Paris, La Découverte/Zones, 2010.
« Les peines propres aux indigènes — l'internement administratif, l'amende collective et le séquestre — constituent une des institutions les plus curieuses et aussi, il faut bien le dire, les plus exorbitantes de la législation algérienne », constatent Larcher et Rectenwald dans leur Traité élémentaire de législation algérienne publié en 1923. Et, pour illustrer cette proposition générale, ils ajoutent :
« Elles sont exorbitantes tout d'abord en ce qu'elles sont prononcées, non pas par un tribunal, mais […] par un agent administratif, le gouverneur général. Elles sont exorbitantes en ce qu'elles servent le plus souvent à réprimer des faits qui ne sont point nettement définis […]. Elles sont exorbitantes encore en ce qu'elles échappent complètement aux classifications des peines généralement admises : on ne peut les faire rentrer ni parmi les peines criminelles, correctionnelles ou de simple police, ni parmi les peines politiques ou de droit commun, ni parmi les peines perpétuelles ou temporaires. »
Si ces deux juristes reconnaissent que ce « système répressif soulève les plus vives […] protestations » puisqu'il ne méconnaît rien moins que les « principes fondamentaux de notre organisation politique, administrative et judiciaire », ils le tiennent cependant pour un « expédient passager » mais nécessaire en raison des circonstances et des caractéristiques des « indigènes » ; sa légitimité n'est donc pas contestée. C'est surtout la légalité de ce système qui les préoccupe, et pour résoudre les problèmes juridiques soulevés par cette situation ancienne, ils proposent donc de le rendre « légal ».
L'exception sera ainsi la règle, dans tous les sens du terme, puisque la première sera au principe de la seconde en même temps que cette légalisation rendra les mesures précitées juridiquement incontestables. Celles-ci participent de la mise en oeuvre d'une « politique d'assujettissement » jugée impérative par l'écrasante majorité des contemporains qui s'intéressent aux territoires de la « Plus Grande France ».
Comme l'affirme Pierre-Ernest Flandin en 1914 :
« Nous estimons qu'il serait singulièrement dangereux de supprimer dès aujourd'hui […] les pouvoirs indispensables au dépositaire de l'autorité française pour assurer le maintien de la sûreté publique. Trop de ferments d'agitation existent encore en Algérie pour qu'on n'ait pas le devoir de maintenir, entre les mains du gouverneur général, les préventifs destinés à mettre obstacle à de périlleuses machinations contre notre empire nord-africain. […] Il importe que l'autorité française conserve à sa portée un remède plus prompt et plus efficace que l'action lente et incertaine de la justice. »
Ainsi fut fait dans l'ancienne Régence d'Alger d'abord puis dans de nombreux autres territoires de l'empire où l'internement a donc été exporté en raison de ses avantages multiples pour les autorités coloniales.
Dès 1902, Larcher constate le caractère extraordinaire de cette disposition mise en oeuvre par les militaires français au lendemain de la conquête d'Alger en 1830.
« Nous n'avons pas, dans notre droit français, de peine comparable à l'internement », écrit-il. « Elle se met en contradiction avec tous les principes. Elle réprime tous les faits, qu'ils tombent ou non sous le coup d'un texte, qu'ils mettent en danger la fortune privée des citoyens, la sécurité publique ou notre domination. » « Elle se contente d'une procédure plus que sommaire. Elle affecte les formes les plus diverses, n'exigeant pas toujours un lieu de détention, s'exécutant hors de l'Algérie aussi bien que dans l'intérieur. Elle n'a point de durée préfixe : on sait quand elle commence, mais non quand elle finit. »
« Singulière peine », conclut ce spécialiste avant d'apporter des précisions capitales sur les modalités de sa mise en oeuvre. « Aucun texte ne détermine les faits pour lesquels l'internement peut ou doit être prononcé. Aussi intervient-il dans des cas très variés. Il joue un rôle important dans la répression des crimes et des délits de droit commun. »
« Nous reconnaissons facilement qu'il est […] contraire aux principes les plus certains de notre droit public » et « attentatoire à la séparation des pouvoirs ».
Autant de constats précis et graves qui disent bien la singularité de l'internement au regard des fondements de l'Etat de droit et de la législation commune mais Larcher précise immédiatement :
« Cela paraît moins extraordinaire à qui sait que ces dérogations à la règle de la distinction des autorités administratives et judiciaires ne sont pas rares dans la législation algérienne. Le gouverneur, en vertu de pouvoirs analogues, frappe les individus et les tribus ou les douars dans leurs biens, par le séquestre et l'amende collective. »
L'internement « détonnerait singulièrement dans notre législation métropolitaine » ; en Algérie, cependant, « nous ne pensons pas qu'il faille tenir grand compte de critiques ainsi tirées de principes qui ne sont pas vrais dans la civilisation musulmane. Ce qui nous importe surtout, ce sont les bons résultats qu'[il] produit ». Fort de cette proposition où la situation particulière de l'ancienne Régence d'Alger, les caractéristiques supposées des populations « indigènes », l'efficacité, érigée en critère ultime d'appréciation, et la fin poursuivie — la défense de la domination française — justifient tous les moyens, ce juriste se prononce en faveur de l'« extension » de l'internement « à certaines catégories de malfaiteurs » autochtones.
Après avoir observé que « les Algériens [ce terme désigne alors les colons] y voient » une garantie majeure de leur sécurité et que « les assemblées, coloniales ou départementales, ont maintes fois manifesté leur prédilection pour cette peine que n'affaiblissent pas les lenteurs de l'instruction et du jugement », Larcher conclut par ce plaidoyer qui ne laisse aucun doute sur sa position :
« Nous n'éprouvons donc aucun embarras en ce qui concerne la régularité ou la légitimité de l'internement. C'est le cas, modifiant une pensée célèbre, de dire : vérité d'un côté de la Méditerranée, erreur de l'autre. Le principe de la séparation des pouvoirs est excellent dans une société civilisée » mais « il n'est point de mise avec des tribus musulmanes qui ont de la justice et du droit une notion si différente de la nôtre et qui portent toute leur admiration et tout leur respect vers la force. Qu'un châtiment suive toujours et rapidement le crime, tel est le but à atteindre ; notre procédure ne l'atteint pas ; des mesures administratives l'atteignent, donc celles-ci doivent être préférées à celles-là. »
Ainsi se vérifient, une fois encore, les effets délétères d'une conception purement instrumentale du droit, lesquels ruinent, dans ce cas d'espèce, des principes majeurs en privant les « indigènes » de prérogatives fondamentales.
