Paris, La Découverte/Zones, 2010.
Revue
Poursuivant un travail engagé avec Coloniser. Exterminer et La République impériale (2005 et 2009 chez Fayard), Olivier Le Cour Grandmaison s'impose une nouvelle fois avec son livre sur le Code de l'indigénat comme un auteur majeur sur les questions coloniales, doublé d'une plume sobre et remarquable.
Passionnant et précis, ce livre consacré au Code de l'Indigénat et, plus généralement, au droit colonial des possessions françaises sous la Troisième République. Internement administratif, responsabilité collective appliquée à des tribus entières, Code de l'indigénat adopté en 1875 sont les principales dispositions répressives dans l'Algérie coloniale, parfois en vigueur jusqu'en 1945. Bien connus des hommes politiques et des juristes les qualifiant de « monstres » juridiques en raison de leur caractère exorbitant, ces mesures et ce Code publiés pour la première fois et brillamment commentés sont constitutifs d'un racisme d'État longtemps théorisé et pratiqué.Exportés en raison de leur efficacité sous des formes diverses dans les autres territoires de l'Empire, « c'est ainsi que l'exception politique et juridique est devenue la règle », écrit l'auteur. S'y ajoutent le travail forcé et l'esclavage domestique prospérant avec l'aval des autorités françaises. Étudier les principes de cette législation coloniale trop souvent ignorée, leurs conséquences pour les « indigènes » privés des droits et libertés démocratiques élémentaires et soumis à de nombreuses dispositions discriminatoires, tels sont les objets de ce livre. Sommes-nous complètement affranchis de ce passé ? « Hélas non » répond l'auteur, citant nombres d'exemples qui prouvent que des mesures toujours en vigueur — le délit de solidarité et la responsabilité collective par exemple — ont des origines coloniales.
Éric Michel
« Cette teneur [utopique], ce sont les droits de l'homme, et, si elle a un goût de revenez-y, c'est qu'il n'y a rien eu jusqu'ici dans l'histoire qui fût aussi limité et entravé, par sa base, et aussi humainement anticipateur par ses postulats. Liberté, Égalité, Fraternité — l'orthopédie, telle qu'on l'a tentée, de la marche debout, de la fierté humaine — renvoie bien au-delà de l'horizon bourgeois. »
E. Bloch (1961)
« Pour apprécier sainement » le « régime disciplinaire » imposé aux autochtones d'Algérie, « il ne faut pas se placer au point de vue d'un Français du XIXe siècle, habitué à toutes les garanties constitutionnelles issues des principes de 1789 : il paraîtrait monstrueux ».
Publiées en 1895, ces lignes, qui s'achèvent sur cette caractérisation a priori singulière qu'il serait tentant de tenir pour excessive et insignifiante, n'ont pas été écrites par un farouche adversaire de la colonisation dont le jugement serait altéré, voire discrédité, par ses engagements politiques. Il ne s'agit pas plus d'une appréciation rétrospective portée longtemps après les faits par un homme ou une femme qu'indignerait la découverte de certaines dispositions du droit colonial en vigueur dans ce territoire, et le statut des « Arabes ».
Nulle sensibilité ou passion anachronique, aveugle à la différence des temps, des mœurs et des pratiques, n'est à l'origine de cette citation. Nulle critique non plus d'ailleurs, puisque la suite est un plaidoyer en faveur de mesures extraordinaires mais nécessaires pour assurer la pérennité de la domination française.
