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Colonisation française


Olivier Le Cour Grandmaison
De l'indigénat.
Anatomie d'un « monstre » juridique :
le droit colonial en Algérie et dans l'Empire français

Paris, La Découverte/Zones, 2010.


Chapitre VII. — Travail forcé et esclavage de case
dans les colonies françaises sous la IIIe République

Le travail forcé dont il est ici question concerne, la précision est essentielle, les autochtones des possessions françaises qui, sans avoir commis le moindre délit ou crime, peuvent être soumis à trois types d'obligations par les gouverneurs généraux.
Jusqu'au 21 août 1930, rares étaient les lois ou les décrets qui réglementaient de façon précise les prérogatives de ces derniers en un domaine pourtant capital pour l'économie de l'empire et la vie des « indigènes ». Aussi les représentants de l'Etat peuvent-ils recourir tout d'abord au portage.
A la fin des années 1920, il demeure une pratique commune qui mobilise annuellement des centaines de milliers d'autochtones contraints de quitter leur village pour des périples souvent longs et meurtriers en raison des conditions qui leur sont imposées :

Malgré ses conséquences désastreuses, ce mode de transport, « qui a si cruellement décimé les populations africaines », contribué à vider certaines régions d'une partie de leurs habitants et favorisé la fuite de nombreux « indigènes » hors des territoires dominés par la France, demeure très répandu. Quelle que soit la position des contemporains sur ce point précis, tous savent les effets délétères de cette pratique souvent critiquée mais qui a longtemps perduré.

A cela s'ajoutent les prestations ou les corvées dues aux autorités coloniales pour des opérations « se rattachant à l'hygiène locale », à l'entretien des voies de communication, « des pistes et lignes télégraphiques ». Leur durée varie considérablement d'une colonie à l'autre ; elle est de trois jours en Algérie et de seize jours en Indochine, par exemple. Enfin, pour des motifs d'intérêt public, les gouverneurs ont la possibilité d'agir par voie de réquisition pour obtenir la main-d'oeuvre qu'ils jugent nécessaire à la réalisation de grands travaux d'infrastructures comme la construction des routes et des chemins de fer ; ceux-là mêmes qui sont aujourd'hui cités en exemple par les tenants du caractère « positif » de la colonisation. Théoriquement, les entreprises privées ne peuvent ni contraindre les travailleurs qu'elles emploient, ni bénéficier de leurs services lorsqu'ils sont appelés dans les conditions précitées par les autorités. « Dans la pratique », certaines sociétés concessionnaires du Congo français, qui se sont vu attribuer près de la moitié du territoire en vertu d'un décret du 28 mars 1899, ont soumis les autochtones à un « régime voisin du travail forcé » en les obligeant à « récolter […] une certaine quantité de caoutchouc », constate le spécialiste Jean Goudal en 1929.

Légitimé et défendu, sous la IIIe République, par de nombreux hommes politiques, juristes et professeurs d'université notamment, le travail forcé a donc été, sous différentes formes, la règle dans les colonies françaises jusqu'à son abolition tardive le 11 avril 1946.

1. Du travail forcé

« En face de l'oeuvre aux mille visages qu'il faut accomplir (assainissement, lutte contre les famines, établissement d'un outillage économique) et qui exige des bras, on ne trouve souvent qu'une population indolente, apathique, réfractaire à tout effort physique. Un seul moyen apparaît capable, dans certains cas, […] de vaincre l'inertie des indigènes : […] le travail obligatoire », affirme René Mercier dans la thèse qu'il a soutenue en 1933 à la faculté de droit de Nancy. Le « but immédiat [de ce travail] est d'amener les indigènes, contre leur gré sans doute, mais aussi dans leur intérêt bien compris en même temps que dans celui de la colonie et de la puissance colonisatrice, à fournir l'effort nécessaire pour l'exécution des travaux d'intérêt général », et, à plus long terme, « de hâter le jour » où, « ayant compris [leur] véritable intérêt », ils se plieront « spontanément à la loi du travail, en un mot, le jour » où ils auront atteint l'« âge de raison ».

Sous les « climats tropicaux », le « Blanc », incapable de « fournir un effort physique soutenu », ne peut « avoir […] qu'un rôle de direction, de contrôle ou de surveillance ». Fort de cette division raciale du travail que soutiennent des considérations racistes et climatériques classiques, comme on l'écrit alors, l'auteur ajoute :