Aux origines de l'internement administratif appliqué en Algérie se trouvent plusieurs arrêtés ministériels (septembre 1834, avril 1841 et août 1845) dictés par les « impératifs » de la conquête puis par les « nécessités » de la défense de l'ordre public colonial.
Le 27 décembre 1858, il est précisé que l'opposition des « Arabes » aux agents de l'administration ou le fait de se livrer à « des intrigues politiques pour créer des difficultés » aux autorités peut être une cause d'internement.
La IIIe République ne s'est pas contentée de poursuivre dans la voie tracée par la monarchie de Juillet et le second Empire, elle a élargi aussi le champ d'application de cette mesure au vol de troupeaux (1902) puis au pèlerinage à La Mecque sans autorisation préalable (1910).
Ajoutons qu'il est impossible de faire appel de la décision prise par le gouverneur général, que la durée de l'internement est alors indéterminée cependant que ni le lieu ni la forme de la détention ne sont fixés a priori puisque le premier tranche pour l'ensemble de ces matières. Enfin, et c'est là une autre caractéristique extraordinaire de l'internement, il peut être décidé soit à titre principal, soit en complément d'une peine déjà prononcée par un tribunal.
Des dispositions similaires sont appliquées dans les autres colonies puisque, en vertu du décret du 25 mai 1881, le gouverneur de l'Indochine peut faire interner « des indigènes non naturalisés et des assimilés », et ordonner en plus de cela le « séquestre de leurs biens ».
En Nouvelle-Calédonie, les décrets du 18 juillet 1887 et du 12 mars 1897 précisent que l'internement se double de la déportation à l'île des Pins, notamment. Double peine encore et toujours.
En AOF, les décrets du 30 septembre 1887 et du 21 novembre 1904 fixent l'internement à dix ans et il est conçu pour sanctionner les « faits d'insurrection contre l'autorité de la France », les « troubles politiques graves » ou les « manoeuvres susceptibles de compromettre la sécurité publique ». Des dispositions identiques sont applicables en AEF depuis un décret du 31 mai 1910.
D'abord expérimenté en Algérie, l'internement administratif est devenu en quelques années un moyen couramment employé contre l'ensemble des populations « indigènes » de l'empire. Plus encore, la généralisation de cette technique répressive a contribué à sa banalisation qui, à son tour, a créé les conditions favorables à son extension à d'autres régions d'outre-mer.
Le 3 septembre 1934, le résident général de Tunisie, Marcel Peyrouton, prend plusieurs décrets destinés à réprimer les activités antifrançaises.
L'un d'entre eux supprime « toute formalité, toute défense de l'inculpé » et « toute intervention d'avocat » et permet, sur décision de l'autorité précitée, d'interdire aux auteurs de « faits séditieux » de séjourner pendant un an dans les « contrôles civils », à quoi s'ajoute la possibilité de les envoyer « dans les territoires militaires du Sud ».
C'est en vertu de cette dernière disposition que plusieurs dirigeants du Néo-Destour, parmi lesquels Me Habib Bourguiba, furent déportés à Kébili puis à Bordj-le-Boeuf qualifié de « véritable camp de concentration » situé « dans l'extrême Sud, en pleine région désertique ».
En ce qui concerne l'Algérie française, des modifications sont intervenues puisque la loi du 15 juillet 1914, « portant réglementation du régime de l'indigénat », supprime l'internement dans un pénitencier. Il est désormais remplacé par la « mise en surveillance dans une tribu, dans un douar ou une localité désignée par le gouverneur général ».
La durée de cette nouvelle « peine » est fixée à deux ans maximum et les causes pour lesquelles elle peut être prononcée sont ainsi définies :
Initialement prévues pour une période de cinq ans, ces dispositions ont été consacrées par la loi du 4 août 1920 dans un contexte où, comme l'écrivent Larcher et Rectenwald, les autorités métropolitaines et coloniales entendent, après la Grande Guerre et la révolution russe, combattre les « influences malsaines » des « propagandistes panislamiques ou bolcheviks ».
La lutte contre la subversion musulmane et « rouge » légitime désormais la permanence de l'exception et son inscription durable dans la législation des départements français d'Algérie.
Pour bien saisir l'évolution de cette dernière, les limites de la réforme évoquée et les singularités de l'organisation administrative de cette colonie, il faut préciser que la loi précitée est d'application restrictive puisqu'elle ne concerne que les territoires civils.
Dans les territoires militaires du Sud, dirigés « par les officiers des affaires indigènes » qui sont les « maîtres absolus de leurs cercles », les modalités de l'internement demeurent inchangées. Là prévaut un « régime plus odieux encore que celui de l'indigénat », écrit l'émir Khaled qui n'a cessé de dénoncer cette situation.
« Pour des motifs anodins, […] on distribue des corvées, des gardes de nuit, des amendes, des réquisitions, des coups de nerf de boeuf, de la prison. […] En un mot, on agit dans ces territoires comme en pays nouvellement conquis. »
Des dispositions voisines existent au Congo belge. En vertu de l'article 1er du décret du 5 juillet 1910, « tout indigène qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique peut être contraint, par une ordonnance motivée du gouverneur général, de s'éloigner d'un certain lieu ou d'habiter dans un lieu déterminé ».
En Afrique orientale anglaise, le Commissaire peut, lorsqu'il estime qu'une personne est susceptible de porter atteinte à l'ordre public, « ordonner sa déportation hors du protectorat » dans « quelque partie des possessions de Sa Majesté hors du Royaume-Uni ». Cette décision n'est pas susceptible d'appel. De même en Ouganda. Plus tard, les dirigeants du régime d'apartheid en Afrique du Sud ont reconduit ce type de mesure à l'encontre des populations noires.
Conformément à « l'Acte sur l'administration indigène, le gouverneur général, en tant que chef suprême, a des pouvoirs autocratiques sur les Africains. Il peut, par proclamation, arrêter et détenir tout Africain jugé dangereux pour la tranquillité publique », constate un spécialiste en 1950.
