Paris, La Découverte/Zones, 2010.
En dépit du retrait de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, à la suite des protestations nombreuses d'universitaires et d'historiens, tardivement rejoints par les députés de l'opposition longtemps silencieux, ce texte législatif, qui sanctionne une interprétation officielle et mensongère du passé colonial, est toujours en vigueur. Pour les amateurs d'exception française, en voilà une remarquable mais sinistre au regard des principes libéraux supposés limiter les pouvoirs de la puissance publique : à ce jour, ce pays est le seul Etat démocratique et la seule ancienne puissance impériale européenne où des dispositions législatives qualifient de façon positive cette période de l'histoire.
En effet, l'article 1er de cette loi est ainsi rédigé :
« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d'indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu'à leurs familles, solennellement hommage. »
Epilogue d'un combat politique désormais dépassé ?
Prologue bien plutôt, comme le prouve un discours prononcé par Nicolas Sarkozy en tant que ministre candidat lors d'un meeting tenu à Toulon le 7 février 2007, au cours de la campagne présidentielle. Eu égard à la personnalité de l'orateur et aux responsabilités qui sont aujourd'hui les siennes, de telles déclarations sont sans précédent depuis la fin du conflit algérien, en 1962.
Jamais le représentant de la principale formation politique de la droite parlementaire n'avait entrepris de restaurer ce passé en de semblables termes. Nul besoin d'être grand clerc ou d'être un politiste avisé et féru de cartographie électorale pour comprendre les raisons qui ont poussé Sarkozy-Guaino à choisir cette ville et cette région pour s'exprimer sur ce sujet ; le second étant l'auteur de ce texte que le premier a sagement lu.
« Aller chercher les électeurs du Front national un par un », selon la formule du futur président de la République, tel était l'objectif poursuivi puisque tel était le prix à payer pour conquérir le pouvoir et parvenir à l'Elysée. Dans ce contexte, réhabiliter l'histoire coloniale du pays en général et celle de l'Algérie française en particulier était essentiel ; en bon conseiller, Henri Guaino s'est acquitté de cette tâche avec succès.
« Le rêve européen a besoin du rêve méditerranéen. Il s'est rétréci quand s'est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l'Europe sur les routes de l'Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d'empereurs du Saint-Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve ne fut pas tant un rêve de conquête qu'un rêve de civilisation », déclarent donc Sarkozy-Guaino qui puisent ainsi dans le discours impérial-républicain des arguments que l'on croirait sortis des manuels destinés à l'école primaire au temps réputé glorieux de la IIIe République.
« Faire une politique de civilisation comme le voulaient les philosophes des Lumières, comme essayaient de le faire les républicains du temps de Jules Ferry. Faire une politique de civilisation, voilà ce à quoi nous incite la Méditerranée où tout fut toujours grand, les passions aussi bien que les crimes, où rien ne fut jamais médiocre, où même les Républiques marchandes brillèrent dans le ciel de l'art et de la pensée, où le génie humain s'éleva si haut qu'il est impossible de se résigner à croire que la source en est définitivement tarie. La source n'est pas tarie. Il suffit d'unir nos forces et tout recommencera », poursuivent les mêmes avant de s'en prendre aux partisans de la repentance, ces adversaires imaginaires forgés pour mieux légitimer leur combat idéologique, et électoraliste.
« Cessons de noircir le passé. L'Occident longtemps pécha par arrogance et par ignorance. Beaucoup de crimes et d'injustices furent commis. Mais la plupart de ceux qui partirent vers le sud n'étaient ni des monstres ni des exploiteurs », ajoutent-ils avant de dérouler un argumentaire éculé qui repose sur l'énumération des bienfaits supposés de la colonisation.