« Pour l'exécution des travaux urgents et indispensables, on est donc conduit à faire appel à la population locale. Sous peine de renoncer à toute mise en valeur et du même coup à la colonisation, seule une intervention autoritaire permettra de vaincre l'indifférence de l'indigène.
Le principe du recours à la contrainte apparaît [donc] parfaitement légitime parce qu'il est indispensable et bienfaisant, parce qu'il répond à un bien supérieur qui échappe momentanément à l'indigène, parce que ce qui fonde les institutions, ce ne sont pas les aspirations des individus et des peuples, mais leur bien objectif.
Le colonisateur […] doit se dépouiller de sa mentalité européenne pour juger sainement et agir efficacement ; […] il ne peut appliquer ses conceptions dans toute leur rigueur.
Le travail obligatoire, en soi indéfendable […], devient en certains cas une institution parfaitement justifiée, lorsqu'elle poursuit par exemple des fins d'intérêt général […]. Le principe de la liberté du travail appliqué dans sa rigidité serait interprété par l'indigène comme la faculté de ne rien faire et il faudrait renoncer à tout progrès moral, social ou économique.
Sous le régime du travail obligatoire, l'indigène continue de travailler dans les conditions où il avait l'habitude travailler. De soi-même, il fournit à peine l'effort nécessaire pour s'alimenter et, couramment, il se décharge des tâches les plus rudes sur les femmes ou les esclaves que l'on voit peiner durement, tandis que leurs seigneurs et maîtres, accroupis à l'ombre et dédaigneux des besognes serviles, occupent leur temps à d'interminables palabres. Résultante logique de l'atmosphère morale et sociale en même temps que de l'ambiance géographique, ainsi nous apparaît le travail obligatoire. »

De plus, comme le constate un autre contemporain en 1929, ce dernier travail peut être également imposé à titre de sanction par le chef de poste dans le cadre de l'application de la responsabilité collective à un village par exemple, ou pour « punir le vagabondage, la circulation sans permis » et le « manque de moyens d'existence » des « indigènes ». Utiles précisions qui permettent de découvrir que le gouverneur général n'est pas le seul à pouvoir user du travail forcé. Une telle possibilité existe aussi pour ses subalternes locaux qui, dans le cadre de leurs prérogatives destinées à réprimer les violations du code de l'indigénat, peuvent y recourir eux aussi. Voilà qui aide à comprendre l'extension de ce type de labeur et la grande banalité de ses usages liée à la diversité des motifs invoqués par les pouvoirs publics.

Les autres puissances impériales européennes recourent elles aussi au portage et au travail forcés sous des formes diverses : l'un et l'autre sont ainsi la règle cependant que la liberté du travail est longtemps demeurée l'exception. C'est le cas de la Belgique, par exemple, où la législation en vigueur au Congo oblige les « indigènes » à réaliser « certains travaux » sans rémunération lorsque ceux-ci ont pour objet la propreté des villages et la rénovation des cimetières, notamment. Dans ces deux cas, la « durée maximum » du travail, imposée aux autochtones, est de « soixante jours ».

Des dispositions voisines sont applicables dans de nombreuses possessions africaines de la Grande-Bretagne et dans les territoires d'outre-mer de l'Italie fasciste de Mussolini où le travail obligatoire est utilisé par les autorités coloniales de l'Erythrée et de la Somalie.
Aux Indes orientales néerlandaises, la réquisition est autorisée pour l'exécution de travaux d'intérêt général. A cela s'ajoute une sorte d'impôt payable sous forme de journées de travail qui ne peuvent excéder trente jours par an et sont exigibles pour l'entretien des routes. Dans des conditions particulières, les communes et les propriétaires fonciers, à raison d'une journée par semaine pour ces derniers, peuvent aussi employer une main-d'oeuvre forcée.
Au Portugal enfin, en vertu d'un décret du 16 décembre 1928, seuls les pouvoirs publics ont la possibilité d'employer des travailleurs forcés en cas de circonstances exceptionnelles. Cette limitation est atténuée pour les autorités locales qui peuvent contraindre les « indigènes » à nettoyer et à entretenir villages, pistes et « chemins vicinaux ».

Le travail forcé : une pratique connue de quelques spécialistes ? Sans doute pas puisque le professeur Maunier écrit dans son cours dispensé à la faculté de droit de Paris en 1938 :

« L'obligation de travailler aux colonies, pour la main-d'oeuvre de couleur, a eu plus récemment un aspect différent qui n'a pas disparu : c'est le portage et la corvée, et, autrement dit, le travail forcé. L'obligation pour l'habitant, sur l'ordre des autorités, de travailler gratuitement, sans rémunération aux routes ou bien aux voies privées. Et c'est ainsi qu'on a construit les pistes et les chemins de fer dans notre Afrique Occidentale ou bien surtout dans notre Afrique Equatoriale et en particulier, la voie ferrée fameuse, hélas, par tous les morts qu'elle a coûtés : le Congo-Océan… »

Prenant acte des évolutions réglementaires récentes, il ajoute :

« Depuis un décret de 1930, […] aucun travail forcé ne peut […] avoir lieu dans l'intérêt d'aucun particulier. Ce n'est que le travail forcé, d'ordre public, dans l'intérêt de l'administration, pour tracer les routes, ou les voies ferrées […] qui pourra avoir lieu… »

Réformer et encadrer juridiquement le travail « obligatoire » pour mieux le contrôler, oui. L'abolir sans délai ou même progressivement, il n'en est pas question dans la douce France de la IIIe République. Voilà ce qu'enseignait une sommité de l'Académie des sciences coloniales aux étudiants de la très prestigieuse Sorbonne.