En ce qui concerne la situation des populations autochtones de l'Empire français, des contemporains se sont régulièrement élevés contre l'internement administratif qu'ils jugeaient parfois avec sévérité. En dépit de solides arguments juridiques, leurs voix ne furent pas entendues : les « nécessités » propres à la défense de l'ordre public dans les possessions d'outre-mer furent longtemps les plus fortes.
« L'internement des indigènes algériens constitue […] un abus de pouvoir, bien plus un crime et le devoir du parquet serait de le faire cesser, affirme, en 1909, l'avocat Georges Massonié qui dénonce cette mesure. La procédure n'offre […] aucune garantie puisque, par son caractère absolument secret, elle rappelle un peu trop celle de l'Inquisition. Trop souvent, l'indigène est condamné sur des rapports secrets, analogues aux fameux renseignements de police dont on abuse tant en cour d'assises », écrit-il en livrant des informations précieuses sur les pratiques des autorités coloniales qui ajoutent ainsi l'opacité de l'instruction au caractère exorbitant de leurs prérogatives.
Sans aller jusqu'à l'enthousiasme manifesté par l'assemblée des délégations financières, on peut admettre l'utilité de l'internement. Mais ce n'est pas une raison pour le dispenser de toute réglementation et pour abandonner une mesure aussi grave à l'arbitraire. Que les indigènes avec leur esprit simpliste apprécient la puissance de l'autorité administrative armée d'un aussi redoutable pouvoir, c'est possible, mais qu'ils s'inclinent sans murmurer, c'est inexact. »
Soucieux d'éviter tout malentendu, Massonié précise :
« Nous ne voudrions pas que l'on se méprît sur notre pensée. On ne peut évidemment pas gouverner les indigènes comme des Français : leur masse, leur fanatisme, leur mentalité, leurs moeurs, tout s'y oppose. Mais est-ce à dire qu'on doive les traiter par l'arbitraire ? Nullement. »
Supprimer l'internement ? Pour ce juriste membre de la Ligue des droits de l'homme, il n'en est pas question. Des réformes destinées à mieux garantir les droits des autochtones suffisent amplement puisque les particularités des populations algériennes appellent le maintien de dispositions singulières, selon lui.
Dès 1901, pourtant, le Comité de protection et de défense des indigènes avait exigé l'abrogation du décret sur l'indigénat en Nouvelle-Calédonie et celle de l'internement prononcé pour une durée indéterminée par le gouverneur.
«
La situation faite aux indigènes est peut-être la plus cruelle qui puisse être signalée dans nos possessions coloniales. En pleine paix et cinquante ans après la prise de possession » de ce territoire, « les propriétés des indigènes et leurs libertés personnelles y sont entièrement livrées au bon plaisir et à l'arbitraire de l'administration », lit-on dans une brochure de cette association.
Quatre ans plus tard, son président, Paul Viollet, qui n'a cessé d'intervenir publiquement sur ces questions, dénonce les motifs « vagues » et « certaines expressions élastique[s] » du décret autorisant l'internement en AOF cependant que, en 1914, le député socialiste Charles Dumas s'en prend aux pouvoirs « de l'administration » coloniale qui dispose d'une arme plus redoutable encore que celle de l'indigénat :
« Cette arme redoutable, odieuse et illégale, c'est l'internement. » S'appuyant sur les travaux d'un spécialiste dont la notoriété se confirme, il ajoute :
« La définition juridique de l'internement est impossible, car il ne correspond à rien d'équivalent dans notre droit français ; il ne repose sur aucun principe connu, et quant à ce à quoi il s'applique, M. Larcher, l'éminent juriste de la faculté de droit d'Alger, déclare qu'il réprime tous les faits, qu'ils tombent ou non sous le coup d'un texte, qu'ils mettent en danger la fortune privée des citoyens, la sécurité publique ou notre domination dans le Maghreb. »
Comparant cette mesure aux « lettres de cachet », Dumas conclut :
« Tant que l'Algérie vivra sous le régime des lois d'exception, il n'y aura pour le monde indigène ni possibilité de développement économique, ni possibilité de développement social. »
Enfin, grâce à l'ouvrage de Georges Garros, intitulé Forceries humaines, publié en 1926 et consacré à la politique coloniale de la France en Indochine, on découvre la situation faite aux internés de ce protectorat.
« Par centaines […], chaque année », les « victimes » de cette mesure répressive sont « déportées dans une île insalubre où, dans des conditions d'hygiène pernicieuses, livrées à la bestiale cruauté d'une chiourme vénale et corrompue, elles appel[lent] la mort… »
Pendant toute la première moitié du XXe siècle, des voix diverses mais isolées se sont donc élevées régulièrement contre l'internement qui, en dépit de quelques réformes, a continué de prospérer dans les territoires de l'empire avant d'être employé en métropole même.
Les origines coloniales de cette technique répressive sont parfaitement établies. Ceux qui s'intéressent aux affaires d'outre-mer, et connaissent bien la législation des possessions françaises, le savent. Appliqué pendant longtemps aux seuls « indigènes », l'internement est importé sur le territoire métropolitain par le gouvernement Daladier à la suite de l'adoption du décret-loi du 12 novembre 1938 relatif aux étrangers.
Elaboré par les services du ministre de l'Intérieur Albert Sarraut, ce texte invoque classiquement les impératifs de la « sécurité nationale » et ceux de la « protection de l'ordre public » pour justifier le placement « dans des centres spécialisés » des allochtones qui, en l'absence de toute infraction, sont jugés « indésirables » par les autorités.
Au racisme de l'Etat impérial-républicain s'ajoute désormais une xénophobie d'Etat dont cette disposition est l'expression manifeste et spectaculaire. Depuis longtemps déjà, des spécialistes de l'immigration mettaient en garde les autorités contre la présence jugée dangereuse de nombreux ressortissants étrangers perçus comme la cause de maux multiples et graves susceptibles, comme l'écrivait Georges Mauco en 1932, de porter atteinte « à la raison, à l'esprit de finesse, à la prudence et au sens de la mesure qui caractérisent le Français ».
En février 1939, les premières victimes de ces dispositions sont les 350 000 républicains espagnols qui, fuyant les troupes du général Franco, ont gagné la France où ils sont rapidement internés dans les camps de Saint-Cyprien, d'Argelès et de Gurs, notamment.