« Les indigènes auxquels [les] notions [de 1789] sont absolument étrangères » trouvent ce régime « naturel puisque nous sommes les plus forts. Il fournit un moyen de répression souple, commode, rapide, qui évite de recourir à d'autres procédés plus rigoureux », précise l'auteur. «
C'est, en d'autres termes, l'arbitraire administratif ; mais ses inconvénients sont moins sensibles qu'en Europe et ses avantages sont beaucoup plus grands 1. »
Quand bien même il déroge aux lois fondamentales de la République, le « régime disciplinaire » précité — sont visés le code de l'indigénat, l'internement, le séquestre et la responsabilité collective — doit être apprécié à l'aune exclusive de son efficacité. En ces matières, la fin poursuivie — la défense de la « présence française », comme on l'écrit alors — justifie tous les moyens, fût-ce au prix de l'instauration d'un ordre juridique « monstrueux » qui se signale par des pouvoirs exorbitants et « arbitraires » conférés au gouverneur général chargé de prononcer les peines propres aux « indigènes ». Et, pour bien juger de cette situation, il faut s'affranchir des principes hérités de la Révolution dont on découvre qu'ils font l'objet d'une application fort restrictive puisqu'ils ne valent ni pour tous les lieux, ni pour tous les hommes. Ruine de l'universalisme, triomphe remarquable et durable du relativisme juridique, politique et moral qui fonde et légitime des institutions coloniales inégalitaires, discriminatoires et illibérales, comme le reconnaît l'auteur. Plus encore, il fut aussi l'un des théoriciens majeurs du « régime du bon tyran » qui, selon lui, est le « gouvernement idéal » dans les territoires dominés par la métropole. L'une des conséquences pratiques de cette proposition générale est formulée en des termes forts clairs : le « pouvoir suprême » en outre-mer doit être confié à un « personnage » — le gouverneur — capable de « briser toutes les résistances qui viendraient à se produire ».
En 1892, lui aussi favorable au renforcement des pouvoirs publics en Algérie, Jules Ferry vantait déjà les mérites de la « vice-royauté, à la fois civile et militaire », établie à partir du mois de décembre 1840 par le « maréchal Bugeaud » qui en fut la « personnification la plus originale, la plus populaire et la plus féconde ». Ou comment l'une des figures les plus importantes de la IIIe République loue, dans les colonies, ce qu'il abhorre en métropole en se faisant l'avocat d'une sorte de monarchie absolue. Exercée par un homme jouissant de prérogatives immenses, cette monarchie sui generis est jugée nécessaire pour s'imposer face à une « race » autochtone qui continue de se livrer à la piraterie, aux pillages et aux vols, selon lui. Quant à Bugeaud lui-même, il est promptement intégré au Panthéon impérial républicain en étant élevé au rang de héros de la colonisation dont l'action doit continuer d'inspirer ceux qui, soucieux comme Ferry de la grandeur de la France dans le monde, sont engagés dans la construction puis la défense de l'empire.
Exposées et défendues dans des milieux divers, les conceptions précitées seront longtemps soutenues par des hommes politiques, des juristes et des spécialistes des sciences coloniales. Convaincus que les « indigènes », en raison de leurs particularités raciales, culturelles et cultuelles, doivent être soumis à un ordre autoritaire constitutif d'un état d'exception permanent, la majorité d'entre eux défendent une législation coloniale qu'ils savent être « en désaccord avec [les] principes républicains » 2, après beaucoup d'autres, l'ancien délégué des colonies Daniel Penant en 1905. Simple constat qu'aucune critique n'altère, les dispositions particulières des possessions ultra-marines étant considérées comme adéquates aux mœurs arriérées des populations qui y vivent.
Qui a donc rédigé les passages précités et élaboré cette doctrine inédite, laquelle ruine l'assimilation jugée à tort caractéristique de la colonisation française alors qu'elle fut officiellement abandonnée au cours de l'été 1900 au profit d'une nouvelle politique dite d'« association 3 » ? Arthur Girault, célèbre professeur à la faculté de Poitiers. Tenu pour l'un des meilleurs spécialistes du droit colonial par ses contemporains français et étrangers, il fut aussi membre de l'Institut colonial international, du Conseil supérieur des Colonies puis de l'Académie des sciences coloniales fondées en 1922. Son maître livre, Principes de colonisation et de législation coloniale, devenu le « manuel obligé des étudiants » et des « gens d'étude », fut réédité sept fois entre 1895 et 1938 4. Belle carrière et remarquable influence puisque ses travaux ont inspiré jusqu'aux juristes de l'Italie fasciste de Mussolini lorsqu'ils ont élaboré le statut des « indigènes » présents dans les territoires dominés ou conquis par le Duce. Trop souvent méconnu, ce rayonnement du droit colonial français et de certaines de ses grandes figures mérite d'être souligné 5.