En 1943, la philosophe Simone Weil, qui a consacré de nombreux articles à la question coloniale qu'elle connaissait bien, est rédactrice au sein de l'organisation de la France libre à Londres. Intégrée aux services du Commissariat à l'Intérieur que dirige André Philip, elle rédige un texte dans lequel elle s'insurge contre la condition faite aux « indigènes ».

« En privant les peuples de leur tradition, de leur passé, par suite de leur âme, la colonisation les réduit à l'état de matière humaine. Les populations des pays occupés ne sont pas autre chose aux yeux des Allemands. Mais on ne peut pas nier que la plupart des coloniaux n'aient la même attitude envers les indigènes. Le travail forcé a été extrêmement meurtrier dans l'Afrique noire française, et la méthode des déportations massives y a été pratiquée pour peupler la boucle du Niger. En Indochine, ajoute-t-elle, le travail forcé existe dans les plantations sous des déguisements transparents… »

Protestation hélas sans lendemain puisque la conférence de Brazzaville, qui s'est tenue du 30 janvier au 7 février 1944 pour arrêter les orientations de la France libre dans les territoires d'outre-mer, n'envisage pas la suppression immédiate du travail forcé.
Un délai de cinq ans après la fin de la guerre est prévu.
De plus, certaines dispositions antérieures sont reconduites sous des formes voisines puisque les « indigènes » reconnus aptes seront astreints à un « service obligatoire du travail » d'une durée d'un an pour assurer des travaux d'intérêt général.
Ceux qui soutiennent le général de Gaulle et le Comité français de libération nationale sont donc favorables à la reconduction des moyens juridiques et pratiques qu'ils estiment nécessaires pour mobiliser facilement et à bas coût la main-d'oeuvre coloniale.
L'esprit et la lettre du décret du 21 août 1930, limitant le recours au travail forcé aux seules autorités publiques, sont ainsi réhabilités par ceux-là mêmes qui prétendent incarner une France fidèle à ses principes de liberté, d'égalité et de fraternité.

De là ces lenteurs et ces atermoiements qui permettent de comprendre pourquoi deux ans supplémentaires furent nécessaires pour sceller définitivement le sort du travail forcé, aboli par la loi du 11 avril 1946, présentée par le député Félix Houphouët-Boigny à l'Assemblée nationale constituante. Laissons-lui la parole.

« Le défenseur que je suis de ceux qui gémissent par milliers sur les routes, devant des gardes porteurs de chicottes, sur les plantations ou dans les coupes de bois, arrachés à leur foyer, à leur propriété, regrette de ne pouvoir trouver les mots justes pour dépeindre comme il convient la souffrance, la grande souffrance de cette multitude, qui attend, depuis des années, l'abolition de cet esclavage déguisé qu'est le travail forcé. (Applaudissements.) »

Poursuivant, Houphouët-Boigny dénonce la corvée

« pratiquée de nos jours dans maints territoires d'outre-mer et particulièrement en Côte-d'Ivoire. C'est cette corvée que n'aime pas l'indigène. C'est elle qui lui faisait fuir ce que nous appelions hier l'empire ».

Il lit ensuite une lettre qu'il a reçue et qui est rédigée ainsi :

« Je ne puis m'empêcher de penser qu'après tout ce sont bien un peu les mêmes procédés que nous reprochons si fort à l'envahisseur chez nous que nous appliquons ailleurs aux envahis. Pensée singulièrement pénible et qui nous obligera […] à tout faire pour que nous puissions un jour nous réclamer, sans nulle hypocrisie, de ce grand mot de liberté quand il sera devenu pour tous une réalité.
Les Européens venus de France », ajoute-t-il en faisant état du courrier d'un administrateur des Colonies, « font un rapprochement immédiat avec les méthodes du service obligatoire imposé par nos ennemis aux hommes et aux femmes de France. Ils ne dissimulent pas leur indignation de cette chasse à l'homme organisée. »

Soucieux de rappeler les réalités du travail forcé et ses effets sur les populations « indigènes », Houphouët-Boigny déclare :

« Parlerai-je de ces hommes obligés de passer des journées entières sur les plantations, avec deux heures de repos durant lesquelles ils ne trouvent même pas le réconfort d'une nourriture substantielle et réparatrice ? Il faut avoir vu ces travailleurs usés, squelettiques, couverts de plaies, dans les ambulances ou sur les chantiers ; il faut avoir vu ces milliers d'hommes rassemblés pour le recrutement, tremblant de tout leur corps au passage du médecin chargé de la visite ; il faut avoir assisté à ces fuites éperdues devant les chefs de village ou de canton, vers la brousse ; il faut avoir lu dans les yeux de ces planteurs obligés d'abandonner leurs propriétés pour un salaire de famine ; il faut avoir vu ces théories d'hommes, de femmes, de filles, défiler silencieux, le front plissé, le long des chemins qui mènent au chantier ; il faut avoir vu ces négriers modernes les entasser sans ménagement, sur des camions, exposés à toutes les intempéries, les enfermer dans des fourgons comme des animaux […], pour comprendre le drame du travail forcé en Côte-d'Ivoire. »

Dans le contexte nouveau de l'après-guerre et des débats relatifs au statut des « ressortissants de l'Union française », il n'était plus possible de tergiverser, l'abolition fut donc rapidement votée.

