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Colonisation française


Olivier Le Cour Grandmaison
De l'indigénat.
Anatomie d'un « monstre » juridique :
le droit colonial en Algérie et dans l'Empire français

Paris, La Découverte/Zones, 2010.


III. — Justice Coloniale : Justice d'exception

1. Principes et Généralités

« L'habitude de la guerre et des spectacles sanguinaires d'une part, la violence naturelle du barbare qui ne sait pas encore dompter sa colère et maîtriser ses passions, d'autre part, concourent à multiplier les attentats contre les personnes dont la proportion est beaucoup plus élevée aux colonies que chez nous », soutient le professeur Girault à la tribune prestigieuse du Congrès international de sociologie coloniale qui s'est tenu à Paris au cours de l'été 1900.

De là une conséquence majeure du point de vue de l'organisation de la justice, poursuit-il en affirmant :

« Dans ces conditions, il est essentiel de faire pénétrer rapidement dans l'esprit des indigènes cette idée que la vie et la propriété sont choses respectables. Pour cela, il faut châtier immédiatement et infailliblement ceux qui tuent et qui volent. C'est là une nécessité politique devant laquelle les scrupules juridiques et les considérations sentimentales doivent s'effacer. »

A la suite de ces mâles propos, Girault s'interroge :

« Faut-il transporter aux colonies notre principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires ou bien confier aux administrateurs le soin de rendre la justice aux indigènes en matière pénale ? La question peut surprendre un Européen », ajoute-t-il puisque « la séparation de la justice et de l'administration nous apparaît comme une base essentielle des libertés publiques ».

Assurément, et, pour étayer cette analyse bien connue, il convoque bien sûr Montesquieu en citant ce passage fameux de l'Esprit des lois :

« Si la puissance de juger était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. »

Sans doute ce « principe » est-il « compris et appliqué » de manière distincte « sur le continent européen et dans les pays anglo-saxons », reconnaît Girault mais « partout on admet que le juge et l'administrateur doivent être des personnes distinctes ». « Pourquoi donc priver ceux que nous prétendons civiliser d'une garantie considérée comme essentielle dans tous les pays civilisés ? »

A cette interrogation nouvelle et essentielle, le professeur répond immédiatement : à raisonner ainsi, « on oublie qu'il s'agit des colonies et non de l'Europe. La confusion des autorités administratives et judiciaires se rencontre forcément au début à titre d'expédient provisoire ».
Pour celui qui a popularisé la théorie du « bon tyran », cette organisation pour le moins singulière de la justice coloniale en est la conséquence logique et nécessaire.

De plus, une telle organisation est aussi appelée par les circonstances car, « aux colonies, […] c'est la nécessité d'établir la sécurité qui domine. Il est dangereux de laisser un crime impuni et le châtiment, pour être exemplaire, doit suivre la faute d'aussi près que possible. Lorsqu'il arrive trop tard, le souvenir de l'infraction est déjà effacé […]. [Il faut donc] une justice simple et rapide », poursuit Girault qui précise que l'« objectif » n'est « pas de punir l'auteur prouvé d'un délit déterminé » mais « de débarrasser le pays des malfaiteurs […] professionnels qui inquiètent les habitants paisibles et donnent le mauvais exemple ».

Qu'est-ce à dire ? Nous l'apprenons aussitôt puisqu'il conclut par cette sentence qui renverse les principes les mieux assurés de la justice rendue dans un Etat de droit :

« Lorsque le juge a la certitude morale que le coupable est un de ces malfaiteurs, il doit pouvoir frapper quand bien même les preuves matérielles ne seraient pas en elles-mêmes décisives. »

L'intime conviction du magistrat substituée à la présomption d'innocence et aux éléments précis, probants et circonstanciés nécessaires pour prononcer une condamnation légitime : telle doit être la règle désormais.

Enfin, soucieux des moindres détails, Girault estime qu'il faut aux colonies des sanctions propres et distinctes de celles qui sont appliquées « aux Européens ». Si « les peines corporelles, à l'exception de la peine de mort, doivent être prohibées en principe », on peut « admettre qu'un jugement, condamnant un indigène à une peine privative de liberté, laisse au coupable la faculté d'opter pour la bastonnade ».
Délicate attention qui témoigne du retour, dans le système judiciaire français érigé en outre-mer, de certains châtiments afflictifs abandonnés depuis 1789 en métropole.

Analyses et propositions outrées d'un homme isolé ? Nullement. A l'occasion du même Congrès international de sociologie coloniale, le juriste Albert Billiard défend des thèses voisines.