Un an plus tard, le 18 novembre 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale a débuté depuis peu, l'internement est étendu à tous les individus, nationaux ou non, susceptibles de porter atteinte à la défense nationale ou à la sécurité publique. Et, comme souvent en pareil cas, ces circonstances exceptionnelles ont précipité ce mouvement d'extension-banalisation.
A l'instar des colonies, l'internement est prononcé par une autorité administrative — le préfet —, pour une durée indéterminée et pour des motifs généraux qui ne sont constitutifs ni d'un délit ni d'un crime sanctionné par la loi. C'est en vertu de cette mesure que des milliers d'étrangers et de nombreux sympathisants et militants communistes sont arrêtés puis détenus dans les multiples camps déjà existants en France ou construits à cet effet.
Le 19 mars 1940, alors que le Parti communiste a été interdit en raison du soutien de ses dirigeants au Pacte germano-soviétique, Sarraut, l'ancien ministre des Colonies qui exerce désormais ses fonctions à l'Intérieur, présente à la Chambre des députés le bilan de l'action de ses services : 10 550 perquisitions, 3 400 arrestations, 3 500 radiations, 499 internements et 66 assignations à résidence ont été réalisés, annonce-t-il fièrement.
Pour la première fois, l'internement administratif est utilisé contre des citoyens pour des motifs politiques, au mépris des droits et libertés élémentaires. Ce tournant majeur dans l'histoire des usages de cette technique répressive ne saurait occulter l'existence de nombreux et anciens précédents coloniaux bien connus de Sarraut.
Considéré comme un remarquable praticien et comme un grand théoricien de la colonisation par ses contemporains, il est parfaitement informé des dispositions répressives appliquées aux populations « indigènes », et sans doute s'en est-il inspiré lorsqu'il s'est agi de sévir contre les communistes qu'il abhorre depuis longtemps.
L'internement des « Arabes » d'Algérie a été aboli par l'ordonnance du 7 mars 1944, laquelle affirme enfin l'égalité « devant les droits et les devoirs de tous les Français » de cette colonie, ce qui entraîne l'« abrogation des textes d'exception » hérités de la période antérieure. Heureuse mais brève réforme, nous le verrons. Ces principes solennellement proclamés, puis intégrés à la Constitution de la IVe République, seront bientôt violés par ceux-là mêmes qui prétendent les défendre.
Après le déclenchement de la « guerre de libération nationale » le 1er novembre 1954, l'état d'urgence est proclamé dans les départements français d'Algérie par la loi du 3 avril 1955 qui permet au gouvernement de rétablir l'esprit sinon la lettre de certaines mesures en vigueur sous la IIIe République.
L'article Ier définit les conditions de mise en oeuvre de cet état d'urgence qui « peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, de l'Algérie ou des départements d'outre-mer, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».
L'article 6 prévoit que « le ministre de l'Intérieur dans tous les cas et, en Algérie, le gouverneur général peuvent prononcer l'assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne […] dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ».
En aucun cas, est-il précisé, « l'assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées à l'alinéa précédent ».
Vaine promesse et vrai mensonge, nous le verrons.
Le gouvernement que dirige le socialiste Guy Mollet reconduit ces dispositions dans le cadre de la loi du 16 mars 1956 relative aux pouvoirs spéciaux en Algérie, laquelle est adoptée à l'Assemblée nationale avec le soutien des députés communistes présents. Trois jours plus tôt, en effet, Jacques Duclos avait pris soin de justifier la « ligne » du Parti en écrivant dans L'Humanité :
« Notre vote exprimera notre volonté très nette de faire obstacle à toutes les manoeuvres de la réaction en développant l'unité d'action de la classe ouvrière et des masses populaires. »
Face à la contestation de certains élus et militants communistes, Maurice Thorez est contraint de défendre une nouvelle fois la position de l'organisation qu'il dirige en affirmant : cette décision « n'a pas été inspiré[e] seulement par des préoccupations de tactique parlementaire, par le désir de faire échec aux efforts des partis de droite » ; elle « a obéi à des considérations plus larges et plus élevées ».
Le 26 juillet 1957, une nouvelle loi, votée à la demande du président du Conseil, M. Bourgès-Maunoury, autorise l'internement en métropole dans des camps pudiquement nommés « centres d'hébergement ».
A la suite des manifestations du 13 mai 1958 à Alger et pour faire face à un éventuel coup de force, l'état d'urgence est étendu à la France métropolitaine le 17 mai 1958 pour une période de trois mois. Le 7 octobre 1958, une ordonnance rend possibles l'assignation à résidence et l'internement administratif sur le territoire métropolitain des « personnes dangereuses pour la sécurité publique en raison de l'aide matérielle, directe ou indirecte, qu'elles apportent aux rebelles algériens ».
Appliqué pendant cent dix-sept ans dans l'ancienne Régence d'Alger puis dans de nombreux territoires de l'empire, l'internement administratif fut mis en oeuvre pendant six ans en métropole, entre 1938 et 1944, puis de nouveau au cours de la guerre longtemps sans nom qui s'est déroulée outre-Méditerranée. En 1962, dressant le bilan de l'application de cette mesure, le juriste Loïc Philip écrit :
« Depuis vingt-trois ans, la France a pratiqué l'internement administratif pendant douze ans, soit plus d'un an sur deux. »
Il n'est donc pas surprenant que, au moment de l'indépendance de l'Algérie, et contrairement aux déclarations de certains responsables politiques, il y ait eu près de 15 000 « Français musulmans » internés dans l'ancienne colonie et environ 5 000 dans plusieurs camps situés en métropole.
Remarquable poursuite du processus d'extension-banalisation d'une disposition répressive qui, jugée exorbitante par les meilleurs spécialistes du droit colonial dans les années 1920, n'a cessé de prospérer et d'être employée contre des catégories nouvelles de personnes : « indigènes » de l'empire d'abord, étrangers ensuite, citoyens enfin. Mais l'histoire de l'état d'urgence et de l'internement administratif ne s'arrête pas à la fin du conflit algérien.
A preuve, le premier fut appliqué sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances par un arrêté du haut-commissaire de la République du 12 janvier 1985 et prolongé six mois par la loi du 25 janvier 1985 votée à la demande du gouvernement dirigé par Laurent Fabius dans un contexte de violences croissantes liées, entre autres, à l'assassinat à Hienghène de dix militants kanaks du FLNKS.