Venant après l'abrogation du régime de l'indigénat — décret du 22 décembre 1945 —, la disparition du travail forcé fut notamment critiquée par le journal Paris du 22 septembre 1946 qui accusa les responsables politiques de liquider « le magnifique empire colonial dont la IIIe République [avait] doté la France ».

Protestation isolée d'un journaliste nostalgique ? Sans doute pas puisque la version académique de cette argumentation est présente dans le cours de droit que rédige le professeur Hubert Deschamps pour l'année universitaire 1948-1949.

[Les effets « de la liberté du travail et de cette période d'incertitudes où nous sommes encore, ont eu d'abord quelques conséquences fâcheuses, écrit-il. De nombreuses plantations ont été délaissées par les travailleurs… La suppression des prestations a eu des résultats immédiats lamentables pour les travaux publics. Les routes ne sont plus entretenues ; les ponts sont écroulés et l'on ne peut plus circuler que très difficilement. »

Fort de ces observations, il conclut :

« Le système ancien avait pour lui cet avantage qu'il existait [et] qu'il entretenait les routes… »

Vaines critiques, assurément et heureusement, et vieux discours qui rabâchent des arguments éculés dont on découvre cependant qu'ils avaient encore droit de cité dans l'enseignement supérieur dispensé au sein de la prestigieuse faculté de droit de Paris.

Quant à l'application de la législation commune aux colonies, elle fut parfois assez longtemps différée puisqu'il fallut attendre la loi du 15 décembre 1952 pour que les dispositions du code du travail soient enfin étendues à l'AOF, à l'AEF, à Madagascar et dépendances, aux Comores, en Nouvelle-Calédonie, en Océanie et dans les territoires sous tutelle du Togo et du Cameroun.

Relativement à l'esclavage domestique ou de case, comme on l'écrit aussi à l'époque, les débats sur la question de savoir s'il faut l'accepter, le réformer ou l'interdire sont liés à la rapidité de l'expansion française en Afrique de l'Ouest et en Afrique subsaharienne à la fin du XIXe siècle.
Tôt confrontés aux pratiques traditionnelles de certaines tribus et sociétés de ces régions, les contemporains — responsables politiques, fonctionnaires coloniaux, juristes et journalistes — furent contraints de se prononcer assez vite sur le sort qui devait être réservé à près de deux millions d'hommes, de femmes et d'enfants de condition servile désormais placés sous la tutelle de la France. L'affaire fut promptement tranchée par les pouvoirs publics : pas d'abolition immédiate comme le prouvent les déclarations, les circulaires et les textes qui suivent. Tous permettent de prendre la mesure de cet esclavage, d'en mieux comprendre l'organisation et de découvrir les analyses de nombreux acteurs et spécialistes de la législation coloniale.

2. Esclavage de case : pas d'abolition immédiate

Lundi 1er mars 1880. Alerté par la publication de nombreux articles parus dans la presse qui font état de la situation des populations serves du Sénégal et de l'attitude pour le moins complaisante des autorités, Victor Schoelcher intervient donc au Sénat pour tenter d'obtenir la condamnation rapide de cette situation.

« Messieurs, déclare-t-il, l'objet de mon interpellation touche à l'humanité et à la moralité de notre pays ; si je la porte à cette tribune, d'où celui qui parle, si faible que soit sa voix, est entendu de la France entière, c'est qu'il me paraît bon qu'une question aussi grave soit discutée et vidée devant la France entière. Les journaux ont retenti récemment d'actes d'esclavage qui affligent encore notre colonie du Sénégal.
L'opinion publique s'en est émue, mais, [force est de constater, poursuit-il, que] « l'autorité française […] sacrifie » là-bas « le plus noble des principes fondamentaux de notre droit public, […] viole la loi de 1848, […] accepte la légitimité de l'esclavage, […] compromet notre pavillon » et, au lieu d'« employer sa haute influence à civiliser l'Afrique, […] pactise avec la démoralisation africaine ; au lieu d'élever l'esclave jusqu'à la liberté, elle abaisse la liberté jusqu'à l'esclavage ».

Une circulaire ministérielle du 13 décembre 1878 ne laisse en effet aucun doute sur la position des services compétents en métropole.

« Il est certain que nous ne saurions faire application rigoureuse de nos principes qui repoussent l'esclavage, et de nos lois qui assurent la liberté à tout captif qui franchit notre territoire, sans nous exposer à blesser les moeurs, les préjugés et les intérêts des populations qui vivent à notre contact et fréquentent nos établissements dont elles alimentent l'activité commerciale. Nous ne pourrions atteindre qu'un seul résultat : l'éloignement de ces populations et le détournement du mouvement des échanges vers les comptoirs des Anglais. Nous devons nous efforcer de faire triompher nos idées de justice et de civilisation, mais non de manière à rendre impossibles les rapports avantageux que nous avons eu tant de peine à établir entre nos comptoirs et les indigènes. »

Cette position est publiquement défendue par le ministre de la Marine et des Colonies, l'amiral Jauréguiberry, qui prend la parole pour répondre aux critiques de Schoelcher. Après avoir retracé l'histoire récente de la colonisation du Sénégal, il déclare :