« Dans les pays civilisés, où l'ordre est la règle et la criminalité l'exception, la loi cherche avec raison à prémunir l'individu contre les abus du pouvoir d'Etat : de là, les formalités nombreuses et les lenteurs voulues, constituant autant de garanties pour l'accusé. […] Dans un pays barbare et encore hostile, la présomption doit être renversée » car, en ces circonstances, « l'intérêt de l'ordre et de la sécurité publics […] doit primer les droits de l'individu. […] Voilà pourquoi […] les formalités judiciaires doivent être simplifiées et les délais restreints, de façon à obtenir une répression énergique, surtout rapide, au besoin sommaire. »

Qu'en termes clairs ces choses-là sont dites…

Les principes et les finalités des institutions judiciaires d'outre-mer ne laissent aucun doute ; ils se concrétisent notamment par l'absence de circonstances atténuantes pour les « indigènes » algériens lorsqu'ils ont commis un délit ou un crime contre la sûreté de l'Etat, la « chose publique », la « personne ou au préjudice d'un Français, d'un Européen ou d'un indigène au service de la France ».
Conformément à l'article 47 de l'ordonnance du 26 septembre 1842, « cette prescription, destinée à sauvegarder plus efficacement les intérêts français et ceux des colons », n'a jamais été abrogée « ni explicitement, ni implicitement », soutien l'avocat général Eon en 1892 avant de conclure fort logiquement « qu'elle est » donc « toujours en vigueur ».
A cette justice d'exception correspondent enfin des peines propres aux autochtones que certains spécialistes du droit colonial ont analysées et souvent défendues, conformément à la doxa de saison et à celle de leur prestigieuse corporation.

2. Des Peines « Toutes Spéciales »

« Toute la théorie du droit pénal va se résumer dans la défense de l'ordre public », affirme Jules Vernier de Byans dans sa thèse soutenue et publiée en 1905.

« Cette tâche […] est un attribut de la souveraineté et incombe, par conséquent, au peuple qui est venu s'implanter dans une colonie. C'est pour cette raison que, dès les premiers jours d'une conquête, les officiers organisent des juridictions répressives sommaires, ayant pour mission de punir les fauteurs de troubles. L'ordre est d'ailleurs l'une des principales conditions d'une colonisation sérieuse. […] C'est donc un devoir impérieux pour le vainqueur de mettre tous ses soins à assurer la tranquillité et la sécurité du pays qu'il vient de conquérir. »

Usant d'arguments similaires à ceux développés par son maître Girault, qu'il cite et dont l'influence se confirme, il arrive à des conclusions identiques énoncées en des termes voisins puisqu'il faut, écrit-il, « frapper juste, vite et fort ».

« Voilà le principe qui cadre merveilleusement avec la mentalité des races primitives. Si des magistrats bienveillants hésitent à punir un coupable, celui-ci en conclut qu'on a agi sous l'impulsion de la crainte ou de la faiblesse, et tout l'effet moral qui devrait résulter de la peine est incontestablement perdu. »

De là aussi la nécessité d'établir des discriminations juridiquement sanctionnées, soutient Vernier de Byans qui estime que,

« pour sauvegarder le prestige des blancs, on est souvent obligé de punir avec plus de sévérité une infraction dont ils ont été victimes de la part d'un natif, qu'un délit semblable commis contre un indigène. Le juge est à même, il est vrai, d'appliquer simplement les circonstances aggravantes, mais cette aggravation de peine sera très souvent insuffisante. Voilà donc un même délit puni de deux manières différentes, suivant qu'il est commis contre un Européen ou contre un indigène ; nos idées égalitaires sont forcément choquées de cette anomalie, mais il s'agit de législation coloniale et les peuples que nous avons à gouverner n'étant pas arrivés à un degré suffisant de civilisation pour comprendre la portée des principes de 1789, la théorie doit ici […] s'incliner devant la nécessité ».

