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Colonisation française


Olivier Le Cour Grandmaison
De l'indigénat.
Anatomie d'un « monstre » juridique :
le droit colonial en Algérie et dans l'Empire français

Paris, La Découverte/Zones, 2010.


Chapitre 1. — Droits de l'homme
Régime du « Bon Tyran » et Colonies

Droits de l'homme et colonies : pour la plupart de ceux qui défendent les possessions de la « Plus Grande France », pour les « indigènes » plus encore, cet énoncé aurait été immédiatement jugé aporétique car les premiers sont convaincus que l'esprit et la lettre de la Déclaration du 26 août 1789 ne peuvent ni ne doivent être étendus aux autochtones de l'empire en raison de leur arriération. Qu'ils soient considérés comme des sauvages ou des barbares, leurs mœurs, leur culture et leur religion sont pensées comme autant d'obstacles qui leur interdisent de « comprendre la portée des principesnote » issus de la Révolution française, écrit un savant docteur en droit dans sa thèse publiée en 1905. De plus, les nécessités de la conquête et celles de la défense de l'ordre public colonial exigent d'emprunter d'autres voies qui conduisent de nombreux contemporains à estimer que le régime du « bon tyran » est le seul régime politique conforme aux fins qu'ils poursuivent : dominer durablement des populations « indigènes » éparses pour assurer la stabilité et la pérennité des territoires d'outre-mer. Quant aux seconds, « Arabes », « Nègres », « Indochinois » et Mélanésiens, déprisés, exploités et ravalés au rang de « sujets français », privés des droits et libertés démocratiques élémentaires jusqu'en 1945, ils sont bien placés pour savoir ce qu'il en est de la glorieuse « mission civilisatrice » de la IIIe République.

1. Les « Droits des Français » contre les « Droits de l'Homme »

« Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la Déclaration des droits de l'homme et les constitutions sont là-bas des formules vides de sens. On y méprise le maître qui se laisse discuter », affirme l'un des pères fondateurs de la République à qui l'on doit aussi une autre réalisation remarquable. « Les musulmans n'ont pas la notion du mandat politique, de l'autorité contractuelle, du pouvoir limité, mais ils ont, au plus haut degré, l'instinct, le besoin, l'idéal du pouvoir fort et du pouvoir juste », poursuit le même qui ajoute : « C'est ici qu'apparaissent le trait caractéristique et l'ingéniosité du Protectorat. Les réformes s'y font par le haut, par la grâce du maître obéi, du pouvoir national et traditionnel, et ce qui descend de ces hauteurs ne se discute pas. » Et, pour conclure en des termes qui illustrent de façon exemplaire la structure argumentative brièvement exposée dans la courte introduction à ce premier chapitre, ce grand républicain estime qu'il y a « là une réalisation pratique de ce rêve du bon despote, qui hante l'esprit aimable de Renannote ».

Ces lignes ne sont pas extraites d'un discours improvisé et prononcé dans l'urgence d'un débat mouvementé à la Chambre des députés, par exemple. Au contraire, elles furent posément rédigées par Jules Ferry dans le silence d'un cabinet puisqu'elles proviennent de la préface qu'il a écrite pour un ouvrage savant consacré à la Tunisie et publié en 1892. Texte de circonstance qui ne vaut que pour cette colonie soumise à un mode particulier de domination — le protectorat —, cependant qu'ailleurs Ferry resterait fidèle à la généreuse « tradition républicaine » ? Nullement car, la même année, il a longtemps milité avec succès pour le renforcement des pouvoirs du gouverneur général d'Algérie en s'inspirant de l'expérience de plusieurs États européens. Les « Anglais dans l'Inde, les Hollandais à Java » et les « Russes dans leurs grandes expansions asiatiques » ont résolu « leurs problèmes coloniauxnote » en érigeant une autorité — il cite l'exemple du vice-roi des Indes — toute-puissante et très libre vis-à-vis de la métropole, ce qui lui permet de faire face aux difficultés rencontrées avec célérité et efficacité. Partout donc, d'autres lieux, d'autres races et d'autres mœurs exigent l'instauration d'un régime politique qui repose sur une extraordinaire concentration des pouvoirs cependant que nul droit fondamental ne doit venir borner les prérogatives immenses de leur titulaire. Défendues par Ferry dans le cadre officiel de la Commission sénatoriale d'études des questions algériennes, réunie de 1891 à 1893, ces conceptionsnote vont être au cœur des orientations coloniales de la IIIe République.