« Depuis cette époque, nos domaines se sont accrus […]. Des possessions, en nombre assez considérable, sont venues augmenter celles que nous avions déjà. […] Dans toutes ces annexions, on s'est formellement engagé à respecter les moeurs, les habitudes, le statut personnel, les traditions de toutes ces tribus et, dans ces traditions, figure au premier rang ce qu'on appelle l'esclavage, mais qui n'est, pour parler plus exactement, qu'une espèce de servage héréditaire. Les individus qui font partie de cette classe de la population constituent toute la domesticité, tous les ouvriers, laboureurs compris. » Suivent d'intéressantes précisions où se révèlent l'ampleur du phénomène et les pratiques de l'administration coloniale qui n'hésite pas à employer une main-d'oeuvre servile pour la réalisation des grands travaux.
Tous [les « ouvriers […]] sans exception, qui participent à la construction de la ligne de chemin de fer reliant Médine au Niger, sont « des captifs », affirme l'amiral.
Par conséquent, si nous mettions en pratique ce qui est proposé […], nous n'aurions pas d'ouvriers. »

Venus de « tous les bancs » de la Haute Assemblée, de « vifs applaudissements » ont salué la fin de cette intervention, ce qui témoigne d'une adhésion majoritaire et enthousiaste des sénateurs aux orientations défendues par le ministre de la Marine et des Colonies.
Ces élus savent donc et ils approuvent en toute connaissance de cause le maintien de la servitude dans les territoires conquis par la métropole.
Scandalisé par ces propos et par ces réactions, Schoelcher rétorque :

« Je suis très décidé à ne pas me payer de cette monnaie ; s'il faut encore lutter pour l'abolition de l'esclavage sous la République, je lutterai aussi énergiquement que jamais. »

Ainsi fut fait, mais en vain, car les partisans de l'abolition sont très minoritaires et c'est dans ce contexte que l'esclavage de case a continué de prospérer en Afrique française avec la bénédiction des pouvoirs publics locaux. A preuve, quinze ans plus tard, rien n'a changé.

Non contents de laisser faire, les responsables sur le terrain prélèvent aussi des impôts, en espèce ou en nature, ce qui leur permet d'enrichir l'administration coloniale et d'utiliser les « captifs » saisis de la sorte dans les territoires placés sous leur juridiction, comme le relate l'officier Edouard Guillaumet dans un ouvrage circonstancié publié en 1895. Après les grands discours prononcés au Sénat, on découvre ainsi les pratiques des trafiquants, des fonctionnaires et des militaires.

« Le Dioula, écrit l'auteur, transporte son convoi de captifs sur les marchés du Soudan [le Mali aujourd'hui], et ceux-ci sont encore très nombreux maintenant. Il en existe même à côté de nos postes […], sous l'oeil des commandants de cercle, qui non seulement n'ont aucune mission d'entraver ce commerce, mais encore sont chargés de le contrôler, […] de l'enregistrer, et de prélever sur chaque opération l'oussourou ou dixième. Chaque fois qu'un convoi de captifs, sous la conduite d'un Dioula, passe dans un cercle, il est contraint d'en faire la déclaration au commandant et d'acquitter l'impôt, un captif sur dix, ou sa valeur en argent. Le commandant de cercle lui délivre un laissez-passer de franchise pour les autres cercles que doit traverser la marchandise, et porte, dans sa comptabilité mensuelle, à la colonne “captifs”, le nombre d'esclaves importés ou exportés, et les sommes perçues. Il a aussi le droit, lorsque le nombre des captifs envoyés est supérieur à celui que porte le laissez-passer, de saisir les captifs en excédent pour le compte du cercle. »

C'est clair, précis, rigoureux et bien organisé par des hommes qui ne laissent rien au hasard puisqu'il y va de leur autorité et de l'état des finances publiques. Ils comptent donc, exigent ce qui doit l'être et remplissent avec soin les documents prévus à cet effet. Admirable administration française.

« Le maître a tous les droits sur son captif, même le droit de vie et de mort », précise Guillaumet pour répondre à ceux qui soutiennent que cette servitude traditionnelle est beaucoup plus douce que l'esclavage autrefois pratiqué.
En résumé, poursuit-il, cet esclavage, appelé par euphémisme captivité, est trop profondément enraciné dans les moeurs africaines, et trop compatible avec le caractère nègre, pour qu'on puisse songer à l'en extraire brusquement. Le vrai mal est que nous nous sommes laissés aller à l'admettre dans nos usages européens ».

On ne saurait mieux dire puisque l'auteur raconte avec force détails la façon dont les officiers de l'armée récompensent « boys », « soldats de la Légion étrangère », « tirailleurs », « porteurs » et « palefreniers » en leur distribuant les esclaves faits prisonniers.