Aux yeux des « indigènes », poursuit ce docteur en droit,

« nos peines infamantes n'ont aucune portée ; elles ne sont ni afflictives, ni exemplaires, conditions absolument requises pour qu'une condamnation ait une valeur intrinsèque. Une certaine souffrance physique constitue un second élément de la pénalité. Or l'emprisonnement ne produira pas pour les indigènes la même intimidation que pour les gens civilisés ». « On arrive donc à cette constatation monstrueuse que la condition des individus incarcérés […] est, pour des indigènes, très souvent supérieure à celles des hommes libres, surtout de ceux qui appartiennent à la classe prolétaire. Il est donc impossible d'appliquer aux indigènes le régime pénitentiaire organisé par nos codes, parce qu'il n'est en harmonie ni avec leurs moeurs ni avec leur manière de vivre. »

M. Girault, dans son rapport au Congrès de 1900, se montre partisan d'un système très simple de pénalités ; il en propose trois principales : la mort, la transportation et la servitude pénale, qu'on peut aussi appeler travail pénible, rappelle Vernier de Byans avant de livrer ces précisions relatives aux mérites de la peine capitale et aux conditions qui doivent présider à son application.

« Dans toutes les législations indigènes », cette peine doit être maintenue « afin de sauvegarder notre prestige. Aux yeux d'un homme simple, le gouvernement qui hésite à supprimer un être nuisible à la société agira par peur et non par clémence ». « Il faut » donc « aller plus loin […] et dire que la peine de mort une fois prononcée ne doit pas être commuée.
Cette théorie peut paraître trop absolue, surtout en présence du mouvement qui se dessine en Europe pour l'abolition de la peine capitale, mais nous ne devons pas oublier que la moindre faiblesse […] à l'égard des indigènes peut entraîner, dans une colonie, les conséquences les plus graves ».
L'« exécution de la peine de mort » sera donc « réglée, autant que possible, d'après les coutumes locales afin de mieux frapper l'esprit des populations », affirme Vernier de Byans.

Comme Girault, toujours, ce juriste se prononce en faveur de la « transportation » car elle « constitue […] un moyen d'intimidation qui paraît absolument efficace. Elle sera exécutée, pour les moindres coupables, dans une partie de la colonie très éloignée de leur domicile » afin de rendre cette peine plus pénible encore pour les « indigènes » qui seront de plus astreints à un « travail obligatoire au profit du Gouvernement ou des particuliers.
Pour les condamnés à une peine plus sévère, la transportation pourra avoir lieu dans un établissement pénitentiaire, où ils seront soumis à un régime analogue à celui des forçats ».
Traitant du cas particulier des peines corporelles, il estime qu'il faut exclure celles « qui laissent sur le corps des condamnés des marques indélébiles ».

Mais, ajoute-t-il aussitôt,

« tout autre est la question de savoir si […] on ne doit pas laisser subsister certaines peines corporelles légères, telles que les coups de rotin ou le fouet qui sont en harmonie avec la civilisation même des peuples primitifs et dont les magistrats indigènes savent user fort à propos. On a répété bien souvent que les indigènes étaient de grands enfants, et ceux qui ont vécu parmi eux en témoignent volontiers ; or, pour si étrange que paraisse cette comparaison, l'enfant, dont le caractère n'est pas encore formé, a de nombreuses analogies avec l'animal ; l'un comme l'autre se souviennent de la correction reçue, et hésitent à recommencer un acte pour lequel ils ont été fustigés ».

Réputés efficaces parce qu'adaptés à la mentalité enfantine et fruste des autochtones, les châtiments de ce type doivent donc être maintenus.

En 1902, et dans le cas particulier de l'Algérie, le spécialiste Emile Larcher dénonce lui aussi une situation où trop souvent « la peine de mort est […] commuée. Les exécutions capitales, qui se font généralement […] sur le marché le plus rapproché du lieu du crime, sont vraiment exemplaires : mais elles sont rares », ce pour quoi il défend leur multiplication en précisant qu'il faut veiller à leur donner plus d'éclat.
Bon connaisseur des moeurs « indigènes », il en tire des conclusions remarquables de précision.

« Il est, au cas d'exécution par la guillotine, une curieuse coutume à laquelle il faudrait mettre fin », estime Larcher qui rapporte que, sitôt « la décollation opérée, les femmes ou les parents du supplicié s'emparent du cadavre et recousent la tête avec le tronc, ce qui permet, pensent-ils, à Mahomet de l'enlever au paradis. Cette pratique, généralement tolérée, affaiblit considérablement l'exemplarité de la peine ; quand, en cas de crime exceptionnellement grave, on s'oppose à la reconstitution de l'individu, les musulmans sont frappés de stupeur. Il faudrait donc, pour l'intimidation, exiger que toujours la tête demeurât séparée du corps », conclut ce grand juriste.