« La principale erreur commise en Afrique du Nord consiste à vouloir [y] appliquer les principes politiques et administratifs qui régissent la France du XXe siècle », soutient en 1925 le général Paul Azan qui ajoute : « On n'a pas tenu compte du fait que l'indigène n'est pas comparable au Français, qu'il n'a ni sa constitution physique, ni ses qualités morales, ni son instruction, ni sa religion, ni ses traditions, ni ses mœurs, ni sa civilisation. L'erreur est généreuse et bien française ; elle a été commise par ceux qui ont rédigé la “Déclaration des droits de l'homme et du citoyen” au lieu de rédiger plus modestement la “Déclaration des droits du citoyen français”. Il n'est pas possible de plier l'humanité à une formule, même excellente, parce que les races ne se modifient pas au bruit de quelques phrases, mais qu'elles mettent plusieurs siècles à évoluernote. » Remarquable progression de ce raisonnement par induction qui, parti de cas particuliers, remonte à l'origine supposée de cette politique néfaste : la Révolution et plus encore la Déclaration. Toutes deux sont en effet accusées d'avoir légué à la postérité des principes universalistes sans fondement, sans autre fondement du moins que les illusions de leurs auteurs ignorant cette réalité élémentaire : l'existence de races différentes et hiérarchiquement situées les unes par rapport aux autres, ce pour quoi il est impossible de les traiter de manière égale. De là cette interprétation étroitement nationale des droits fondamentaux qui ne valent désormais que pour les Français.

Certains constituants estimaient que la Déclaration du 26 août 1789 était faite « pour tous les hommes et pour tous les temps ». A ceux-là, Edmund Burke opposait la tradition et la défense des « droits des Anglais » contre ce « grand principe métaphysique de l'égalité auquel tout devait céder », cependant que la Déclaration était considérée comme une « sorte d'Institut ou de Digeste d'anarchienote ». La formule a fait florès et elle sera longtemps répétée par les adversaires de la Révolution qui estiment tenir là des arguments majeurs. En 1804, sans doute inspirés par le pamphlet de cet auguste prédécesseur, Jeremy Bentham puis, beaucoup plus tard, Hippolyte Taine dénoncent à leur tour ce texte fondateur et les événements de 1789 qu'ils abhorrent. « Code de l'anarchie », soutient le premier qui se vante d'écrire « avec acharnementnote » contre tous les articles de cette Déclaration honnie dont il fustige les incohérences et, plus encore, les dangers qu'elle fait peser sur l'ordre et la stabilité des sociétés. « Anarchie spontanée » devenue « anarchie légale », répète encore le second qui vitupère, en des termes convenus et rebattus désormais, contre un « chef-d'œuvre de la raison spéculative et de la déraison pratique » accusé d'avoir favorisé des « usurpations multipliées », un « despotisme sans frein » et des « attentats croissantsnote ». Pesante écholalie portée par une rhétorique classique et des formules ronflantes ; l'essentiel cependant n'est pas là.

Au tournant du XIXe siècle, nombre de républicains favorables à l'empire soutiennent des thèses voisines quand bien même ils jurent être fidèles à la Révolution. Les conceptions qu'ils défendent, les propositions concrètes qui en découlent et les expressions mêmes qu'ils emploient témoignent d'un abandon complet de l'universalisme. Ainsi triomphe un principe hiérarchique et racial qui ruine le concept même d'humanité en tant qu'ensemble composé d'individus certes différents mais tous égaux, et donc tous susceptibles de jouir de droits subjectifs et inaliénables par cela seul qu'ils sont reconnus comme des semblables. Que, au-delà des hommes historiquement situés et observés, existent des alter ego dont les différences avec les premiers sont négligeables, ce pour quoi ils doivent bénéficier d'une égale dignité sanctionnée par des prérogatives auxquelles nul ne saurait porter atteinte sans commettre un grave forfait, voilà ce que récuse Azan, après Ferry et beaucoup d'autres. Lorsque les contemporains contemplent l'« Arabe », la majorité d'entre eux n'y voit qu'un barbare d'autant plus menaçant qu'il est souvent réputé inassimilable. Le « Noir », lui, demeure un sauvage ou un « grand enfant » qu'une autorité ferme doit conduire en attendant le moment hypothétique, toujours repoussé en fait, où il pourra échapper enfin à sa minorité intellectuelle et juridique. Quant à l'« Annamite », tenu pour mystérieux et impénétrable, il appartient à une civilisation importante, certes, mais qui est inférieure sur bien des points à celle de la France. L'existence de races inégales rend vaine, nuisible même, l'application de droits communs à tous, et le concept désormais adéquat est celui de genre humain. Il permet de penser à la fois l'appartenance de tous à une seule et même espèce — puisque l'humanité du « Noir », par exemple, n'est plus discutée — et la hiérarchie raciale qui structure les hommes et les collectivités qu'ils forment.