Fataliste, Guillaumet ajoute :

« Ne pouvant supprimer ces différentes pratiques, nous nous sommes faits comme les autres, marchands d'esclaves, et depuis quelques années, le captif est pour nous, comme pour les noirs, une monnaie d'échange. »

Ces pratiques diverses ne relèvent pas d'initiatives intempestives de responsables civils ou militaires agissant seuls et à l'insu de leur hiérarchie. En témoigne un ordre local des autorités françaises du Soudan [le Mali] daté du 17 mars 1897 qui rappelle les principes généraux applicables par les « coloniaux » dans l'exercice de leurs fonctions.

« Les libérations des captifs doivent être faites avec la plus grande prudence, parce que rien n'indispose plus les populations placées sous notre protectorat. En effet, l'humanité ne commande pas ces libérations, car, le plus souvent, elles ont pour effet de faire des captifs libérés des vagabonds sans ressources et partant dangereux pour la société. De plus, l'état de captivité est en général très peu pénible chez nos populations esclaves. »

A la suite de ces considérations générales et pour lever toute ambiguïté, le rédacteur de ce document officiel précise :

« Il n'y a donc lieu de libérer des captifs que dans les cas de sévices extrêmement graves et dûment constatés. »

Limpide, en effet : la libération doit être l'exception et le maintien de la servitude la règle dans les territoires de l'empire.

En 1908, Georges Deherme, qui cite ce texte, ajoute ce commentaire remarquable :

« Nous n'avons pas à traiter l'esclavage comme une iniquité exécrable que nous voulons réparer ou comme un malheur individuel que nous désirons secourir. En nous efforçant de comprendre cette grande institution sociale, nous avons vu qu'elle n'est pas contre le droit. »

Désireux néanmoins de réformer cet état de choses, il élabore un plan très progressif d'abolition.

« Après dix ans, transformer tous les captifs ordinaires en captifs de case ; après dix ans encore, libération générale, les captifs étant tenus de rester dans le village de leurs maîtres et de cultiver pendant cinq [années] encore », soit une période transitoire de vingt-cinq ans avant que les individus concernés accèdent enfin à la liberté.

Audacieuse et généreuse proposition, n'est-ce pas ?

Puisés dans divers ouvrages spécialisés rédigés par des hommes venus d'horizons professionnels variés, les éléments factuels, pratiques et juridiques rapportés laissent peu de doute sur la conduite des autorités françaises, qu'elles soient locales ou nationales. On objectera peut-être que le Sénégal, le Soudan, le Niger et les « nègres » captifs, qui travaillent dans des conditions effroyables pour assurer la « mise en valeur » des colonies, comme on l'écrit avec délicatesse à l'époque, sont loin des élites éclairées de la France métropolitaine. Assurément. Le Sénat un peu moins, certes, mais pas plus hier qu'aujourd'hui les débats de cette auguste Assemblée ne devaient retenir quotidiennement l'attention de ces dernières.
Poursuivons donc en examinant une publication généraliste et célèbre qu'il était de bon ton de lire et où, mieux encore, il fallait écrire : La Revue des Deux Mondes.
En 1900, G. Bonet-Maury y rédige un article qui se présente tout d'abord comme une synthèse relative au mouvement antiesclavagiste français au XIXe siècle dont il écrit l'histoire glorieuse. Viennent ensuite des analyses précises nécessaires pour fonder en raison la position de l'auteur qui n'entend pas seulement faire oeuvre d'historien ; il prend parti dans les controverses sur l'esclavage domestique en s'appuyant sur sa bonne connaissance du passé et du présent. C'est donc en expert avisé et reconnu par ses contemporains qu'il s'exprime sur ce problème en bénéficiant, de plus, d'une tribune prestigieuse qui ajoute à son autorité.

« Si nous venons maintenant aux captifs de case qui forment le gros de la population noire en Afrique, écrit-il donc, nous nous trouvons en face d'un problème beaucoup plus complexe, parce qu'il dépend d'une organisation sociale très ancienne et qu'il est en rapport étroit avec les moeurs et la vie domestiques des nègres. Il faut, en pareil cas, nous défier de la solution radicale qui consisterait dans la libération en grand et immédiate. Un tel acte ne ferait qu'aggraver la situation des noirs, en désorganisant le travail agricole, principale source de richesse et en ruinant les colonies. »

A la suite de ces observations classiques où les « impératifs » de l'économie sont érigés en critère absolu d'appréciation, ce pour quoi l'émancipation des populations concernées devient parfaitement secondaire, Bonet-Maury ajoute :

« La mentalité et le sens moral de la plupart des esclaves […] sont très faibles. Le « nègre » affranchi « ne voudra plus travailler : le travail est devenu pour lui synonyme de servitude ; et il pense que l'oisiveté est le signe de la liberté. Il importe donc […] de rendre ces pauvres êtres, déclassés et démoralisés par des siècles de servitude, dignes de l'indépendance. »

Fort de ce qu'il tient pour un constat objectif que soutient la vulgate de la psychologie des peuples, il énonce alors cette règle conforme à celle déjà appliquée par les pouvoirs publics :

« Sauf circonstances rares […], l'abolition immédiate et en masse serait plus nuisible qu'utile aux noirs eux-mêmes. Il faut les y préparer, en faisant leur éducation et en les défendant contre l'entraînement de leurs instincts . »