Ajoutons enfin que les peines supérieures à six mois d'emprisonnement, prononcées contre les « indigènes » d'Algérie, sont « renforcées par la transportation en France » en vertu d'une ordonnance du 26 septembre 1842. Le principe et les modalités concrètes de cette double peine, qui aggrave considérablement les condamnations et les conditions mêmes de leur exécution, furent confirmés par deux arrêtés du ministère de l'Intérieur en 1878 et 1879 pour tous les individus condamnés à plus de trois ans de prison.

Dans un ouvrage paru en 1930, le doyen de la faculté de droit d'Alger, Marcel Morand, rappelle que la « coexistence » dans cette colonie de « deux populations, l'une d'origine française ou européenne, l'autre indigène, musulmane ou israélite, différant profondément par la religion, les moeurs, les institutions juridiques, le degré de civilisation », a conduit la France à y « organiser une double justice, une justice française et une justice indigène ».
Preuve, s'il en était encore besoin, de la permanence remarquable des discriminations établies dans cette possession cent ans après la prise d'Alger.
En 1936, l'ancien instituteur Saïd Faci dénonce cette situation où « les Européens, français ou étrangers, sont jugés par des tribunaux de droit commun et bénéficient de toutes les garanties prévues par les lois françaises ; tandis que les indigènes sont soumis à un régime pénal exceptionnel […] et privés des garanties essentielles » indispensables à l'existence d'un procès équitable.
« Cet état de choses consacre une flagrante inégalité dans la justice », conclut-il ; on ne saurait mieux dire.

En dépit de quelques réformes, l'organisation judiciaire de l'Algérie coloniale est demeurée, jusqu'en 1945, exorbitante et raciste. La situation est identique dans les autres territoires de l'empire.

3. Organisation Judiciaire de L'Afrique Occidentale Française

« C'est aux colonies surtout que la question des juridictions va présenter son maximum d'intérêt. C'est là […] qu'il faudra savoir adapter [la justice] au développement des populations, en tenant compte soigneusement de leurs coutumes, de leurs usages locaux et religieux pour éviter les dangers d'un mécontentement et la désaffection des indigènes », affirme, en 1912, le juriste Eugène Hild dans un ouvrage consacré à l'Afrique-Occidentale française.
« A de si nouveaux territoires, on ne peut appliquer, dans leur intégralité, les méthodes d'une vieille nation ; il y a dans notre système judiciaire trop de diversités dues à la variété des rapports et des situations. Il faut aux colonies une justice plus simple […], une procédure plus rapide pour ces populations peu stables, fréquemment migratrices et surtout parce que, d'esprit simpliste, elles ne comprendraient point une sentence venant trop longtemps après l'infraction. »

Ces analyses classiques, dont on sait qu'elles sont au fondement de la doctrine élaborée par les meilleurs spécialistes de législation coloniale, permettent à l'auteur de défendre le fait que dans les territoires de l'empire, Algérie et Tunisie comprises, l'« inamovibilité » des magistrats n'existe pas.
En effet, l'article 15 de la loi du 30 août 1883, qui accorde cette garantie à ceux qui exercent leur fonction en France, n'est pas applicable en outre-mer, ce pour quoi la « situation du magistrat colonial » est « bien inférieure » à celle de son homologue métropolitain.
« C'est qu'en effet, ne jouissant plus de l'inamovibilité, il va dépendre tout entier du ministre, et de son représentant le gouverneur. » Assurément.

Pour souligner la singularité de cette situation qui déroge à des règles fondamentales établies depuis longtemps, le juriste Henry Drapier rappelle qu'il « y a quatre siècles que l'inamovibilité est acquise à la Magistrature française ».
Et, pour illustrer son propos, il précise que « les gouvernements monarchiques, même les plus autoritaires, ont sanctionné un principe qui cependant limite leur puissance. Partout il ne peut être porté atteinte à la situation du Magistrat sans une constatation et une décision judiciaires ». Partout, sauf dans les possessions ultra-marines de la IIIe République même si des réformes furent adoptées, en particulier dans les départements français d'Algérie, où l'inamovibilité de la magistrature fut enfin introduite le 21 décembre 1921.
Ailleurs, comme le l'avocat Dareste en 1931, les magistrats « ne sont pas inamovibles », ce pour quoi ils peuvent être révoqués « pour raisons politiques ».

Après la Seconde Guerre mondiale, le professeur Gonidec écrit avec justesse qu'une « caractéristique fondamentale du système juridictionnel » des colonies « était la confusion du pouvoir administratif et du pouvoir de juger.
C'est peu de dire que le principe traditionnel du Droit français de la séparation des autorités administratives et judiciaires subissait des atténuations ». « Il est évident que ce système n'offrait aucune garantie sérieuse de bonne justice pour les particuliers, spécialement lorsque ces derniers étaient des sujets, justiciables des tribunaux de droit local. » En effet.