En 1910, fidèle à sa critique radicale des Lumières accusées d'avoir enfanté une « métaphysique » aussi abstraite que dangereuse pour la stabilité de l'Europe et des colonies, Harmand ravale les droits de l'homme au rang d'« élucubrations artificielles chères aux évangélistes de la Révolution françaisenote ». Par des voies singulières mais trop souvent méconnues, certaines des thèses chères aux conservateurs anglais et aux contre-révolutionnaires français triomphent de façon posthume. Spectaculaire et durable involution.

Dans un livre majeur publié en 1931, l'ancien ministre radical-socialiste des Colonies, Albert Sarraut, poursuit dans cette voie en écrivant :

« La pire égalité consiste à traiter également des choses inégales. En couvrant de vêtements trop lourds des organismes débiles, on est assuré de les accabler. J'estime qu'il faut […] laisser nos sujets et protégés évoluer dans leur cadre social et se servir de ce que nous avons créé, en le modifiant par de larges retouches à mesure que le progrès même de leur évolution fait apparaître l'utilité de ces corrections. » Prenant acte de la division du genre humain en races distinctes et séparées par de nombreuses inégalités, Sarraut convoque les principes de la justice distributive, qu'il tient pour les seuls bons. Aussi peut-il affirmer, contre les partisans de la mauvaise justice et de la mauvaise égalité, qui accordent à chacun une part égale indépendamment de ses mérites et qualités, qu'il est tout à la fois injuste et néfaste de procéder ainsi.

Injuste puisque c'est méconnaître la diversité des aptitudes et des talents, et refuser de les sanctionner en accordant plus aux meilleurs et moins aux autres. Néfaste aux « indigènes » car ils sont incapables d'exercer les droits qui leur seraient accordés en raison de la faiblesse de leur constitution intellectuelle et psychologique. De là une conséquence majeure : aucun principe, aucune règle, aucune prérogative, aussi importants soient-ils, ne sauraient valoir de façon universelle, chaque race étant soumise à des institutions réputées conformes à ses caractéristiques et à son histoire. A la suite de ces considérations, librement inspirées, sans doute, des concepts forgés par Platon et Aristote, Sarraut conclut :

En « donnant » aux autochtones des « pouvoirs et des libertés dont [ils] ne sauraient pas se servir, nous [les] replongerions dans l'anarchie d'où nous les avons tirés. Nous n'avons pas le droit de les rejeter aux ténèbres, après avoir illuminé leurs fronts des aurores d'un avenir nouveaunote ». Admirable rhétorique qui permet de présenter l'ordre raciste et discriminatoire des territoires d'outre-mer comme une nécessité imposée par les circonstances et les caractéristiques des « indigènes ». La doctrine impériale française : cheval de Troie des anti-Lumièresnote introduit au cœur de la République ? Assurément. Victoire temporaire et limitée dans l'espace et le temps de quelques hommes auxquels nous accorderions une importance démesurée ? Non. Les positions du gouverneur général de l'A-EF, le gaulliste Félix Éboué, le prouvent.
L'indigène a un comportement, des lois, une patrie qui ne sont pas les nôtres. Nous ne ferons son bonheur, ni selon les principes de la Révolution française, qui est notre Révolution, ni en lui appliquant le code Napoléon, qui est notre code. […] Nous assurerons au contraire son équilibre en le traitant à partir de lui-même… », affirme Éboué qui poursuit en citant le maréchal Lyautey : « Ne froisser aucune tradition, ne changer aucune habitude. Il y a dans toute société une classe dirigeante, née pour diriger, sans laquelle on ne fait rien. La mettre dans nos intérêts. » « Partant d'un tel principe, nous devrons, avant toute chose, confirmer ou remettre en honneur et, dans tous les cas, promouvoir les institutions politiques indigènesnote. » Au nom de la défense prétendue des traditions autochtones, les règles et les prérogatives démocratiques élémentaires sont donc bannies des possessions françaises «