De plus, et pour la première fois en ces circonstances, l'état d'urgence a été instauré conformément au souhait du Premier ministre, Dominique de Villepin, lors des « émeutes des banlieues » de novembre 2005 en vertu de deux décrets du 8 novembre 2005.
Après avoir rappelé que ni en mai 1968, ni « au moment » des mobilisations des « autonomes » en 1979, de telles mesures n'avaient été mises en oeuvre, le professeur de droit Frédéric Rolin estime qu'il s'agit d'un « précédent […] particulièrement dangereux » pour les libertés publiques. De leur côté, le Syndicat de la magistrature a dénoncé un « choix politique guerrier » attentatoire « à la liberté d'aller et venir », et l'Union syndicale des magistrats, une « mesure symbolique » inefficace sur le plan pénal.
Quant à l'internement administratif, selon des modalités particulières, il est toujours massivement employé en France et en Europe contre les « clandestins » présents sur le territoire des Etats membres de l'Union cependant que le nombre de centres de rétention administrative (CRA) ne cesse d'augmenter dans les pays européens où ils sont au nombre de 224 actuellement.
Comme le notait une journaliste de l'International Herald Tribune, « on en trouve dans des hangars de chemins de fer, des vieux silos à céréales, des usines désaffectées, des annexes de prison et même sur un bateau ancré dans le port de Rotterdam. De l'Irlande à la Bulgarie, de la Finlande à l'Espagne, les camps de rétention pour étrangers se sont multipliés dans l'Union européenne. La plupart sont apparus au cours de la dernière décennie ».
Dans l'Hexagone, il y a désormais vingt-quatre CRA contre seize en 2003, et les places disponibles sont passées de 739 la même année à 1 724 en 2007.
En 2008, 111 692 interpellations de sans-papiers — 59 023 en 2003 — ont débouché sur 34 592 placements en rétention pour une durée moyenne de plus de dix jours. Parmi elles, on dénombrait 154 couples ou adultes seuls avec enfants pour un total de 242 mineurs « dont 80 % étaient âgés de moins de 10 ans ».
Le plus jeune des retenus fut un nourrisson de trois semaines placé au Centre de rétention de Rennes avec ses parents. En confirmant leur libération, prononcée par le juge des libertés, la cour d'appel de cette ville observait ceci : le « fait de maintenir en rétention une jeune mère de famille, son mari et leur bébé […] constitue un traitement inhumain au sens de l'article 3 » de la Convention européenne des droits de l'homme.
« La grande souffrance morale et psychique, infligée à la mère et au père », était-il ajouté, est « manifestement disproportionnée par rapport au but poursuivi ».
Enfin, la directive « retour », votée le 18 juin 2008 par les eurodéputés, a porté la durée de la rétention à dix-huit mois et autorisé, qui plus est, l'internement et le retour forcé des mineurs isolés en violation de la Convention internationale des droits de l'enfant du 20 novembre 1989 pourtant ratifiée par 192 Etats dont la France.
De plus, les expulsés pourront être interdits de séjour en Europe pendant cinq ans. Banalisation, extension et triomphe de la double peine qui devient, par la grâce du Parlement de Strasbourg, une mesure européenne désormais. Alors que le Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l'homme de l'ONU a demandé aux Etats de « ne recourir à la mise en détention des demandeurs d'asile et des immigrants clandestins qu'en dernier ressort », on constate que la pratique aujourd'hui dominante des pays membres de l'Union européenne, et de l'Europe elle-même, fait de l'exception la règle.
Ailleurs, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la guerre menée contre le terrorisme, par George W. Bush et le Premier ministre britannique Tony Blair, fut à l'origine des atteintes les plus graves portées aux droits et libertés individuels. Une fois encore, l'internement administratif a été l'un des vecteurs principaux de cette offensive, sans précédent depuis 1945, qui a conduit à l'« adoption de lois expéditives et mal conçues » accordant des « pouvoirs excessifs à l'exécutif », Johan Steyn, juge à la cour d'appel de la Chambre des lords.
En Grande-Bretagne, le Terrorism Act de 2001 autorisait la détention illimitée des étrangers suspectés d'activités terroristes. Voté le 11 mars 2005, The Prevention of Terrorism Bill a modifié ce premier texte en étendant à tous les Britanniques de nombreuses mesures d'exception dès lors que le ministre de l'Intérieur a des « raisons fondées de soupçonner qu'un individu est ou a été impliqué dans une action liée au terrorisme ».
En pareil cas, il est possible de prendre des dispositions telles que les arrêts domiciliaires, l'interdiction d'utiliser un téléphone portable, la limitation de l'accès au réseau Internet et l'impossibilité de fréquenter certaines personnes. De plus, la police et les services spéciaux sont autorisés à pénétrer à tout moment au domicile des individus suspectés.
En Israël, enfin, l'internement administratif est prévu par les paragraphes A et B de l'article 87 de l'Ordre militaire de 1970 qui permet de détenir sans jugement des individus pour une période de six mois renouvelables.
En 1998, le Comité contre la torture — un organisme des Nations unies — rendait public un rapport dans lequel il se disait préoccupé par « le recours à l'internement administratif dans les territoires occupés pendant des périodes inhabituellement longues et pour des raisons indépendantes du risque qu'il y aurait à remettre en liberté certains détenus ». Lors de la première Intifada, près de 15 000 Palestiniens furent ainsi privés de leur liberté. En août 2005, ils étaient au nombre de 596. Quant aux militants du Hamas, ils sont qualifiés par le service de l'« avocat général militaire », qui s'inspire certainement du précédent américain, de « combattants illégaux ».
Selon Shlomi Zakaria, membre de l'organisation israélienne de défense des droits de l'homme — Yesh Din —, « c'est sur cette base juridique bancale » que, déjà par le passé, des personnes arrêtées dans la bande de Gaza ont été maintenues en détention « sans jugement » et sans « qu'aucune accusation ne soit portée contre elles ».
Connaissant les origines anciennes et les modalités diverses d'application de l'internement dans les différentes colonies françaises, on s'intéressera maintenant à deux autres prérogatives du gouverneur général de l'Algérie : l'amende et la responsabilité collectives. Régulièrement utilisées dans ce territoire pour sanctionner les « indigènes », elles aussi ont été exportées dans plusieurs territoires d'outre-mer au fur et à mesure de l'expansion impériale de la IIIe République.