« Beaucoup mirent leur énergie à construire des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux. Beaucoup s'épuisèrent à cultiver un bout de terre ingrat que nul avant n'avait cultivé. Beaucoup ne partirent que pour soigner, pour enseigner. On peut désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd'hui. Mais on doit respecter les hommes et les femmes de bonne volonté qui ont pensé de bonne foi oeuvrer utilement pour un idéal de civilisation auquel ils croyaient. Il faut respecter ces milliers d'hommes et de femmes qui toute leur vie se sont donné du mal pour gagner par eux-mêmes de quoi élever leurs enfants sans jamais exploiter personne et qui ont tout perdu parce qu'on les a chassés d'une terre où ils avaient acquis par leur travail le droit de vivre en paix, une terre qu'ils aimaient, parmi une population à laquelle les unissait un lien fraternel. »
Et, pour conclure, Sarkozy désigne à nouveau ceux dont il entend récuser les thèses :
« Je veux dire à tous les adeptes de la repentance qui refont l'histoire et qui jugent les hommes d'hier sans se soucier des conditions dans lesquelles ils vivaient, ni de ce qu'ils éprouvaient. Je veux leur dire : de quel droit les jugez-vous ? »
Porté par le souci apparent d'éviter des appréciations rétrospectives, ce discours prospère d'autant plus que les constats établis et les critiques adressées par les contemporains eux-mêmes, sous la IIIe et la IVe République, sont méconnus ou ignorés de ceux qui ont recours à ce type d'arguments. Il y a donc urgence à rappeler les uns et les autres.
Rédigés à des époques diverses par des hommes et des femmes qui connaissaient bien l'empire, les textes qui suivent permettent d'apprécier à leur juste valeur les grandioses « réalisations » scolaires et médicales de la République impériale tant vantées par le chef de l'Etat, la majorité qui le soutient et quelques intellectuels, historiens et académiciens ralliés à cette noble cause destinée à défendre l'honneur du pays et la fierté de ses habitants.
Plus encore, il s'agit de militer pour la « survie de la France » en empêchant sa « destruction », son « émiettement en communautés rivales, et, au bout », sa « balkanisation », soutient l'Immortel Max Gallo engagé depuis longtemps dans cette bataille titanesque.
Heureusement, après avoir évoqué ces terribles perspectives, ce graphomane impénitent, qui confond argumentation et recours aux hyperboles les plus improbables, affirme avoir trouvé la solution ; elle réside dans la préservation de l'« identité française », ce « qui suppose qu'on soit fier » de l'« histoire » de cette nation.
Relativement au passé colonial, les éléments déjà rassemblés et ceux qui suivent sont peu propices à l'épanouissement de ce dernier sentiment, sauf à les minorer ou à nier leur existence.
« L'enseignement primaire en Cochinchine est incapable d'assurer l'instruction des 600 000 enfants en âge de fréquenter les écoles, sur une population de 3 millions d'habitants », soutient Challaye dans un ouvrage bien documenté publié en 1935.
En « 1924, seul un dixième des enfants annamites recevait dans les écoles françaises quelque instruction », rappelle-t-il.
Quant à la réforme de « juillet 1927 », qui a rendu l'enseignement primaire obligatoire en Cochinchine, ce qui signifie qu'il ne l'était pas jusqu'à cette date, elle demeure très inégalement appliquée puisque « l'enseignement à tous les degrés reste encore […] tristement insuffisant ».
En 1926, après avoir dénoncé l'absence des libertés démocratiques élémentaires en Indochine, le dirigeant du Parti constitutionnaliste indochinois à Paris, Bui Quang Chieu, soulignait déjà que « les neuf dixièmes de nos enfants ne peuvent fréquenter l'école faute de place ».
Ailleurs, la situation n'est guère différente, comme le prouvent les éléments chiffrés et circonstanciés rassemblés par d'excellents spécialistes de l'empire après la Seconde Guerre mondiale.
A la tribune de l'Assemblée nationale constituante, le 21 mars 1946, L. S. Senghor décrit ainsi la situation de l'AOF :
« Nous constatons que 108 911 élèves seulement fréquentent les établissements du premier et du second degré, enseignement privé compris, sur 2 700 000 garçons et filles d'âge scolaire ; c'est-à-dire qu'un seul enfant sur 24 peut trouver place à l'école. Dans les trois lycées d'AOF, on ne compte que 172 Africains sur 723 élèves des classes secondaires. Le principe qui dirige cette politique est d'une lumineuse clarté, même pour les primitifs que nous sommes. On fait de l'inégalité un principe de gouvernement en s'opposant par tous les moyens possibles à ce que les autochtones aient des diplômes d'Etat et puissent, en conséquence, occuper d'autres fonctions que subalternes. C'est le cas de répéter la phrase fameuse : “Votre ignorance faisait leur grandeur” », ajoute-t-il en exhumant ainsi les ressorts politiques de cette sous-scolarisation massive, chronique et ancienne.