En 1948, le socialiste Pierre-Olivier Lapie, qui fut gouverneur du Tchad nommé par le général de Gaulle, soutient encore que :

« la conception égalitariste française, de la Révolution, c'est-à-dire l'identité de tout représentant de l'espèce humaine, doit être révisée. Notre sentiment doit être de reconnaître chez les indigènes les traits généraux de l'humanité. C'est en quoi nous nous distinguons des noirs. Mais ceci posé et proclamé, il existe différentes catégories d'hommes. […] Toute la politique que j'ai commencée au Tchad en pleine guerre, et que j'ai continuée à Alger en amorçant la conférence de Brazzaville et l'idée d'Union française, part de ce principenote ». Voilà qui éclaire d'un jour particulier les principes défendus et les orientations mises en œuvre par certains de ceux qui luttaient dans les rangs de la Résistance. Ennemis résolus du fascisme et du nazisme ? Assurément. Antiracistes et anticolonialistes ? Nullement dans ce cas d'espèce.

La version académique de ces analyses, qui reconduisent des conceptions anti-universalistes et racistes, se trouve sous la plume du professeur Bernard Lavergne. Enseignant à la faculté de droit de Paris et auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'empire puis à l'Union française, il affirme sur le mode de l'évidence historique :

« C'est un fait que, parmi toutes les races humaines, la seule que la nature ait douée d'un grand dynamisme, la seule qu'anime une soif inextinguible de nouveautés, c'est la race blanche. Ni les races nègres, ni les races jaunes, ni les races dont l'habitat primitif est le Proche-Orient […] n'ont, à travers leur longue histoire, manifesté l'imagination créatrice, la faculté d'invention nécessaires pour briser un jour les institutions, les croyances qui, venues du fond des âges, n'ont pas cessé de les régir. » Conclusion pratique de ces vastes considérations : les peuples d'outre-mer sont presque « tous dépourvus » de « capacité gouvernementale réellenote », ce pour quoi la France ne saurait leur accorder une indépendance politique dont ils feraient nécessairement mauvais usage.

Après la Seconde Guerre mondiale, des orientations similaires sont appliquées par la Belgique en Afrique.

« A un pays neuf — [le Congo] — ou récemment occupé, il faut une législation neuve. L'idéal n'est pas d'appliquer les mêmes lois et les mêmes coutumes : la différenciation des lois et des organes est un principe de vie des sociétés », écrit l'ancien magistrat Paul Dufrenoy dans son Précis de droit colonial publié en 1946. Pédagogique et soucieux d'être bien compris de ses lecteurs, il ajoute ces observations délicates et sensibles : « Ne faisons pas des nègres des Sous-Européens. Ne nous imaginons pas que la privation de liberté ou la chicote tant honnie soient une atteinte insupportable à leur personne morale et physiquenote. »

Pour avoir été longtemps dominantes, ces différentes conceptions n'en ont pas moins suscité de vives critiques formulées par des contemporains venus d'horizons politiques divers. Envers et contre toutes les théories racistes et les pratiques discriminatoires soutenues par leurs pairs, ils ont défendu un projet universaliste fondé sur les principes des droits de l'homme et sur ceux du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

2. Défense de l'universalisme

Comme Georges Clemenceau et Camille Pelletannote, Frédéric Passy a joué un rôle de premier plan dans les débats majeurs de l'été 1885 qui portent sur le sort de Madagascar alors que la IIIe République, engagée dans un conflit militaire et politique important contre cet État souverain, cherche à l'abattre pour étendre ses possessions coloniales. C'est dans ce contexte que partisans et adversaires de l'empire se sont affrontés pendant plusieurs semaines qu'ils savaient décisives pour l'avenir de la France en Afrique et celui du pays.