Les conséquences pratiques de ce système peuvent être observées jusque dans les conditions précises d'incarcération. En Indochine, par exemple, les détenus français « couchent dans des lits avec paillasse, draps, oreillers, couvertures. Ils portent des vêtements blancs, gardent des boys à leur disposition, peuvent posséder des livres, écrire quand il leur plaît ; ils reçoivent des visites de leur famille, de leurs amis, ont une à deux heures de récréation par jour », constate la journaliste Andrée Viollis en 1935.
Les « indigènes », quant à eux, s'entassent « dans des salles empuanties par des tinettes, […] couchent à même le parquet, sur des nattes », n'ont « aucun droit à la cantine, point de visite, point de lecture ».

Dans les territoires dominés par les autres puissances impériales européennes, la situation est proche.
En vertu d'une loi organique du 2 septembre 1854, la justice aux Indes orientales néerlandaises repose sur des principes similaires puisque les « indigènes » et assimilés — les Maures, les descendants de musulmans de l'Hindoustan et les Chinois notamment — sont soumis à des lois et à une justice particulières auxquelles les hommes du Vieux Continent échappent évidemment.
En 1900, l'ancien vice-président de la Haute Cour de cette colonie, M. Piepers, confirme la permanence de cette organisation. « Chacune des deux grandes classes (Européens/indigènes) a son code [pénal] ; il existe beaucoup d'ordonnances renfermant des dispositions spéciales. »

Les travaux forcés et les « peines corporelles », par exemple, ne sont applicables qu'aux autochtones ; ces dernières étant réservées « aux condamnés mâles qui refusent de travailler, qui se révoltent contre leurs gardiens, ou qui se rendent coupables d'actes d'insubordination, entre autres de désertion ».

De même en Guinée portugaise, le promoteur de justice à Bolama, G. Guimaraes.

« L'application de la peine ayant pour but la répression, l'intimidation et l'amendement de l'individu qui la subit, rien ne nous semble moins fait pour atteindre ce but que l'égalité des peines pour les mêmes crimes, appliquées indifféremment à des indigènes et à des Européens, déclare-t-il. Si l'homme plus ou moins civilisé estime sa liberté au-dessus de tout, si pour lui la prison est […] un déshonneur, pour l'indigène, elle est au contraire la réalisation de son idéal, si l'on peut croire que, dans son animalité, il puisse en avoir un. »

Conclusion pratique de ces considérations racistes : pour un même délit ou crime, les Européens seront donc condamnés à des peines privatives de liberté et les « indigènes » aux travaux forcés.

Dans les possessions allemandes enfin, des dispositions voisines sont en vigueur. Comme l'écrit le juriste Otto Köbner dans un rapport présenté en 1906 à l'Institut colonial international :

« l'ensemble des règles énoncées pour le droit privé, le droit pénal, la procédure et l'organisation judiciaire ne sont d'application […] que pour la population blanche ».

Relativement à la situation des « indigènes et de tous les autres gens de couleur, le droit impérial de rendre des ordonnances est […] illimité », ce pour quoi ils tombent sous le coup de mesures spéciales qui ne valent que pour eux. Là encore, deux législations civile et pénale, deux justices et deux systèmes de sanctions sont établis sur des fondements ouvertement raciaux. En quoi cela diffère-t-il, de façon substantielle, de l'organisation judiciaire établie dans les colonies de la IIIe République ? En rien, nous le savons maintenant.

Plus encore, l'originalité des règles appliquées en outre-mer n'est qu'un mythe destiné à perpétuer la thèse, mythologique et vivace elle aussi, de l'exception française réputée se caractériser par un supplément d'âme humaniste, libéral et progressiste conforme aux principes émancipateurs d'une nation qui s'enorgueillit d'avoir été le berceau des Lumières et de la Déclaration des droits de l'homme.
Toutes deux ne résistent pas à l'examen lorsqu'on se donne la peine de comparer la condition des « indigènes » français à celle des autochtones soumis aux autres puissances coloniales européennes.
Les codes de l'indigénat en vigueur dans la plupart des territoires de la République impériale, et les multiples dispositions répressives adoptées le prouvent.

Les chapitres qui suivent seront donc consacrés à l'étude de ces différents monuments du racisme d'Etat longtemps jugés indispensables pour assurer la défense efficace et rapide de l'ordre colonial ; certains d'entre eux ont perduré jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.


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