Pour qui connaît les arguments longtemps employés par ceux qui, du XVIIIe au XIXe siècle, ont milité en faveur de l'émancipation progressive des Noirs, il s'agit d'une grossière écholalie. Mêmes considérations sur le tempérament de ces derniers réputés incapables de faire un usage raisonnable de la liberté qui leur serait trop rapidement octroyée, et mêmes lenteurs, délicatement présentées comme dictées par la prudence et le réalisme, à concevoir la suppression de l'esclavage domestique dans ce cas d'espèce. Il doit donc perdurer et les Noirs attendre avec patience et reconnaissance que les Blancs décident du moment opportun où ils pourront devenir des hommes libres.
A Paris comme dans les contrées reculées de l'Afrique française, les contemporains éclairés savent donc, et la plupart d'entre eux approuvent et légitiment la situation des populations serviles.

Mieux, elle est enseignée dans les universités afin que nul juriste n'ignore le droit et la doctrine en ces matières complexes. Dans leur manuel de législation coloniale, publié en 1909, Georges François et Fernand Rouget affirment ainsi :

« Il est préférable de laisser cette situation se dénouer d'elle-même sous la poussée de la vie économique d'autant que rien ne presse : les captifs de case sont généralement bien traités et c'est par une extension erronée qu'on les appelle en France des esclaves. »

Admirable casuistique qui permet de défendre, impassible et serein, le maintien de la « douce » servitude des Noirs et de repousser constamment le moment où ils seront affranchis.

Trois ans plus tard, le baron Joseph du Teil, secrétaire général de la Société antiesclavagiste de France fondée en 1888 par le cardinal Lavigerie, désigne clairement le responsable de cette situation : l'« administration française » qui « n'a pas cru devoir jusqu'ici procéder à l'affranchissement en masse des esclaves domestiques, en raison de la perturbation qu'une telle mesure amènerait infailliblement dans les habitudes et les moeurs séculaires de la race noire ».
On comprend mieux pourquoi Pierre Monet peut écrire dans la thèse de droit qu'il soutient en 1925 :

« La suppression de l'esclavage domestique […] est loin d'être un fait acquis. » Assurément et comme ses prédécesseurs, il estime qu'il « faut se garder de tout bouleversement et de toute brusquerie. […] C'est par une éducation lente […] des indigènes qu'on pourra à la longue faire disparaître cet esclavage… ».

Quarante-cinq ans après l'interpellation vigoureuse de Victor Schoelcher au Sénat, il n'est toujours pas question d'abolition immédiate et la majorité des contemporains continuent de tergiverser doctement en invoquant les leçons de l'histoire, la psychologie des peuples et les bienfaits à venir d'une sage instruction.

De même au plan international puisque le chapitre II de l'Acte général de la conférence de Berlin, adopté le 26 février 1885, était ainsi rédigé :

« Conformément aux principes du droit des gens, tels qu'ils sont reconnus par les puissances signataires, la traite des esclaves étant interdite et les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite devant être considérées comme interdites, les puissances qui exercent ou exerceront des droits de souveraineté ou une influence dans les territoires formant le bassin conventionnel du Congo déclarent que ces territoires ne pourront servir ni de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves de quelque race que ce soit. Chacune de ces puissances s'engage à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin à ce commerce et pour punir ceux qui s'en occupent. »

La traite seule est visée, ce qui n'emporte pas condamnation et résolution à supprimer, dans les nouveaux territoires conquis par les pays européens, l'esclavage en général et l'esclavage de case en particulier.

Il faut attendre l'article II de la convention de Saint-Germain-en-Laye du 10 septembre 1919 pour que mention soit faite de la nécessité d'oeuvrer à la suppression de l'un et de l'autre.

Salutaire et louable précision, mais, en ces matières, les Etats se hâtent à ce point lentement que l'article 2-b de la Convention internationale de 1926 doit les rappeler solennellement à leurs obligations en les invitant de nouveau « à poursuivre la suppression complète de l'esclavage sous toutes ses formes… ».
Preuve qu'à cette date la situation a fort peu évolué en Afrique alors même qu'elle est dominée du nord au sud et d'est en ouest par les grandes puissances coloniales du Vieux Continent. La multiplication, à intervalles réguliers, de ces instruments juridiques internationaux confirme la pusillanimité persistante de ces dernières, et la permanence de l'esclavage domestique. Surprenant ? Nullement quand on sait que les auteurs du « Rapport de la Commission temporaire [de l'esclavage] soumis au Conseil » de la SDN le 2 septembre 1925 constatent :

« Nous nous trouvons en face d'une situation telle qu'elle ne saurait être abolie brusquement sans qu'il en résulte presque certainement des bouleversements sociaux et économiques plus funestes au développement et au bien-être des populations que ne le peut être la continuation provisoire de l'état de choses actuel. Ce point de vue est universellement admis, ainsi qu'il en résulte de l'examen des documents parvenus à la Commissions . »

Consensus international donc que soutiennent sans doute de nombreux consensus nationaux, telle est la situation qui prévaut dans l'Europe éclairée de la première moitié du XXe siècle.