« Voilà des peuples que vous voulez bien ne plus appeler des races inférieures — il n'y a pas longtemps qu'on a consenti à ne plus les appeler ainsi —, mais que vous appelez au moins des “tard venus de la civilisation”, des cadets dont d'autres sont les aînés et auxquels ces aînés doivent tendre la main pour leur apporter la richesse et la science, et ces dons du travail et de la paix, c'est le fer à la main que vous les présentez, que vous les imposez, c'est dans la flamme et le sang que vous faites éclater à leurs yeux votre supériorité ! », déclare Passy qui rappelle ainsi que les ronflantes déclarations sur la « mission civilisatrice de la France » cachent mal des guerres et des violences extrêmes infligées aux populations des territoires convoités puis conquis.

Soulignant les contradictions de ses adversaires, il ajoute :
— Alors que vous protestez si hautement et énergiquement au nom de votre cœur de Français et d'Alsacien contre les crimes et les fautes de la conquête en Europe, alors que vous ne reconnaissez en Europe à aucune puissance le droit d'enlever à une autre un seul lambeau de son territoire, […] vous prétendez non seulement avoir le droit mais le devoir de dominer, d'asservir, d'exploiter d'autres peuples, qui, peut-être moins avancés que nous dans la civilisation, n'en ont pas moins leur personnalité, leur nationalité, comme nous, et n'en sont pas moins attachés à leur indépendance et à celle de leur sol. […] Il y a des lambeaux de territoire qui, à vos yeux, ne sont rien, car ils sont sans valeur vénale sur notre marché, dont vous disposez à votre gré dans vos cabinets et dans vos chancelleries, que vous déchirez comme les chiffons de papier sur lesquels vous inscrivez vos traités et vos ordres. » Et, pour mieux se faire entendre, Passy ose cette comparaison : « Ces territoires, c'est la vie même, c'est le corps et le sang de ces pauvres gens, c'est leur Alsace à eux, c'est leur Lorraine à eux. […] Messieurs, je crois que les grands peuples, en même temps qu'ils sont jaloux de leur indépendance et de leur dignité, doivent être respectueux de l'indépendance et de la dignité des autresnote. » Désormais conçus comme des semblables, sur le plan individuel et collectif, ces derniers jouissent donc de droits inaliénables qui devraient obliger la France républicaine si elle était fidèle à ses principes. Argumenter ainsi, c'est établir, contre les justifications racistes et utilitaristes de la « course à l'Afrique », l'illégitimité fondamentale de la colonisation.

En 1914, le député socialiste Charles Dumas plaide dans le même sens et affirme, y compris contre ceux de ses amis politiques qui défendent l'empire : « Je n'ai pu oublier que j'étais socialiste et que, si les Droits de l'homme n'avaient été en quelque sorte que la traduction politique de l'idée de Kant, il restait à la réaliser pratiquement. L'observation du monde qui nous entoure démontre que c'est bien vers ce but-là que le monde marche en allant vers le Socialisme. […] En demandant à la France des Droits de l'homme de les reconnaître pour les indigènes et en comptant ensuite sur le Socialisme pour les réaliser pleinement, pour eux comme pour le reste des hommes, je prétends ne pas avoir fait œuvre de parti, mais bien de m'être rattaché à la plus haute tradition philosophique de la société moderne. » Soulignant enfin la situation indigne des autochtones des colonies au regard de l'esprit et de la lettre de la Déclaration du 26 août 1789, Dumas constate : « Pour les dominés, pas de droits, surtout pas de droits de l'homme ! Ils ne sont pas des hommes, ils sont des êtres intermédiaires entre la bête et l'homme civilisé. Point de libertés. Et que l'on bannisse à jamais les mots d'Égalité et de Fraterniténote. »

Donnons enfin la parole à Aimé Césaire qui, en 1955, dresse le bilan de l'« aventure coloniale » française comme certains osent encore l'écrire aujourd'hui. « C'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. » « Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d'artisans, d'employés de commerce et d'interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires. J'ai parlé de contact. Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l'homme indigène en instrument de productionnote. » Nous y reviendrons.

Parmi les conséquences principales de ces conceptions « sordidement racistes » et étroitement nationalistes des droits de l'homme défendues par une majorité de responsables politiques, de professionnels du droit et d'experts des « sciences coloniales » sous la IIIe République, notamment, il y en a une remarquable bien qu'elle soit trop souvent oubliée aujourd'hui : il s'agit de la théorie du « bon tyran ». Développée, exposée et diffusée par plusieurs spécialistes de l'outre-mer, cette théorie est au fondement des orientations et des pratiques de la métropole dans les territoires de l'empire.