Elle affecte aussi les lycées largement fermés « à la jeunesse indigène », victime de discriminations qui prennent la forme, aux examens notamment, d'exigences spécifiques auxquelles les élèvent métropolitains « échappent » en France.
Echec de la scolarisation des autochtones, comme on peut encore le lire ici et là ?
Volonté délibérée de les maintenir à l'écart ou dans les marges des structures d'enseignement bien plutôt car, pendant longtemps, les « lois sur l'instruction publique » ne furent « pas […] applicables aux colonies ». « Seules les lois sur l'instruction primaire » sont entrées en vigueur « aux Antilles et à la Réunion » en vertu de l'article 68 de la loi du 30 octobre 1886, précise Senghor qui identifie ainsi la cause juridique structurelle de cette situation.
Ailleurs, conformément aux pouvoirs exorbitants du gouverneur, celui-ci « a conservé […] les droits en vertu desquels aucune école ne peut être ouverte sans son autorisation ».
En 1952, le gouverneur honoraire des Colonies Henri Labouret rappelle que le « principe d'égalité » n'a été « proclamé » qu'à la conférence de Brazzaville, ce pour quoi il n'était plus possible « de se borner […] à éduquer pour les services administratifs et le secteur privé un certain nombre de collaborateurs autochtones, choisis parmi les meilleurs élèves des écoles primaires ». Conséquence de cette politique depuis longtemps mise en oeuvre : des taux de scolarisation très faibles, comme le prouvent les statistiques qu'il cite :
AOF | AEF | Cameroun | Togo | Somalie | Madagascar | Comores |
4,6 % | 5,8 % | 19,8 % | 18 % | 8,4 % | 23,4 % | 7,3 % |
Contrairement à la légende dorée forgée sous la IIIe République, les « chiffres font ressortir nettement la déficience de notre scolarité coloniale », aussi le spécialiste Francis Dupuy qui, après s'être livré à une comparaison avec le Congo belge, ajoute :
« Le Français n'a pas pour habitude de juger ses qualités ou ses défauts par rapport à l'étranger, mais par rapport à lui-même. Cette politique de l'autruche a fait ses preuves dans tous les domaines ! […] Il faut donc, de toute urgence, au moins tripler nos effectifs et à cette échelle l'effort est gigantesque. »
La date de ce texte rédigé par un chaud partisan de l'empire ? 1942. Certes, mais c'est l'Afrique noire à laquelle s'ajoutent deux autres possessions de l'Océan indien. Qu'en est-il de la « perle » du Maghreb souvent présentée comme un modèle de colonisation réussie ?
« Tout le monde est d'accord pour reconnaître que le fellah est demeuré ignorant, malgré la civilisation française, et que sa misère s'est faite particulièrement dramatique ces derniers temps, constate Mohammed Kessous en 1935 alors que cent cinq ans se sont déjà écoulés depuis la prise d'Alger.
A part quelques milliers de propriétaires aisés, les ruraux vivent dans un état de déficience physiologique indiscutable. […] A l'heure actuelle, la situation est la suivante :
950 000 enfants en âge d'aller à l'école
1 300 classes, recevant 65 000 élèves
près de 900 000 êtres voués à être, toute leur vie, des illettrés. »
Dans la préface qu'il a rédigée, le Dr Bendjellou, qui occupait alors d'importantes fonctions électives, écrit :
« Nous voyons bien que l'Algérie a pris un essor prodigieux depuis le jour où les trois couleurs ont flotté sur la blanche Alger, mais n'est-il pas vrai que cet essor a profité principalement aux colonisateurs, et que dans l'ensemble la masse paysanne est restée à peu de chose près en l'état où elle se trouvait lors de la conquête.
Je voudrais insister sur l'épouvantable misère dont souffre le paysan algérien. »
A la Libération, nombreux sont les débats consacrés au sort des possessions françaises. On y découvre des interventions diverses, riches et précises qui éclairent utilement les réalités de l'empire, et les pratiques de l'administration coloniale dans un contexte de réformes majeures de l'ordre impérial hérité de la IIIe République. En 1944, l'ancien vice-président de l'Assemblée consultative provisoire et député de Paris André Mercier dénonce lui aussi les discriminations qui existent en Algérie.