Plus généralement, une ligne de conduite se dégage ; pour beaucoup, elle est conçue comme une vérité établie par l'histoire, l'ethnologie, l'anthropologie et la psychologie des peuples : les races inférieures et les races supérieures doivent être soumises à des régimes politiques et juridiques que tout oppose. Aux peuples avancés d'Europe et d'Amérique du Nord conviennent les bienfaits de la démocratie, de l'État de droit et des longues procédures destinées à garantir les prérogatives civiles et civiques de leurs membres. Aux peuples « arriérés » ou « mal » civilisés d'Afrique, d'Asie et d'Océanie, il faut imposer d'autres institutions et une justice qui, débarrassée des subtilités découlant de la « séparation des autorités administratives et judiciaires », pourra sanctionner promptement les « indigènes » en leur rappelant que les « Européens sont […] les maîtres », soutient Girault en 1900 à la tribune du Congrès international de sociologie coloniale. Hostile à l'assimilation des colonisés, il précise qu'il faut « châtier immédiatement et infailliblement ceux qui tuent et qui volent. C'est là une nécessité politique devant laquelle les scrupules juridiques et les considérations sentimentales doivent s'effacer 6 ».
Ils s'effaceront, en effet, dans un contexte marqué, depuis 1871, par l'extraordinaire expansion géographique et démographique de l'empire qui, au début du e siècle, fait de la France la deuxième puissance impériale du monde, devant les Pays-Bas, juste derrière la Grande-Bretagne. Pour la plus grande fierté des républicains, notamment, qui ont joué un rôle majeur dans la conduite de cette « aventure coloniale » sans précédent, les territoires d'outre-mer sont ainsi passés de moins d'un million de kilomètres carrés au lendemain de la Commune de Paris à treize millions en 1913, cependant que les populations « indigènes » progressaient de sept à plus de quarante-huit millions. Admirable bilan, s'il en est, qui a posé de nombreux problèmes matériels, humains, militaires et politiques inédits qu'il a fallu résoudre au plus vite pour assurer la stabilité de la domination française en Afrique, en Asie et en Océanie. De là, aussi, le développement spectaculaire du droit colonial engendré par un prurit législatif et réglementaire incessant dont les causes sont la raison d'État, le régime des décrets et les particularités de l'ordre public imposé dans les possessions ultra-marines.
« Monstruosité juridique », écrivent, en 1923, Émile Larcher et Georges Rectenwald à propos du code de l'indigénat en vigueur dans les départements français d'Algérie. Qu'est-ce qui motive cette appréciation sans doute inspirée par l'ouvrage de Girault ? La nature des sanctions prévues par ce texte d'abord, les modalités de leur application ensuite, puisqu'elles ne sont pas prononcées par un « tribunal » mais par un « agent administratif, le gouverneur général », pour « réprimer des faits qui ne sont point nettement définis », et leur extension à des tiers innocents enfin car « elles frappent non seulement les individus », mais aussi des groupes entiers — tribus ou douars — dans le cadre de la responsabilité collective jugée contraire au principe de l'« individualité des peines ». « Bref », concluent ces deux juristes renommés, de telles dispositions sont « absolument en marge de notre droit pénal 7 ». En marge, certes, mais indispensables néanmoins dans les possessions d'outre-mer où il faut « avant tout […] affermir notre domination par un système autoritaire » et une « politique d'assujettissement » qui est « la seule possible quand il s'agit de colonies d'exploitation vastes » et « peuplées de millions d'indigènes réfractaires à notre civilisation 8 », précisent les mêmes. Preuve, s'il en était encore besoin, de l'influence durable des thèses défendues par Ferry et Girault ; il se confirme qu'elles sont bien au fondement des nouvelles orientations de la République impériale. Si le monstrueux peut être défini comme une violation manifeste, par excès ou par défaut, des lois communes, qu'elles soient des lois de la nature ou des lois humaines, force est de conclure que l'adjectif employé par ces juristes, pour qualifier la législation coloniale puis le code de l'indigénat qu'ils ne condamnent pas, est parfaitement adéquat. Adéquat aussi, précisons-le d'emblée pour tenter de désamorcer par avance des lectures hâtives, les faux procès et les mauvaises polémiques qu'elles favorisent, le sous-titre du présent ouvrage qui reprend une dénomination commune utilisée par les meilleurs spécialistes du droit en vigueur dans les possessions d'outre-mer.