De là, pour revenir à la France, ce passage remarquable rédigé par le célèbre juriste Henry Solus qui, en 1927, écrit dans son manuel de droit privé consacré aux « indigènes » :

« L'esclavage et la traite doivent être […] considérés comme contraires à l'ordre public colonial, à raison de l'atteinte qu'ils portent au respect de la personnalité et de la liberté humaines. Les principes de la civilisation française, considérés comme fondamentaux à cet égard, s'opposent à ce que l'être humain soit considéré comme pouvant faire l'objet d'un marché. Aussi le législateur colonial a-t-il, de longue date, interdit la traite et supprimé l'esclavage. »

Ayant ainsi rappelé ces nobles positions qui font honneur au pays de la Révolution et de la Déclaration des droits de l'homme, il ajoute : « Cependant, si tel est le principe, il peut y avoir parfois des difficultés sur son application. » Soit. Que de la théorie à la pratique, la route soit parfois tortueuse, on s'en serait douté, mais ce constat, banal en soi, se révèle être une grossière cheville rhétorique destinée à changer de plan pour mieux préparer le lecteur à ce qui suit. Comme beaucoup d'autres, ce juriste feint de s'interroger une fois encore :

« Faut-il notamment y assimiler les formes usuelles et adoucies de l'esclavage de case que l'on rencontre souvent dans certaines parties du continent africain et qui apparaissent comme un des modes habituels de la domesticité, comme une sorte de servage domestique ? »

A cette question classique, où la subtilité de l'énoncé est au service de l'euphémisation de la pratique visée, une réponse convenue qui ne laisse aucun doute sur la position de Solus :

« La solution affirmative absolue serait sans doute excessive. L'ordre public colonial ne semble point troublé par de telles pratiques, à condition, bien entendu, qu'elles n'aboutissent pas à conférer au maître un droit de vie ou de mort. En soi d'ailleurs, et si elles ne sont pas accompagnées de circonstances aggravantes, elles ne tombent pas davantage sous le coup de la loi pénale elle-même . »

Point de trouble donc, ni sur le plan juridique, ni sur le plan politique, ni sur le plan moral. Le cas particulier, réputé doux et coutumier, de la servitude domestique n'entre pas dans le cadre général des principes qui viennent d'être rappelés, ce pour quoi il n'y a, pour l'auteur de ce monument de casuistique et de positivisme juridiques, nulle contradiction entre la première et la dernière partie de ce paragraphe. Ce qui est peut ainsi continuer à être pour servir au mieux les intérêts de la France coloniale et pour le plus grand avantage des Noirs eux-mêmes, ces grands « enfants », qu'il faut longuement et patiemment éduquer à la liberté. Inutile de poursuivre. L'affaire est entendue.
La majorité des responsables politiques, des experts, des juristes anonymes et célèbres de la IIIe République renvoient constamment l'abolition de l'esclavage de case à un avenir indéterminé. Au mieux, un programme de réformes étalé sur plus d'une génération, au pire, de vagues promesses qui n'obligent à rien.

Dure doxa de ces temps ? Evidemment, mais elle ne saurait occulter l'existence de positions critiques et minoritaires qui, de Victor Schoelcher au journaliste Albert Londres en 1929, se sont exprimées pour la combattre, en vain.

« L'esclavage en Afrique, observe ce dernier, n'est aboli que dans les déclarations ministérielles d'Europe. Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique, Portugal envoient leurs représentants à la tribune de leur Chambre. Ils disent :
“L'esclavage est supprimé, nos lois en font foi.”
Officiellement, oui. En fait, non ! Souvenez-vous ! De cela il n'y a pas huit mois, une dépêche de Londres annonçait dans les journaux français qu'en Sierra Leone l'Angleterre venait de libérer deux cent trente mille captifs. Il y en avait donc ? Il y en a toujours, […] il n'y a même que cela ! On les appelle : captifs de case. […]
En langage indigène, ils répondent au nom de “ouoloso” qui signifie : “naître dans la case”. Ils sont la propriété du chef, tout comme les vaches et autre animaux. Le chef les abrite, les nourrit. Il leur donne une femme ou deux. Les couples feront des petits ouolosos. […] Les maîtres n'ont plus le droit de les vendre », constate Londres, à la bonne heure, « ils les échangent » et, « surtout, ils leur font faire des fils.
L'esclave ne s'achète plus, il se reproduit. C'est la couveuse à domicile » sous l'oeil attentif et intéressé des fonctionnaires coloniaux et de la métropole.
L'Afrique est encore captive. Pour un homme libre, il est quinze ouolosos, ajoute le journaliste qui rappelle à ses contemporains que « c'est le captif qui constitue les compagnies de travailleurs. […] C'est lui qui creuse le canal de Sotuba. Lui qui a fait et lui qui fait les chemins de fer du Sénégal, du Soudan, de la Guinée, de la Côte-d'Ivoire, du Togo, du Dahomey. Du Congo ! »

Pour ceux qui, aujourd'hui encore, vantent les constructions magnifiques de la République impériale en Afrique française, voilà des éléments précis sur les moyens et la main-d'oeuvre employés pour les réaliser.


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