3. Du Régime du « Bon Tyran » à l'Etat Impérial-Républicain

« Où trouver, dans les populations autochtones des colonies modernes, toutes ces grandes idées fondamentales qui forment la substructure de nos institutions politiques ? Est-ce aux troupeaux humains, passifs et résignés de l'Extrême-Orient que nous demanderons la ferveur des sentiments civiques ? Est-ce parmi les castes hindoues que nous irons chercher l'idée de l'égalité des hommes ? Est-ce des fanatiques populations musulmanes que nous attendrons la liberté intellectuelle ? Enfin, est-ce au sein des hordes toujours esclavagistes et parfois anthropophages du grand continent noir que nous rencontrerons gravée la notion de fraternité humaine ? » Telles sont les questions posées par le juriste Billiard à la tribune du Congrès international de sociologie coloniale de 1900. Les réponses sont rapidement données et elles ne laissent aucun doute sur les solutions politiques et institutionnelles qu'il convient d'adopter. « Transportées en de tels milieux, nos constitutions […] seraient semblables à ces grands arbres transplantés sans racine pour la parure d'une fête éphémère et fatalement voués à un dessèchement rapide », déclare-t-il avant d'ajouter : « Tout au moins dans le présent, aucune des races indigènes des colonies n'est préparée à recevoir d'emblée les institutions politiques de l'Europe. » Ce sont des « instruments trop compliqués […] pour être compris des intelligences barbares ». « Sur les retardataires de la grande famille commune, [la civilisation] s'arroge […] un rôle de tutelle et de haute direction ; elle se croit autorisée à certaines violences pour contraindre les arrière-gardes indolentes à concourir à l'exploitation de plus en plus intense du patrimoine terrestre. » « Voilà pourquoi, en pays barbares, les formalités judiciaires doivent être simplifiées et les délais restreints, de façon à obtenir une répression énergique, surtout rapide, au besoin sommaire. »

Et, pour illustrer ses propos, Billiard précise : « Eh bien ! La situation qui, dans un pays de libres institutions, surgit à titre exceptionnel [l'état de siège] est, dans une certaine mesure habituelle là où une domination étrangère prétend se perpétuer. Dans un tel milieu, le régime logique doit donc être un compromis entre les rigueurs excessives de l'état de siège et les mollesses des institutions européennes de droit commun. » Son discours s'achève sur une conclusion synthétique et limpide dans laquelle il formule des prescriptions essentielles à ses yeux : « Renonciation sincère à toutes visées assimilatrices, non seulement dans le présent, mais encore pour l'avenir ; soumission définitive des indigènes à un régime d'exception répondant à la double condition d'assurer la solide hégémonie des métropoles et de favoriser l'amélioration, matérielle et morale, de la condition des vaincusnote. »

Lors du même Congrès, l'administrateur des colonies Georges Brousseau soutient qu'au Congo français « il faut un despotisme paternel, une volonté supérieure, marchant toujours vers le même but », et capable de « grouper sous une autorité commune des tribus de races et de mœurs différentes ». « Plus nous diviserons les pouvoirs, moins nous régneronsnote », affirme-t-il en faisant siens les principes de la doctrine qui nous occupe cependant que son extension et sa prégnance se confirment.

En raison de sa personnalité et de son influence, le professeur Arthur Girault a beaucoup contribué lui aussi à l'élaboration et à la diffusion des thèses précitées. Le 26 mai 1903, lors de la session londonienne de l'Institut colonial international, dont il est devenu un membre prestigieux, il déclare : — Le pouvoir suprême dans les colonies doit être confié à un personnage qui incarne en quelque sorte l'autorité de la métropole et qui puisse briser toutes les résistances qui viendraient se produire. Toutes les autorités civiles, judiciaires ou militaires doivent également dépendre de lui. Le bon tyran est aux colonies le gouvernement idéal. A preuve, poursuit-il : — Jamais nos colonies n'ont fait des progrès aussi rapides que depuis que le gouvernement de la République s'applique à donner à chacun le bon tyran dont je parlais tout à l'heure. En cette matière encore, nous n'avons fait que suivre l'exemple donné par les pays qui sont passés maîtres dans l'art de coloniser et en particulier par les Hollandais, lesquels ont toujours accordé au gouverneur général de Batavia des pouvoirs extrêmement étendusnote.