2. Des lois métropolitaines dans les colonies : l'exception e(s)t la règle
Les conséquences de cette partition entre une métropole républicaine et les territoires de l'empire soumis à un régime d'exception permanent sont immenses sur le plan politique et juridique puisque les lois votées à la Chambre des députés n'y sont pas directement applicables. À l'origine de cette situation : une coutume héritée « de l'ancien régime 9 », estiment, en 1940, les professeurs de droit Louis Rolland et Pierre Lampué. Perpétuée après 1789, cette coutume permet, entre autres, de comprendre la rédaction singulière de l'article 109 de la loi fondamentale de la IIe République qui, tout en faisant du « territoire de l'Algérie et des colonies » un territoire « français », précise aussitôt qu'ils seront régis par « des lois particulières jusqu'à ce qu'une loi spéciale les place sous le régime de la présente Constitution ». On sait ce qu'il advint ; le régime transitoire prévu par cette disposition devint définitif et cette dernière fut interprétée comme l'« expression d'un principe » auquel des générations de juristes et de responsables politiques se sont soumis pendant près d'un siècle 10. Si important en raison de la nature constitutionnelle et républicaine de la norme qui le soutient, et de ses conséquences pour les populations « indigènes », ce « principe », dit « de spécialité », est défini par l'avocat honoraire au Conseil d'État et à la Cour de cassation Pierre Dareste. « Les lois métropolitaines ne [s'étendent] pas de plein droit aux colonies qui [sont] régies par une législation propre », écrit-il dans son Traité de droit colonial publié en 1931. Et, pour souligner plus encore la permanence trop souvent ignorée de cette tradition perpétuée par l'écrasante majorité des régimes politiques établis en métropole, il ajoute : « Sauf la courte période » de la « constitution de l'an III, les lois » votées en France « n'ont jamais été applicables de plein droit 11 » dans les possessions ultra-marines.
C'est clair, précis et concis : deux ordres politico-juridiques radicalement différents ont presque toujours été établis et ils peuvent continuer de s'épanouir en toute légalité sous les auspices de la loi fondamentale du 4 novembre 1848. De même aux temps réputés glorieux de la IIIe République puisque ses dirigeants ont persévéré dans cette voie. Pour cerner au plus près la procédure qui vient d'être exposée, ajoutons que la règle est : pas d'application des lois et des règlements de la métropole aux colonies sauf cas exceptionnels décidés par le pouvoir réglementaire ou législatif compétent 12. L'inapplicabilité de la législation métropolitaine aux territoires de l'empire permet d'atteindre aux fondements du droit colonial et de découvrir ceci d'essentiel : ce dernier n'est pas dérogatoire aux principes républicains et aux dispositions nationales de façon marginale et superficielle, ou en vertu d'une conjoncture exceptionnelle aux effets limités dans l'espace et le temps, et pour les individus concernés. Dérogatoire et discriminatoire, le droit colonial l'est au contraire par essence puisqu'il est systématiquement soustrait au principe de la Déclaration du 26 août 1789 relatif à la généralité de la loi sans laquelle il n'est plus d'égalité. En France, la loi, réputée être l'expression de la volonté générale, « doit être la même pour tous soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse 13 » selon la formule consacrée. Ainsi en ont décidé les constituants soucieux d'inscrire, en plusieurs articles de ce texte fondateur, l'abolition des privilèges prononcée quelques semaines plus tôt, et de sanctionner une égalité naturelle dont les membres du corps social ne sauraient être privés. C'est pourquoi dans cette société nouvelle, qui ne connaît plus que des individus libres et égaux, le droit positif doit être soumis à ce principe majeur. Ajoutons que cette égalité devant la loi exige, pour être garantie sur l'ensemble du territoire national, une égale application de cette dernière.
Brièvement rappelées, pour mieux souligner ce qui est anéanti en Algérie, puis dans les autres colonies, ces conceptions et ces dispositions disparaissent donc au profit d'une situation où coexistent, dans une même contrée, non seulement deux législations différentes mais aussi deux régimes conçus pour des populations distinctes. La règle maintenant en vigueur peut être résumée par cette formule, essentielle pour saisir les spécificités du droit appliqué dans les territoires d'outre-mer : « La loi ne doit pas être la même pour tous. » De même, et ceci est une conséquence de cela, elle ne saurait être mise en œuvre de façon uniforme au sein de l'espace colonial. Il n'est donc pas surprenant que, en lieu et place de l'égalité et de l'égale liberté proclamées en métropole, triomphent dans les colonies des inégalités et des discriminations raciales diverses, nombreuses et juridiquement sanctionnées.