« Il est bien pénible d'entendre des jeunes musulmans vous dire : “J'ai postulé à tel concours, […] j'ai obtenu tant de points sur telle question, tant sur l'autre ; mon camarade européen en a obtenu moins que moi, parfois, il est sorti en pleurant aux résultats, et il a été admis alors qu'on m'a refusé.” »
Demandant l'« abolition de toutes restrictions d'ordre raciale », il critique la « politique des quotas » toujours en vigueur et destinée à « restreindre le nombre de fonctionnaires musulmans ». Et, pour illustrer son propos, il cite le « nombre » des « candidats [indigènes] à l'Ecole normale » qui « est limité à 10 % sur l'effectif total ».
Voilà qui confirme les analyses développées par Senghor à propos de l'AOF, laquelle n'est pas un cas isolé comme le prouve la situation des départements français d'Algérie.
« Depuis cent ans, bien que nous représentions plus des trois cinquièmes de la population, nous sommes traités en inférieurs, constate aussi le député Mohamed Bentaïeb en 1947.
Pourquoi avoir réservé la construction des routes goudronnées et d'écoles aux seuls centres de colonisation et n'avoir rien fait pour les tribus, dans les douars où nos populations sont totalement dépourvues d'instruction et ne connaissent pas cette belle langue française ? »
Conséquences de cette politique :
« 90 % des enfants musulmans n'ont jamais mangé de viande, vont nus, sans chaussures, n'ont jamais dormi sur un matelas. L'Assemblée doit connaître toutes ces choses ; il faut la mettre en face de la réalité », ajoute-t-il avant de livrer ces chiffres accablants :
Trois millions d'enfants âgés de sept à huit ans […] privés de toute instruction française, auxquels s'ajoute “un million d'enfants âgés de huit à douze ans” qui “n'ont pas bénéficié de scolarité. C'est une honte”… ».
Soit, diront certains, mais l'héritage du passé et le contexte de l'immédiat après-guerre expliquent sans doute ces « retards » qui furent plus tard comblés par la IVe République. Il n'en est rien. En 1955, Germaine Tillion encore que « 1 683 000 enfants algériens » n'ont toujours pas trouvé de « place dans les écoles primaires de la République française ».
« Dans la ville d'Alger (mieux pourvue que le reste du pays), 2 enfants musulmans sur 3 vont en classe ; dans la banlieue, il n'y en [a] plus que 14 sur 29 (donc pas tout à fait un sur deux) tandis que dans l'ensemble des petites villes du département le pourcentage, chute plus encore puisque 14 384 enfants seulement sont scolarisés sur un peu plus de 40 000 ».
Comme elle le constate avec ironie, dans certaines régions, la « présence française » brille « par son absence : aucun colon, une école sans instituteur, une route vide, ni médecin, ni infirmier, ni aucune sorte d'émissaire de la “civilisation”.
Quelques intentions, tout au plus, mais non suivies d'effet ».
Qu'en est-il enfin de la médecine coloniale, souvent présentée par les apologues pressés d'hier et d'aujourd'hui comme une grande réussite qui ferait honneur à la France et à ses généreux docteurs, infirmiers et infirmières partis soigner courageusement les populations « indigènes » de l'empire ?
Contrairement à la mythologie impériale-républicaine, la « couverture médicale » des colonies est toujours demeurée très faible.
Dans un rapport officiel de la « Commission des finances » de la Chambre des députés « chargée d'examiner le projet de loi » relatif au « budget général de l'exercice 1933 », l'élu de la Drôme, Léon Archimbaud, livre les chiffres suivants :
Pour être à même de comparer, rappelons que, à la même époque, il y avait 28 000 médecins pour 40 millions d'habitants en métropole.
« Malheureusement, l'insuffisance des médecins est manifeste », écrit en 1934 le correspondant du Muséum national d'histoire naturelle, Jean Thomas, de retour d'une mission d'évaluation effectuée dans les colonies françaises du continent noir, comme on le dit à l'époque.