Comme l'internement, « l'amende collective […] est une mesure de guerre. […] La notion même d'amende collective est contraire aux principes les moins discutables de notre droit pénal, notamment le principe de la personnalité des peines », nt Larcher et Rectenwald en 1923 avant de rappeler que c'est le général Bugeaud qui a introduit cette « punition » singulière souvent employée aux « débuts de la conquête ». Supprimée « par le prince Jérôme Napoléon lors de son passage au ministère de l'Algérie, puis rétablie », elle perdure dans le cadre de la loi du 17 juillet 1874 adoptée pour lutter contre les incendies de forêts et préserver ainsi le « domaine forestier algérien ».
En 1871, les tribus kabyles soulevées contre la France furent soumises à une amende collective s'élevant à 63 millions de francs. Incapables de s'en acquitter, beaucoup ont été contraintes de vendre leur bétail et leurs terres. De là un appauvrissement dramatique et durable des habitants de cette région.
Plus tard, en vertu de l'article 130 de la loi forestière du 21 février 1903 qui confirme les dispositions précitées, il est établi qu'en « tout territoire, civil ou militaire, indépendamment des condamnations individuelles encourues par les auteurs ou complices des crimes, délits ou contraventions relatifs aux incendies de forêts, les tribus, douars, ou fractions pourront être frappés d'amendes collectives ».
Larcher et Rectenwald, qui approuvent ces mesures, écrivent :
« C'est sans doute en cette matière que l'usage de l'amende collective peut le mieux se défendre : l'incendie devait surtout profiter aux indigènes des douars voisins dont le bétail eût trouvé sur le terrain parcouru par le feu un excellent pâturage ; il y a donc entre tous les membres une sérieuse présomption de complicité. Et ce n'est que dans ce cas qu'elle est légalement possible.
Quant aux chiffres de l'amende, ajoutent les mêmes, aucun texte n'en indique ni le maximum, ni le minimum : le gouverneur général le détermine donc, pour chaque affaire, dans la plénitude de son arbitraire absolu. »
Le Journal officiel de l'Algérie permet de passer des mécanismes généraux de la loi forestière à la pratique des autorités coloniales et l'on découvre ainsi que, du mois de mars au mois de septembre 1927, 26 amendes collectives furent infligées à 54 mechtas ou villages et 11 douars. Les montants exigés varient d'une à huit fois le total des impôts payés, et lorsque les « indigènes » ne peuvent payer les sommes fixées par les services du gouvernorat, ils sont tenus d'effectuer des prestations en nature.
Pour l'année 1926, ces dernières correspondent à 32 500 francs. Neuf ans plus tard, la situation n'a guère évolué puisque, au Sénat, Maurice Viollette constate que les poursuites en matière forestière demeurent fort courantes comme le prouve la commune de Kenchela contre laquelle près de « 4 000 procès-verbaux » ont « été dressés » entraînant « des millions d'amendes s'abattant sur des gens qui n'ont rien ».
Expérimentée dans les départements français d'Algérie, l'amende collective, qui substitue à la présomption d'innocence la présomption de culpabilité appliquée à certaines communautés autochtones en même temps qu'elle ruine le principe de l'individualité des peines, fut étendue le 9 janvier 1895 à l'Indochine. Pour des causes identiques et selon des modalités proches, le « village d'origine », de celui ou de celle qui s'est rendu coupable de dégradation du domaine forestier, peut être déclaré « responsable ».
De même en AOF où les « collectivités indigènes » sont « pécuniairement responsables » des feux de brousse et des « incendies de forêts classées commis dans leur voisinage, à moins qu'elles ne puissent établir la preuve que le délit a été commis par quelqu'un d'étranger à la collectivité ».
Nouveau triomphe de la présomption de culpabilité. Dans de nombreuses colonies françaises, il se confirme que des principes majeurs, considérés comme indissociables du respect des droits fondamentaux de la personne, sont violés de façon substantielle et durable.
Tout comme l'internement administratif, ces mesures ont suscité des critiques régulières mais vaines puisque les premières ont longtemps perduré. Relativement à l'Algérie et dès 1894, le secrétaire à la délégation sénatoriale, Henri Pensa, demandait le report de la « responsabilité collective » car « nul ne peut être condamné pour son voisin ».
Quarante et un ans plus tard, la situation n'a pas changé, observe Jean Mélia, puisque les « indigènes musulmans vivent dans le triste sort d'un régime d'exception, hors du droit commun, dans une infériorité morale, sociale et politique ». Et, pour illustrer son propos, il ajoute :
« Jamais régime, plus que le régime forestier […], ne suscita plus de plaintes de la part des indigènes […]. Une forêt est en feu. A priori, [le] musulman d'Algérie qui y vit ou qui vit dans les environs est suspect d'incendie, il devient coupable et, le fût-il vraiment, sa culpabilité s'étend à sa tribu. Une peine toujours exagérée, sous forme d'amende, s'abat alors sur des gens innocents qui, de ce fait, sont acculés à la misère. »
En dehors de ces dispositions abolies à la Libération, la responsabilité collective, comme technique répressive de masse destinée à terroriser les populations civiles, a été employée par l'armée française pour écraser les « troubles » de Sétif et Guelma en 1945, comme on disait alors. A la différence des mesures déjà étudiées, nous sommes en présence de pratiques qui ne sont pas juridiquement encadrées puisque les militaires, avec l'aval des autorités politiques, décident de leur opportunité et des moyens à mettre en oeuvre pour rétablir l'ordre colonial. Un rapport sur les « événements de la semaine du 7 au 14 mai 1945 », rédigé à l'intention du « contre-amiral commandant la Marine à Alger » par le capitaine de frégate Morache, établit ceci :
« Tous les douars avoisinant un endroit où s'était commis un meurtre furent brûlés. Une expédition de ce genre est en cours en ce moment, je crois. Tous les indigènes voisins d'un lieu de déprédation sont condamnés immédiatement à la réparation des dégâts sans préjudice d'autres sanctions. Les chefs sont tenus pour responsables sur leur vie de l'attitude de leurs administrés. Tout individu surpris en train de piller une ferme abandonnée est fusillé sur-le-champ. […] Toutes ces mesures ont une très grande efficacité… »
De plus, une directive relative à la conduite à tenir avec les « notables musulmans » est ainsi rédigée :
« Ne pas hésiter à leur donner ouvertement les marques de sollicitude et d'intérêt que les masses indigènes aiment leur voir rendre. En revanche, leur faire comprendre qu'autorité entraîne responsabilité et remettre en vigueur ce que le maréchal Bugeaud avait estimé indispensable à une administration sage : la responsabilité des chefs indigènes . »
Permanence remarquable des pratiques de l'armée française qui, de 1840 à l'immédiat après-guerre, les a couramment employées pour mater les autochtones cependant que leur initiateur se découvre : Bugeaud lui-même. Plus d'un siècle après sa nomination au poste de gouverneur général de l'ancienne Régence d'Alger, il demeure une référence pour les officiers qui s'inspirent de son action afin de résoudre au mieux les problèmes spécifiques qu'ils affrontent en même temps que cette tradition, jugée glorieuse, légitime leurs propres agissements.
