déboucher sur la révolution qui est son projet a toujours été pour moi un mystère. Aucune analyse des conditions dites objectives ne m'en donne une intelligence satisfaisante 6). Toutes ces considérations amènent les nations colonisatrices à se réfugier dans un refus stupide de reconnaître l'évidence; refus nuancé çà et là, par les caractéristiques propres de chaque intéressé.
La Hollande attendra l'explosion pour quitter l'Indonésie et il est à craindre qu'elle ne quitte jamais l'Irian que chassée tandis que l'Angleterre, moins défaitiste en raison d'une économie plus puissante, quitte politiquement l'Inde (1946), sur la pointe du pied pour essayer d'y faire sa rentrée économique, proclame Vindépendance du Ghana avant que la lutte anticolonialiste commencée par les Ghanéens ne devienne une guerre généralisée (1957), fixe à 1960 l'indépendance de la Nigeria, donne au Soudan sous juridiction anglaise son indépendance, proclame l'autonomie des Caraïbes sous juridiction anglaise (1958) et leur promet l'indépendance à terme, etc. … Elle écrasera il est vrai le soulèvement Mau-Mau, mais nous ne prétendons pas que sa lucidité ait détruit en elle le colonialisme.

La Belgique a, avec une patience ingénieuse, accumulé au long des décades tout ce qu'il fallait pour que le Congolais n'envisageât jamais d'autre destin que celui de colonisé (du moins elle le pensait). Les résultats des récentes élections à Léopoldville, Jadotville et Elisabethville ont dû terriblement troubler cette sainte quiétude. Au Congo également l'orage s'annonce terrifiant qui balaiera fatalement les derniers restes d'un colonialisme moribond. Quel sera le comportement de la Belgique devant cet événement ? Nous ne tarderons pas à le savoir.
Le Portugal, par une politique dite d'assimilation intégrale, prétend que ses « provinces d'outre-mer » ne contesteront jamais la souveraineté portugaise et échapperont ainsi au destin historique de toutes les colonisations. Les conséquences de la pratique de ce mythe séculaire sont évidentes : les territoires portugais d'Afrique Noire détiennent le record de l'analphabétisme dans le monde, sans parler d'un retard social et économique frappant, même par rapport aux autres pays d'Afrique Noire.
Il y a là une permanence des tares de l'esclavage (le travail forcé est une pratique courante en Angola et au Mozambique) favorisée par une situation fasciste de la métropole.
Mais la situation coloniale de ces zones de silence (par ailleurs, l'une des plus oppressives) ne pourra ne pas subir l'influence d'une victoire certaine des mouvements africains de libération qui livrent le bon combat anti-impérialiste. Et nous aurons alors l'occasion d'y assister aux luttes les plus violentes pour l'indépendance nationale.
Quant à lit France qui est au premier chef concernée dans cette étude, l'histoire de ses rapports avec son « empire colonial » depuis 1944 est celle d'une suite de tentatives désespérées et dramatiques pour arrêter l'histoire : après quatre ans d'une guerre dont nous avons dit que le projet proclamé est d'empêcher la soumission de certains peuples par d'autres et qui mobilisa toutes les ressources humaines et économiques de l'Afrique Noire sous juridiction française, en particulier pour libérer la France de l'occupation allemande, une conférence tenue au cœur de l'Afrique, à Brazzaville, du 30 janvier 1944 au 8 février 1944 et qui réunit la plupart des techniciens français du colonialisme prit une position d'un irréalisme affligeant 7. Dans son discours inaugural, le général de Gaulle déclarait cependant :

« … Car, sans vouloir exagérer l'urgence des raisons qui nous pressent d'aborder l'étude d'ensemble des problèmes africains français, nous croyons que les immenses événements qui bouleversent le monde nous engagent à ne pas tarder. … Comme toujours, la guerre elle-même précipite l'évolution. D'abord par le fait qu'elle fut, jusqu'à ce jour, pour une bonne part, une guerre africaine et que du même coup, l'importance absolue et relative des ressources, des communications, des contingents d'Afrique, est apparue dans la lumière crue des théâtres d'opération, mais ensuite et surtout, parce que cette guerre a pour enjeu ni plus ni moins que la condition de l'homme et que, sous l'action des forces psychiques qu'elle a partout déclenchées, chaque population, chaque individu, lève la tête, regarde au-delà du jour et s'interroge sur son destin… »

Les techniciens de la colonisation ne paraissaient pas avoir une vue aussi claire de l'évolution de l'histoire d'où l'ahurissant préambule qui a servi de principe directeur à leurs travaux :

« Les fins de l'oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d'autonomie, toute possibilité d'évolution hors du bloc français de l'Empire ; la constitution éventuelle même lointaine dit self-government dans les colonies est à écarter. »