« Pour notre Afrique équatoriale, vaste comme cinq fois la France, pour les trois ou quatre millions d'habitants qui la peuplent, ils sont une trentaine, c'est-à-dire même pas un pour cent mille indigènes. Et, pour les seconder, quelle pénurie de personnel ! »
La situation est identique en AOF, Pierre Herbart cinq ans plus tard.
« C'est une colonie pauvre. Son équipement est encore rudimentaire : pas de routes, peu de ports et, dans le domaine social, une population très misérable, insuffisamment nourrie, ravagée par la fièvre jaune, le paludisme. Malgré sa bonne volonté, l'Administration ne se trouve pas en mesure de lutter sérieusement contre ces deux fléaux : la disette et la maladie. […] Enfin le service de santé est […] d'une insuffisance lamentable. »
Même constat, même termes employés, même bilan désastreux.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le député Raymond Vergès brosse de la Réunion le tableau suivant :
« Au point de vue social, pas d'hôpitaux en nombre suffisant et suffisamment outillés, pas de protection de l'enfance ou de la vieillesse, pas de secours du chômage ou de maladie, pas d'oeuvres d'assistance, pas d'écoles pour instruire même la moitié des enfants, pas d'oeuvres postscolaires, pas de bibliothèques scolaires. Zéro ou presque zéro partout. »
En ce qui concerne l'alimentation des populations coloniales, là encore, les contemporains nous font découvrir des réalités fort éloignées des images d'Epinal hier en vogue, et aujourd'hui réhabilitées par certains.
Dans son ouvrage L'Algérie vivra-t-elle ? publié en 1932, Viollette cite longuement un rapport officiel du 30 janvier 1925 rédigé par un inspecteur général de l'hygiène qui écrit :
« L'indigène est atteint de tares multiples ; il est sous-alimenté, tandis que la plus grande partie des valides se dirige vers la métropole, à la recherche de hautes paies, les ouvriers qui restent en petit nombre ne donnent qu'un rendement insuffisant, dont se plaignent tous les colons. »
De plus, on apprend que la mortalité infantile était de 44,66 pour 1 000 en 1919 chez les enfants européens et 138,7 chez les enfants « indigènes ». Pour compléter ce tableau édifiant, Viollette ajoute :
« La question de l'habitation indigène n'est pas moins importante que la question de l'artisanat. Si l'entassement de la population indigène dans les villes est effroyable, il est désolant de voir à quel point est sommaire l'habitation indigène dans les douars. »
« Nous sommes encore loin, très loin de l'idéal alimentaire », note aussi Georges Hardy et Charles Richet fils dans une étude précise parue en 1933.
« Les grandes famines n'existent plus. Soit, mais il y a encore 30 % des indigènes qui s'alimentent insuffisamment dans nos territoires d'outre-mer. En Afrique-Equatoriale française […] des populations entières ne mangent pas à leur faim. Dans certaines parties de l'Afrique-Occidentale française, la situation est moins tragique, mais elle n'est pas satisfaisante. En Indochine, l'homme du peuple est encore sous-alimenté. »
Vaste panorama où se dévoile la situation générale de l'empire, et très glorieux bilan.
Après avoir fait état des famines qui sévissent dans les colonies françaises et britanniques, le gouverneur honoraire des Colonies, Henri Labouret, écrit cinq plus tard :
« Le gouvernement anglais vient […] de prescrire une enquête pour l'éclairer sur les moyens de nourritures des indigènes de ses possessions, tandis que notre ministre des Colonies ordonnait presque en même temps des investigations pareilles dans nos établissements d'outre-mer. Ces recherches confirmeront en tous points celles réalisées dans le passé ; elles montreront, une fois de plus, que dans l'ensemble des colonies tropicales d'Afrique la nourriture est insuffisante, irrégulière et mal équilibrée. »
C'est clair. Les conséquences de cet état de fait ancien et dûment constaté sont les suivantes : une « pauci-natalité, une mortalité infantile plus considérable, la fréquence plus grande des épidémies, une gravité plus considérable de toutes les affections ».