Intéressantes précisions qui permettent d'identifier certaines des sources de la doctrine du « bon tyran » d'abord, puisque la IIIe République a puisé dans l'expérience des Pays-Bas des éléments majeurs de ses propres orientations dont on découvre qu'elles sont peu originales contrairement à une mythologie nationale vivace, et de mesurer l'étendue de leur application dans les possessions françaises ensuite.

Plus encore, si ces orientations ont fait florès, c'est aussi parce qu'elles furent défendues avec constance pendant toute la première moitié du XXe siècle par des hommes appartenant à des champs disciplinaires divers.

« La domination, difficilement compatible avec [les] principes égalitaires, est un régime ipso facto aristocratique dans ses modes d'action ; elle exige un gouvernement absolu », écrit Harmand dans son maître ouvrage publié en 1910. « Le conquérant, par cela seul qu'il est conquérant et étranger, se constitue […] en corps privilégié et à fonctions réservées, et son gouvernement, par essence, et pour remplir […] les devoirs de sa situation, ne peut être qu'un gouvernement patriarcal, un pouvoir exclusif de l'égalité et par conséquent de la liberté politique, car cette liberté n'est qu'une forme et une manifestation de l'égalité. Il doit être le “bon tyran”, intelligent, doux, éclairé, prévoyant et charitable, compréhensif et tolérant, mais fort. » Et, pour mettre en garde ses contemporains contre la tentation qui consiste à « vouloir transporter » en outre-mer les « institutions démocratiques », Harmand soutient qu'il s'agit là de « non-sens » et d'« aberration » car « les sujets ne sont pas et ne doivent pas être des citoyens au sens démocratique de ce mot ». Résumant ses conceptions par une formule simple et dénuée de toute ambiguïté, il énonce cette injonction : — Le premier devoir [du conquérant], c'est de maintenir sa domination et d'en assurer la durée : tout ce qui peut avoir pour effet de la consolider et de la garantir est bon, tout ce qui peut l'affaiblir et la compromettre est mauvais. Tel est l'aphorisme fondamental qui doit guider toute la conduite du dominateur et en régler les limites : il pourrait servir d'épigraphe à ces réflexions. Il faut accepter comme principe […] qu'il y a une hiérarchie des races et des civilisations, et que nous appartenons à la race et à la civilisation supérieures ».

Treize ans plus, en 1923, les deux spécialistes de l'Algérie, Larcher et Rectenwald, affirment que seule une « politique d'assujettissement modérée » convient « aux colonies […] comme celles que nous avons acquises depuis trente ans au Soudan, au Congo , à Madagascar : il faut avant tout y affermir notre domination par un système autoritaire ; le régime des décrets, et même des arrêtés gubernatoriaux, est seul assez souple et assez mobile pour répondre aux changements si rapides d'une société qui se forme ; il ne peut être question d'assemblées représentatives dans un établissement qui compte peu ou pas d'Européens. De même encore une politique d'assujettissement bien comprise est la seule possible quand il s'agit de colonies d'exploitation […] peuplées de millions d'indigènes réfractaires à notre civilisation, tandis que l'élément européen n'est représenté que par quelques milliers de chefs d'exploitation, de négociants ou de fonctionnairesnote ». Quel que soit le type de possession envisagée dans cette typologie classique, le régime politique adéquat est donc celui du « bon tyran ».

De son côté, le fondateur de la sociologie coloniale, le professeur Maunier, écrit dans le premier volume de la somme qu'il a consacrée à cette discipline :
— Le mot domination traduit cette idée juridique. Il faut que les colons gardent la sujétion, la soumission à la mère patrie. Il faut aussi […] que la métropole ait domination sur les indigènes. Par le seul fait que les colons sont rattachés à la mère patrie, les indigènes lui sont rattachés ; ils sont sujets de cet État, qui a sur eux de pleins pouvoirs. La colonie est comme un tentacule de l'État. La colonisation est un fait de puissance.
Le pouvoir absolu est établi aux colonies au sens étroit, dans ce qu'on nomme mieux les possessions, qui sont aussi des annexions. L'Algérie, par exemple, est une colonie, n'en déplaise à beaucoup, puisque sa dépendance ou bien son allégeance est absolue à l'égard de la France.
Pouvoir législatif, pouvoir exécutif sont exercés aux colonies par nous et par nous seuls. Législation, juridiction, et administration sont en nos mains .