La responsabilité collective fut également mise en oeuvre au cours du dernier conflit en Algérie, ce qui a débouché sur une extension horizontale, massive et radicale des violences commises contre les civils, exposés de surcroît à la torture puisqu'un « habitant quel qu'il soit est à considérer comme suspect du fait qu'il détient en positif ou en négatif des renseignements sur les activités rebelles, qu'elles soient politiques, administratives ou militaires ». Les « Arabes » ? A priori tous suspects et donc tous susceptibles d'être soumis à la question si les militaires chargés de la « collecte des renseignements », comme on le disait à l'époque, le jugeaient nécessaire.
En matière pénale, et dans un contexte politique et juridique fort différent, le principe de la responsabilité collective a été inclus dans la loi Pleven, dite « loi anticasseurs », adoptée en juin 1970 pour lutter contre les « mouvements subversifs ». De même la proposition de loi sur les « bandes » déposée par le député-maire de Nice, Christian Estrosi, qui agissait à la demande du président de la République. Publié au Journal officiel le 4 mars 2010, ce texte, le dix-neuvième sur la sécurité voté depuis 2001, prévoit de punir de trois ans de prison et 45 000 euros d'amende ceux qui, en connaissance de cause, auront participé à un « groupement, même formé de façon temporaire », dont le but est de commettre des « violences volontaires ».
Comme le reconnaît ce parlementaire devenu ministre, qui ignore ou feint d'ignorer les dispositions précitées pour mieux faire croire à l'originalité des dispositions qu'il défend : « On est dans le domaine de la responsabilité collective qui n'existait pas jusqu'ici. »
A l'étranger, les sanctions collectives sont massivement employées par l'armée israélienne. En 2002, « au moins 350 maisons palestiniennes ont été démolies » dans la bande de Gaza, « à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ».
Le Comité contre la torture des Nations unies « a exprimé sa préoccupation » et « a conclu que la politique de bouclage et de démolition de maisons palestiniennes pouvait être considérée comme un traitement cruel, inhumain ou dégradant ». L'ensemble des destructions commises depuis le début de la seconde Intifada s'élève à plus de 5 000 selon le Comité israélien contre les démolitions des maisons.
Entre le 13 et le 14 mai 2004, plus de 80 habitations ont été rasées à Rafah, laissant environ 1 000 personnes sans abri, d'après le bilan établi par l'agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens. Amnesty International considère ces violations systématiques du droit international, autorisées par la Cour suprême israélienne, comme des « crimes de guerre ».
L'article 20 de la convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août 1949, interdit en effet les « représailles contre les personnes et les biens ». L'ex-chef du Shin Beth, Carmi Gilon, reconnaît qu'il s'agit d'une utilisation excessive de la force et ajoute : « C'était vrai du colonialisme français en Algérie, c'est vrai aujourd'hui des Américains en Irak, et vrai pour nous. » Intéressante déclaration qui prouve que le conflit algérien demeure une référence pour de hauts responsables étrangers.
Quant à la guerre conduite par les forces armées israéliennes à Gaza, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, elle s'est soldée par la mort de 1 400 Palestiniens — dont 762 civils parmi lesquels de nombreux enfants, et par la destruction de « quartiers entiers » privant ainsi des « milliers de personnes » de « logement ». Après enquête, les experts du Conseil des droits de l'homme de l'ONU concluent que ces attaques ont été « soigneusement planifiées » de manière à « punir, humilier et terroriser » les habitants de ce territoire en leur infligeant une « punition collective ». Ces actes, de même que certains de ceux perpétrés par le Hamas, estiment les rapporteurs, sont « assimilables à des crimes de guerre », voire à des « crimes contre l'humanité ».
Ainsi agit Tsahal, l'« une des armées les plus morales au monde », comme le soutenait le porte-parole de l'état-major israélien au lendemain de ce conflit.
Aux dispositions juridiques extraordinaires qui permettent d'atteindre les personnes en les privant de leur liberté par le recours à l'internement, et les villages en les soumettant à des amendes collectives, s'ajoute le séquestre, lequel complète cet arsenal répressif en permettant aux autorités coloniales de frapper les biens immobiliers des autochtones.
« Nos moyens de coercition vis-à-vis des indigènes [d'Algérie] sont souvent dénoncés comme excessifs » et « contraires aux principes de notre droit moderne », affirme le lieutenant-colonel Louis Rinn en 1890 ; « un exposé impartial des conditions dans lesquelles s'exercent ces répressions suffit […] pour démontrer l'inanité d'une pareille assertion.
La société musulmane a encore des idées qui avaient cours chez nous il y a quatre ou cinq siècles ; et, au Moyen Age, chez toutes les nations chrétiennes, la confiscation semblait chose naturelle et de droit strict vis-à-vis des seigneurs, bourgeois et manants félons ou rebelles. Sous les khalifes arabes, comme sous les émirs berbères aussi bien que sous les Turcs et dans les canoun kabyles, la confiscation et la responsabilité collective n'ont pas cessé d'être appliquées. »
Citant Ernest Picard, rapporteur et président de la Commission chargée d'élaborer et de présenter la loi du 17 juillet 1874 relative à la prévention des incendies de forêts, Rinn poursuit :
« Les moyens de défense doivent être proportionnés aux agressions ; la France doit aux Français d'Algérie, avant tout, une protection efficace. »
Aussi le « séquestre » est-il considéré comme « une voie d'exécution indispensable pour percevoir les amendes collectives et pour atteindre les vrais coupables en intéressant toutes les tribus à la répression ». De plus, il produit « une grande et nécessaire impression sur l'esprit des indigènes en leur montrant par des actes visibles que le gouvernement a la volonté et la puissance de sévir », ce pour quoi le gouvernement et la Commission « ont été d'avis » de l'introduire « dans la loi ». « Les considérations politiques seules doivent l'emporter » lorsque le gouverneur général « examine l'opportunité, la nécessité et la mesure du châtiment qu'il inflige », conclut Rinn, qui ajoute : « Telle est, en substance, l'économie » de la législation « soumise aux délibérations de l'Assemblée » où « elle n'a point rencontré dans la Commission de contradicteurs et presque toutes ces dispositions ont fait l'objet d'un vote unanime. » Ces précisions intéressantes révèlent une fois encore l'existence d'un large consensus en faveur de mesures d'exception qui bénéficient d'un soutien important à la Chambre des députés.