« La situation qui vient d'être exposée a inquiété à diverses reprises les administrations locales, qui ont tenté d'y remédier. Beaucoup l'ont fait sans grande conviction, persuadés que leurs efforts demeureraient vains devant la carence d'un indigène stupide, paresseux, imprévoyant et fermement résolu à repousser sans examen les innovations qu'on lui propose et toutes les entreprises capables de lui imposer un travail supplémentaire. »
C'était avant guerre. Certes, mais, en 1955, Germaine Tillion livre ce témoignage édifiant sur la situation de certaines régions d'Algérie :
« Le médecin militaire que j'ai vu à Tadjemout […] commandait chaque semaine à un épicier de Biskra des caisses de lait en poudre afin de remettre sur pied les nombreux enfants malades que les parents lui apportaient. “Malades ?” me disait-il, “Ils ne sont malades que de la faim”. »
Lestés de faits circonstanciés, de statistiques et de chiffres précis puisés à des époques diverses, nous pouvons revenir maintenant à nos vaillants contemporains qui font l'éloge de la colonisation française. Le 18 novembre 2005, Alain Finkielkraut déclarait au journal israélien Haaretz :
« Actuellement, on enseigne l'histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On n'enseigne plus que l'entreprise coloniale avait aussi pour but d'éduquer, d'apporter la civilisation aux sauvages. On n'en parle que comme une tentative d'exploitation, de domination, de pillage. »
Sur ce point particulier, ces propos discréditent leur auteur comme philosophe. Demeuré un idéologue qui mobilise des représentations éculées et congédie, pour les besoins de sa cause, les réalités susceptibles de ruiner ses affirmations péremptoires et sans fondement. Le 24 juin 2008, au cours de son audition par les membres de la Mission d'information sur les questions mémorielles, il récidive en mettant de nouveau en scène la lutte glorieuse de la Civilisation contre la Barbarie puisqu'on apprend qu'en 1830 « les Européens ont été également à Alger pour mettre fin à l'esclavage ».
Sans aucun doute, cette découverte extraordinaire va bouleverser la science historique, comme on disait autrefois. Triomphe de l'approximation et de l'ignorance qui confondent les discours de légitimation de la prise d'Alger avec les ressorts véritables de cette expédition. Stupéfiante involution et remarquable défaite de la pensée qui conduisent ce philosophe à parler comme Ferry en 1885 lorsque, soucieux de justifier la construction de l'empire colonial, il affirmait que les Français s'étaient emparés de cette ville « pour détruire la piraterie et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée ».
Rappelons donc à Finkielkraut, et aux apologues présents de la « Plus Grande France », ce que certains contemporains disaient des conquêtes impériales de ce beau pays.
« Ne rusons pas. Ne trichons pas. A quoi bon farder la vérité ? La colonisation, au début, n'a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation. Elle est un acte de force, de force intéressée. […] La colonisation à ses origines n'est qu'une entreprise d'intérêt personnel, unilatéral, égoïste, accomplie par le plus fort sur le plus faible. Telle est la réalité de l'histoire. »
Qui est l'auteur de ces lignes ? Un anti-impérialiste primaire aveuglé par ses passions politiques ? Non. Albert Sarraut, ministre des Colonies, dans son très officiel discours prononcé le 5 novembre 1923 à l'ouverture des cours de l'Ecole coloniale.
Pascal Bruckner, quant à lui, conclut ce qu'on appelle aujourd'hui un essai en écrivant :
« Quitte à engager une recherche en filiation, cherchons-nous des pères honorables plutôt que des misérables. Il faut donc célébrer les héros au lieu des salauds, les justes et non les traîtres, entretenir une fidélité au meilleur de soi. Au devoir de mémoire, opposer le devoir de nos gloires. »
Vaste programme qui, s'il était appliqué, nous ramènerait aux conceptions singulières de l'histoire officielle chère à la plupart des dirigeants de la IIIe République et longtemps mise en oeuvre par le ministère de l'Instruction publique avec le soutien actif d'historiens prestigieux. Audacieuse proposition ? Echolalie régressive et grossière, digne des leçons dispensées à des générations d'élèves par Ernest Lavisse, Albert Malet et Jules Isaac.
Dans son Histoire de France destinée au cours élémentaire, le premier écrivait en 1914 :
« Partout, dans les colonies, la France enseigne le travail. Elle crée des écoles, des routes, des chemins de fer, des lignes télégraphiques ».