Depuis treize ans, ce cadavre de Brazzaville domine les comportements français et impose au phénomène fatal de la décolonisation la forme de la lutte sanglante : il était d'une évidence absolue qu'au sortir de la guerre « l'Indochine » ne pouvait plus rester sous domination française ; la double occupation japonaise puis chinoise, l'existence d'un parti révolutionnaire fort étaient entre autres des conditions rendant impossible la continuation du système colonial même sous forme déguisée.
Le 25 juin 1945, le gouvernement nippon décida de transférer les principales attributions du gouvernement général français à l'empereur d'Annam, au roi du Cambodge et au roi de Luang Prabang, le 15 septembre de la même année, quelques jours après la reddition des forces japonaises stationnées en « Indochine », le gouvernement provisoire de la République du Viet-Narn était constitué sous la présidence de Ho-Chi-Minh. Dès 1946, la France entreprendra cependant une guerre de reconquête coloniale qui pendant sept ans ensanglantera « l'Indochine », épuisera l'économie française, sans modifier radicalement le cours prévisible de l'histoire.
Mais il ne doit pas y avoir de leçon en histoire puisqu'en Tunisie (1951-1955) et au Maroc (1954-1956) la France fera preuve du même aveuglement sanglant avec le même résultat inéluctable, l'indépendance de la Tunisie et du Maroc et que depuis plus de trois ans elle soutient contre l'Algérie la même guerre de reconquête coloniale qui ne peut avoir que la même issue, l'indépendance de l'Algérie. Dans un seul cas, à Madagascar, la répression colonialiste a réussi, mais si l'histoire a un sens, cette victoire du colonialisme n'est que provisoire.
Parallèlement à la tentative sanglante de reconquête, la France mène une lutte politique pour remonter le courant. Les opérations Bao Dai au Viet-Nam et El Glaoui au Maroc, comme les mesures politiques concernant les colonies prises par les assemblées nationales successives françaises depuis 1946 illustrent cette forme de lutte.
Indéniablement la représentation des colonies françaises au parlement français décidée après cette deuxième guerre mondiale 8 a été de la part du colonisateur d'une habileté politique consommée :

  1. une trentaine (le députés allogènes sur quelque six cents députés! Ce rapport de forces numériques n'offrait et n'offre aux « élus d'outre-mer » aucune possibilité de lutte politique pour l'indépendance dans l'enceinte du parlement français; et puis en toute logique, leur présence à l'assemblée contredit toute action ou intention « séparatiste », les députés malgaches en savent quelque chose
  2. la représentation parlementaire-a gelé une bonne partie de l'intelligentsia politique des colonies au grand dam du flux révolutionnaire
  3. dans les colonies, et surtout en Afrique Noire, elle a mystifié les masses auxquelles elle fit croire que le problème de la déco Ionisation y trouvait une solution. Elle est en grande partie responsable du reflux révolutionnaire constaté dans certaines parties de l'Afrique Noire sous juridiction française depuis 1947
  4. enfin elle a donné à la France la possibilité juridique de contrecarrer le courant anticolonialiste internat onal en présentant ses rapports avec les colonies comme des problèmes intérieurs ne concernant qu'elle. La terminologie de « France d'outre-mer » illustre cette tactique.

Mais les problèmes que pose l'histoire ne se résolvent pas par des symboles. Prétendre faire représenter équitablement une « France d'outre-mer » de quelque 45 millions d'habitants par une quarantaine de députés et une « France métropolitaine » de quelque 40 millions d'habitants par six cents députés manque de sérieux. Et puis au niveau actuel du développement économique, social et culturel de l'humanité l'exigence de l'indépendance de chaque peuple est fondamentale. Le chemin qui mène à un niveau supérieur de développement de l'humanité où tous les peuples seraient interdépendants sans exploitation des uns par les autres et sans préjugés raciaux ne passe pas par la colonisation, même améliorée et rebaptisée, il exige sa destruction radicale.
C'est comme tentative de réponse à cette exigence historique qu'a été conçue la loi n° 56-619 du 2 juin 1956, dite « Loi-Cadre pour les territoires français d'Afrique Noire et de Madagascar ».
N'a-t-elle pas déjà son avenir derrière elle ?

Notes
1. Si l'on veut avoir une bonne compréhension de l'histoire récente on est bien contraint de considérer la Révolution chinoise de 1949 comme une Libération Nationale qui s'est développée et s'est haussée au niveau d'une Révolution socialiste.
2. L'Europe n'était peut-étre plus réellement à l'apogée de sa puissance, mais en l'absence d'un événement-choc il était impossible d'avoir une conscience nette de la nouvelle réalité. Notons, par exemple, que ce sont les spoutniki qui ont révélé à une grande partie du monde la puissance scientifique technique et partant économique de l'Union soviétique.
3. La conférence de Hot-Springs (U.S.A.) réunit du 6 au 18 janvier 1945 en pleine guerre douze nations. Elle fut consacrée à l'étude générale des problèmes de reconstruction de l'après-guerre dans la région du Pacifique.
4. Les U.S.A. y soulevèrent même les problèmes de l'indépendance de toutes les colonies.
5. L'U.R.S.S. a soumis le 11 mai 1945 à la conférence de San Francisco un projet de texte garantissant l'indépendance aux peuples de couleur.
6. Il est singulier que les nations colonisatrices en perte de prestige et de puissance veuillent toujours régler leùrs difficultés économiques, non par des reconversions structurelles et un surcroit d'effort, mais par la domination ou la perspective de domination de l'autre (Suez, Sahara).
7. Composition de la conférence de Brazzaville :

8. Une ordonnance du 22 août 1945 a fixé le mode de représentation à l'Assemblée nationale constituante des territoires d'outre-mer relevant du ministère des Colonies. Ces représentants étaient au nombre de trente-trois. Avant la deuxième guerre mondiale, seules les « vieilles colonies » étaient représentées au parlement français.


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