Le séquestre fut massivement utilisé à titre de représailles collectives dans le mois qui suivit le soulèvement kabyle de 1871 puisque les tribus visées furent privées de presque 2,6 millions d'hectares, soit l'équivalent de cinq départements français.
Quelques années plus tard, le professeur au Collège de France Paul Leroy-Beaulieu écrit avec une franchise et un sens politique remarquables :
« En 1870, il n'existait plus guère de terres domaniales propres à la colonisation. L'insurrection est survenue fort à propos pour permettre au gouvernement de se refaire une réserve de terres disponibles.
La France, dépouillée de l'Alsace-Lorraine, s'attacha plus que jamais à la grande adolescente dont elle s'était jusque-là médiocrement préoccupée. […] Une loi rendue au lendemain de nos désastres alloua cent mille hectares de terres aux Alsaciens-Lorrains. »
Frapper les « indigènes » en les privant de leurs propriétés et relancer la colonisation de l'Algérie en une période critique pour le pays qui est considérablement affaibli par la défaite subie devant les armées prussiennes, tels sont les objectifs de ces dispositions législatives.
« Le séquestre n'est pas, au point de vue pénal, moins extraordinaire que l'internement et l'amende collective. Il forme entre ces peines un chaînon, car il est tantôt individuel, tantôt collectif. […] C'est encore une mesure née de la guerre, une survivance de l'état d'hostilité qui a si longtemps subsisté parmi les tribus de l'Atlas et du Djurjura , écrivent Larcher et Rectenwald en 1923 avant d'analyser les réformes intervenues. Aujourd'hui, les faits de nature à justifier un arrêté de séquestre — pris par le gouverneur général en conseil de gouvernement — sont déterminés par l'ordonnance du 31 octobre 1845 et par la loi forestière du 21 février 1903. Ils se ramènent à trois chefs :
- actes d'hostilité, soit contre les Français, soit contre les tribus soumises à la France ; assistance prêtée directement ou indirectement à l'ennemi, ou intelligences entretenues avec lui
- abandon, pour passer à l'ennemi, des propriétés ou des territoires que les individus ou les tribus occupaient ; l'absence sans permission fait présumer, au bout de trois mois, cet abandon et le passage à l'ennemi
- incendie de forêts, dénotant par leur simultanéité ou leur nature un concours préalable de la part des indigènes, et susceptibles d'être assimilés à des faits insurrectionnels. »
La pratique révèle que les « arrêtés » de « séquestre » s'ajoutent très souvent « à la peine déjà prononcée par les tribunaux de l'ordre judiciaire ou interviennent alors que les indigènes ont bénéficié d'un acquittement ou d'un non-lieu ». Stupéfiante possibilité qui confirme le caractère exorbitant de ces mesures. Elles se présentent comme autant de doubles peines qui aggravent la première ou, pire encore, frappent un innocent reconnu tel par la justice mais que le gouverneur général estime devoir sanctionner néanmoins. Remarquable abaissement de l'autorité judiciaire et de celle des juges qui est rendu possible par les pouvoirs exorbitants du gouverneur général.
Les trois dispositions étudiées prouvent que le corps et les propriétés des « indigènes » peuvent être saisis selon des procédés sommaires qui dérogent à tous les principes affirmés depuis 1789. Elles témoignent du statut pour le moins singulier de leur personne et, par extension, de leurs biens qui ne sont protégés par aucun droit inaliénable et sacré puisque tous sont en permanence exposés à la puissance souveraine et presque illimitée de l'Etat colonial et de son acteur principal : le gouverneur général. Pour des motifs d'ordre public, ce dernier peut disposer somme toute librement du colonisé et de ses terres, soit en faisant du premier un véritable hors-la-loi dans le cas de l'internement, soit en le privant, par le séquestre, de la jouissance des secondes. C'est ainsi que la liberté, la propriété et la sûreté, prétendument garanties « pour tous les hommes et tous les temps » selon la belle formule d'un révolutionnaire français, sont, pour les autochtones, anéanties au profit d'une situation où l'insécurité juridique et personnelle l'emporte constamment puisqu'ils peuvent être gravement sanctionnés pour des faits généraux ou, pire encore, pour des actes qu'ils n'ont pas commis.
Relativement aux « indigènes » d'Algérie, par exemple, Viollette dénonce encore en 1931 les pratiques de l'administration qui abuse des « expropriations » sans beaucoup se soucier de réparer les dommages causés. Cette insécurité est un des effets majeurs et structurels du régime des décrets, et une conséquence particulière de l'abandon des droits fondamentaux dans les territoires de l'empire. Les autochtones ne sont pas seulement des assujettis, comme le répètent les juristes et les responsables politiques de la IIIe République ; à cause de cela, ils sont aussi des hommes condamnés à vivre dans un monde où rien n'est pour eux ni assuré, ni garanti.
Cette condition si particulière confirme les analyses de nombreux contemporains sur les caractéristiques du régime des possessions françaises puisque l'insécurité personnelle et juridique est, on le sait depuis Aristote, l'une des caractéristiques de la tyrannie, et, à l'époque contemporaine, de la dictature et de la domination totalitaire plus encore même si on ne saurait les confondre.
A cela s'ajoute l'exercice pour le moins singulier des libertés publiques dans l'empire, qui témoigne exemplairement aussi de la nature de l'Etat colonial comme Etat d'exception permanent et du statut de « sujets » des autochtones privés de nombreuses prérogatives jugées pourtant fondamentales pour les citoyens, qu'ils résident en métropole ou en outre-mer.