En effet, les dispositions en vigueur dans l'empire sont soumises à deux restrictions, l'une territoriale, l'autre liée à la qualité des personnes ; la conjonction de leurs effets étant à l'origine de la situation singulière des possessions ultra-marines et des populations qui s'y trouvent. Considérées comme françaises, dès qu'il s'agit d'affirmer la puissance souveraine du pays qui les a conquises, les colonies sont néanmoins privées du bénéfice de l'extension horizontale des lois. Cette territorialité particulière n'est cependant pas absolue puisque les colons, où qu'ils résident en outre-mer, jouissent des droits et libertés garantis dans la mère patrie. Tel n'est pas le cas des « indigènes » dont les juristes soulignent — c'est pour eux une évidence, presque une trivialité — qu'ils ne sont que « des sujets, protégés ou administrés français, et non des citoyens français 14 », constate le professeur de droit Henry Solus en 1927. Ainsi comprise, la personnalité des lois permet de contourner, au bénéfice exclusif des individus venus de métropole, les effets restrictifs de la territorialité et d'établir deux statuts opposés : celui des « indigènes », qui ne sont que des assujettis, et celui des Français qui disposent seuls de la plénitude des droits civils et politiques. Les différences qui séparent ces deux conditions ne sont pas marginales ; au contraire, il s'agit de différences de nature qui organisent deux mondes régis par des dispositions destinées à asservir les autochtones, à garantir les prérogatives des colons et, en dernière analyse, à assurer la domination sans faille des seconds sur les premiers comme l'exige la sécurité publique indispensable à la stabilité et à la prospérité de l'empire. Quant au « concept générique » et moderne de « personne 15 », il est ruiné par cette législation coloniale qui institue un ordre au sein duquel existent non pas une personnalité juridique, conformément aux principes déclarés en 1789 pour abolir les privilèges, mais plusieurs dotées d'attributs fort différents.
Plus généralement, la tradition étudiée, l'interprétation qui fut faite de l'article 109 de la Constitution de la IIe République et l'examen de ses conséquences principales sur la condition des colons et des « indigènes » permettent de comprendre comment l'exception est devenue la règle dans les possessions françaises en raison de sa permanence proclamée d'une part, et de son inscription dans un ordre juridique particulier d'autre part. Ordre juridique qui autorise cette exception devenue ainsi légale, et pour beaucoup légitime, en même temps qu'il est engendré par elle puisqu'elle favorise le surgissement d'un droit colonial dont les contemporains savent le caractère exorbitant. Ces quelques éléments nous renseignent sur une caractéristique majeure de ce droit dont on découvre qu'il est « nettement particulariste 16 », constate, en 1912, Jules Vernier de Byans dans un rapport officiel rédigé pour le ministre des Colonies. L'auteur ne conçoit pas cette caractéristique comme un vice rédhibitoire mais comme une qualité indispensable pour gouverner efficacement des populations autochtones très variées. Précision essentielle qui confirme que l'horizon de cette législation n'est pas l'universel, l'homme ou l'individu abstraits auxquels il faudrait accorder des prérogatives garanties en tout temps et en tout lieu. À rebours de ces principes et de la relative stabilité des lois, la législation coloniale ne connaît que des « indigènes » concrets, des situations personnelles particulières et des conjonctures singulières auxquelles elle est étroitement soumise, ce pour quoi elle est aussi d'une remarquable « souplesse » et d'une constante variabilité. Beaucoup de contemporains louent en effet ses capacités d'adaptation et la rapidité avec laquelle les autorités métropolitaines ou gubernatoriales peuvent la modifier pour faire face à des nécessités imprévues auxquelles il faut pouvoir répondre sans délai.