Après cet exposé supposé rigoureux des faits, où des affirmations dogmatiques font office de démonstration, celui qui fut directeur de l'Ecole normale supérieure et membre de l'Académie française conclut sous la forme d'une leçon de morale facile à retenir :
« La France a le droit d'être fière de ces conquêtes . Traduisons : “Petits écoliers, soyez fiers d'appartenir à cette nation qui a tant fait pour le développement de ses possessions ultra-marines et le bien-être des populations autochtones.” »
« Si contestables que ses méthodes soient souvent apparues et si critiquables que certaines de ses conséquences puissent être jugées », soutiennent les seconds en 1961 — en pleine guerre d'Algérie donc —, « il serait injuste d'oublier que l'impérialisme colonial a aussi apporté des bienfaits aux peuples assujettis : mise en valeur de régions sous-développées, suppression de coutumes barbares, diminution de la mortalité, lente vulgarisation de l'instruction ».
Subtile pondération qui permet à Mallet et Isaac de laisser entendre qu'ils se conforment à l'une des règles cardinales de leur discipline : l'objectivité, bien sûr, cependant que les méfaits de la colonisation sont immédiatement compensés par des réussites jugées incontestables. Puissance de l'histoire édifiante bien faite pour soutenir la thèse de l'exception française dont les effets furent partout visibles, y compris dans les territoires de l'empire. Soit. Mais ce sont là des manuels anciens destinés aux élèves du primaire et du secondaire. Ailleurs, dans l'enseignement supérieur, comme on dit, l'histoire-science triomphe bien sûr car elle est écrite par des professeurs rigoureux qui savent distinguer les faits des valeurs et des opinions ; leurs titres, leurs fonctions et leurs nombreux écrits en témoignent.
Ouvrons donc un ouvrage rédigé par des universitaires et des personnalités réputés à l'attention de lecteurs soucieux d'acquérir un volume de référence dont la rigueur scientifique est garantie par le sérieux des premiers auquel s'ajoutent le nom même de la maison d'édition et la notoriété de la collection qui a accueilli leurs travaux. En matière de capital intellectuel et symbolique prestigieux, nous le verrons, il est difficile d'être plus richement doté.
« A travers révolutions et républiques, la France s'est voulue […] protectrice des chrétiens d'Orient : inébranlable tradition des Franci libérateurs, de la croisade du XIe siècle. Pour son empire, l'élection s'élargit comme de soi. Prolongement naturel, cette France africaine où Lavigerie appelle, dès 1871, Alsaciens et Lorrains refusant l'occupation allemande ; ou bien dans la parole froidement ardente de Jules Ferry, cet étonnant complexe de la “mission coloniale” où se marient le refus de la défaite, l'exaltation de la République par la pratique d'une politique mondiale, la conscience des nécessités de l'expansion industrielle, le devoir de civilisation. »
Le même feint de s'interroger alors :
« Sommes-nous si loin de l'élection charismatique qui désignait le roi capétien comme le porte-glaive triomphant de la croisade occidentale ? Dans ce règne d'univers, l'accomplissement de la France, et à ceux qui en servent le combat, tel Ernest Psichari, le Centurion du désert, cette stèle d'immortalité que cisèle d'une taille consacrante Charles Péguy : “Pacificateur, Edificateur, Organisateur, Codificateur, Justificateur”. »
Cette fresque magnifique appelle une conclusion à la hauteur de ce passé remarquable et des héros qui ont légué au pays de si brillantes traditions. Mieux, le moment est venu de saisir l'essence de cette nation à nulle autre pareille et d'offrir au lecteur une forte synthèse où la cause ultime de cette histoire toujours glorieuse lui sera enfin dévoilée.
« Ainsi l'histoire du “faire national” français est geste d'élection d'universel, responsable de cette emprise prestigieuse autant que spirituelle par quoi la France […] devient l'agent naturel du règne. Autre chose qu'impérialisme, ou même que nationalisme, mais la bonne conscience d'accomplir tout à la fois l'ordre de l'histoire et celui de l'éternel. »
Grandiose supplément d'âme qui distingue cette entreprise coloniale de celles conduites par la Grande-Bretagne, l'Espagne, les Pays-Bas et le Portugal, lesquels n'étaient mus que par leurs intérêts particuliers de grande ou de petite puissance impériale.