Régime du « bon tyran », « politique d'assujettissement », « pouvoir absolu » ou « domination », les différences de termes sont ici négligeables ; tous les auteurs cités s'accordent en effet pour affirmer qu'on ne saurait exporter en outre-mer les principes démocratiques et ceux de la République. Avant 1945, ces analyses sont d'autant plus banales qu'elles s'appuient sur une conception hiérarchisée du genre humain que domine la race blanche, laquelle peut donc légitimement s'imposer aux races inférieures, estiment la majorité des contemporains. En revanche, étudier les conséquences de la construction impériale sur les institutions métropolitaines et s'engager dans une démarche comparative, comme le font Joseph Barthélemy et Paul Duez dans leur Traité de droit constitutionnel publié en 1933, est beaucoup plus original :

« La France n'est ni un État unitaire, ni un État fédéral, elle est, à l'exemple de l'Angleterre, un État impérial. C'est à ces quarante millions [d'habitants] seulement et à ce territoire dit métropolitain que s'appliquent exclusivement le droit constitutionnel et tous nos développements », notent-ils en rappelant que « les indigènes des colonies font partie de la communauté française ; mais, en général, avec un titre inférieur » puisqu'ils « sont sujets ou ressortissants français » mais « pas citoyens […], du moins en principe ».
Leur condition varie de colonie à colonie, et notamment en ce qui concerne le droit d'envoyer des représentants au Parlement de la métropole. » « Diversité, inégalité, arbitraire, injustice caractérisent l'organisation de la représentation coloniale », relèvent ces deux auteurs qui achèvent ce passage de leur étude consacrée aux possessions ultra-marines par cette analyse remarquable de lucidité :
« La métropole est organisée sur le mode libéral ; les dépendances sur le mode autoritaire », à quoi s'ajoute ce fait majeur que « notre droit pose le principe de l'égalité native des hommes […] ; or notre système impérial présuppose l'inégalité des races. Nous ne cessons de proclamer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Nous n'admettons pas la sécession des colonies. La suite de nos explications ne s'appliquera qu'à la population de la France métropolitaine qui se trouve au sommet de la hiérarchie . »

En 1948, s'inspirant de ces travaux alors classiques, le juriste Michel Devèze rédige un ouvrage consacré aux réformes qui ont affecté l'empire à la Libération. C'est l'occasion pour lui de revenir sur la situation qui prévalait sous la IIIe République afin de mieux souligner l'importance des transformations intervenues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lesquelles ont conduit à faire de l'ensemble des « indigènes » des citoyens, ce qu'il juge prématuré, beaucoup d'entre eux n'étant pas « toujours très aptes à exercer » ces droits. Poursuivant, il critique la doxa de saison qui soutient que « la France est un État centralisé, suivant le type napoléonien » alors qu'en « réalité » la « France était un État impérial, composé d'éléments fort complexes, dont l'un, la métropole, dominait les autres ». Et, pour illustrer son propos, il rappelle ce que tous ses contemporains savaient :
— C'est essentiellement [aux métropolitains] que s'appliquent les lois constitutionnelles, le droit de vote, les droits de l'homme et du citoyen, les libertés individuelles. Les métropolitains sont traités de façon libérale. Outre-mer, en revanche, la République se conduit de façon autoritaire. Les régions extra-européennes, en effet, sont soumises généralement au régime des décrets édictés par le gouvernement. Le droit de vote y est très limité, les libertés partielles, le statut pénal des indigènes est souvent plus sévère que le statut métropolitain. Quant à la « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 », dont l'article 1er proclamait :

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », elle fut constamment violée puisqu'il y avait dans l'empire « deux catégories d'hommes : les citoyens et les sujets ».

Ces lignes témoignent de l'influence des analyses de Barthélemy et Duez, et, plus important, des efforts entrepris par les uns et les autres pour penser, à rebours des thèses communes, les institutions françaises à la lumière de la construction impériale et les singularités du statut des colonisés sous la IIIe République. C'est ce statut que nous étudierons maintenant car il fut une pièce essentielle de la politique d'assujettissement conduite alors, ce pour quoi il a donné lieu à de nombreux écrits qui l'éclairent de façon précise en même temps qu'ils permettent d'en mesurer les conséquences politiques, juridiques et personnelles pour les « indigènes » concernés.


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