Triomphe de l'exception française, encore et toujours.
L'auteur de cette logorrhée boursouflée où les poncifs et la « moraline » — le mot est de Nietzsche — tiennent lieu de style et d'arguments ? C'est l'historien Alphonse Dupront, spécialiste de la religion et des croisades, qui fut président et fondateur de l'université Paris-IV-Sorbonne puis directeur à l'Ecole pratique des hautes études. Une sommité scientifique et académique donc.
Le coordonnateur de ce volume collectif aux prétentions encyclopédiques ? M. François de l'Institut, cette vénérable institution qui, de la IIIe République à nos jours, n'a jamais failli dans le soutien apporté aux écrits apologétiques de l'histoire coloniale, notamment.
L'éditeur ? La maison Gallimard.
La collection ? La Pléiade, celle-là même qui n'accueille que les plus grands.
La date de publication ? 1972.
Certes, mais, depuis, la façon d'analyser cette période a beaucoup évolué. Assurément. Pourtant, dans un ouvrage de synthèse et de référence, destiné entre autres aux lycéens et aux étudiants des universités et des grandes écoles, on découvre ceci :
« La France n'a pas méconnu les exigences d'une certaine évolution, à tout le moins d'un certain réformisme. Pour ne rien dire d'une oeuvre considérable accomplie dans les domaines sanitaire ou éducatif, dont témoigne une somme injustement oubliée de dévouements obscurs », écrivent, en 1986, Bernard Droz, agrégé d'histoire, professeur de khâgne au lycée Louis-le-Grand et maître de conférences à l'Institut d'études politique de Paris, et Anthony Rowley, enseignant dans la même institution.
Dans un numéro de la revue Historia d'octobre 2009, enfin, Daniel Lefeuvre, professeur à l'université Paris-VIII et spécialiste de l'Algérie coloniale, élargit le propos en soutenant que « le développement des infrastructures — routières, ferroviaires, portuaires, puis aéroportuaires — mis en oeuvre par les puissances coloniales, certes dans leur propre intérêt, tout comme l'introduction de cultures nouvelles et l'amorce d'industrialisation ont constitué de réels apports à l'essor économique de ces territoires, bien au-delà de la période coloniale ».
Le titre de l'article qui accueille cette analyse aussi puissante que nouvelle : « Une mission civilisatrice ». On reste confondu par tant d'originalité.
Vive la France dont la « passion pour l'universel » ne s'est jamais démentie, affirme encore le philosophe Pierre Bouretz qui, pour illustrer cette proposition générale, ajoute :
« Du Roi-Soleil à sa Révolution vécue comme une aurore, et à la République, drapeau hissé face à quiconque viendrait d'ailleurs suggérer d'autres formes de démocratie, elle s'est offerte à l'Europe des souverains et des peuples comme le modèle d'une politique marquée du sceau universel de la raison. »
Nul doute, les descendants des peuples colonisés d'Afrique, d'Asie et d'Océanie seront émus aux larmes par tant de prévention et par de si anciennes ambitions, eux dont les ancêtres furent soumis au Code noir, au code de l'indigénat et au travail forcé, notamment.
Quant aux historiens cités, ils ont bien mérité de la patrie reconnaissante qui disposera bientôt d'un Musée d'histoire de France, conformément aux désirs du chef de l'Etat.
Face aux périls divers supposés menacer le pays, cette nouvelle institution « contribuera à faire vivre notre identité nationale auprès du grand public », écrivent Nicolas Sarkozy et le Premier ministre, François Fillon, dans la lettre de mission qu'ils ont adressée le 31 mars 2009 au nouveau ministre de l'Immigration, Eric Besson.
Estimant de son côté que « la conscience de la nation est aujourd'hui bousculée » par une « histoire éclatée », Pierre Nora soutient cette initiative pourvu qu'elle prenne la forme d'un « lieu de mémoire » destiné, on l'imagine, à stimuler l'amour des citoyens pour ce pays et à rétablir ainsi une unité réputée compromise.
Oh ! les beaux jours de la mythologie nationale !