Du droit colonial, on peut écrire, in fine, qu'il est un droit sans Principe, à condition d'ajouter aussitôt qu'il obéit néanmoins à un principe souterrain et constant dont les effets sont partout visibles : être au service d'une politique où le « premier devoir » du conquérant est « de maintenir sa domination et d'en assurer la durée : tout ce qui peut avoir pour effet de la consolider et de la garantir est bon, tout ce qui peut l'affaiblir et la compromettre est mauvais. Tel est l'aphorisme fondamental qui doit guider toute la conduite du dominateur et en régler les limites 17 », affirme l'ancien diplomate Jules Harmand dans un ouvrage majeur publié en 1910. Telles sont aussi les fonctions des institutions et de la législation coloniales ; nul ne l'ignore alors. Parce qu'il est un droit sans Principe, le droit colonial est aussi un droit « instrumentalisé » et « dégradé » 18 car il est ravalé au rang de pur moyen mis au service d'une fin précise : assurer la domination de la République impériale sur les populations d'outre-mer. À cause de cela aussi, il est un droit antidémocratique dont la fonction n'est pas de libérer et de rendre égaux ceux qu'il vise, conformément aux principes du jus naturalis subjectif et moderne, mais d'assujettir et de discriminer les autochtones en les plaçant au plus bas de la hiérarchie politique, sociale et juridique érigée dans l'empire.
Professeur de législation coloniale à la faculté de Paris, René Maunier constate que, en 1938, il « n'y a pas, aux colonies, égalité des citoyens et des sujets » mais « distinction » et « subordination puisque les sujets […] sont bien des Français, mais des Français qui ne sont pas citoyens ».
Farouche partisan de cette situation, qu'il a toujours défendue parce qu'il la juge conforme aux caractéristiques des peuples « primitifs » ou « attardés » des possessions ultra-marines, et nécessaire pour garantir la suprématie des colons et l'autorité de la métropole, il ajoute : les « indigènes » « ont moins de droits », « ils sont inférieurs et non pas égaux. Voilà pourquoi le mot “sujet” […] définit bien leur “condition” 19 ».
On ne saurait mieux dire. De même en Algérie où, en dépit du décret du 24 octobre 1870 proclamant l'unité du territoire, son assimilation à la métropole et la création de départements, les « musulmans » demeurent des « sujets français ».
Cette « règle fondamentale » est « caractéristique de leur condition juridique », écrivent Larcher et Rectenwald qui font observer qu'aucune « disposition de la loi positive ne permettait de créer ainsi parmi les Français » de telles « distinctions » 20. Précisons que seule la légalité douteuse de ces dernières, qu'ils ne parviennent pas à rattacher à des mesures antérieures, inquiète ces deux auteurs ; leur légitimité, en revanche, ne fait pour eux aucun doute puisque le maintien de la France en Afrique du Nord est à ce prix.
Ainsi, dans toutes les colonies, et au-delà de particularités liées au statut spécifique mais minoritaire de certains « indigènes », s'élèvent une « double législation », un « double gouvernement », une « double administration » et une double justice où « chacun » a « ses juges », où « chacun » a « ses lois 21 ». Comme l'expose sans ambages le professeur Maunier dans le cours de droit qu'il a élaboré en 1938 pour les étudiants de la faculté de Paris, tel est donc le principe de ségrégation qui préside à l'organisation des institutions coloniales, qu'elles soient politiques, administratives ou judiciaires. Toutes reposent sur des discriminations raciales juridiquement sanctionnées et publiquement revendiquées qui structurent deux ordres distincts : celui des Européens et celui des autochtones ; le premier dominant bien sûr le second. Sorte d'apartheid colonial à la française ? Assurément, et tous ceux qui s'intéressent à l'Empire savent son existence, son fonctionnement et ses conséquences pour les populations « indigènes ».
Monstrueuse, la législation coloniale l'est enfin parce qu'elle est « un véritable chaos de décrets éphémères, se répétant ou s'abrogeant les uns les autres, se succédant parfois avec une telle rapidité qu'on a peine à les suivre », observe Girault.
3. « Régime des Décrets » et nature de l'Etat Colonial
La cause structurelle de cette situation ancienne, contre laquelle se sont élevées les critiques parfois vives de certains députés qui constataient, impuissants et amers, que les « règlements » applicables en outre-mer étaient pris à leur « insu » et qu'ils les découvraient a posteriori en lisant le Journal officiel 22 ? Le « régime des décrets » qui autorise, précise Girault, le « pouvoir exécutif 23 » de la métropole, et celui des colonies détenu par le gouverneur général, à légiférer grâce à ce type de textes. Au fondement de ces prérogatives, sanctionnées par la jurisprudence, reconduites par les dirigeants de la IIIe République et qui ont perduré jusqu'en 1945, se trouvent deux dispositions essentielles héritées de la monarchie de Juillet et du second Empire. Arrêtée au lendemain de la prise d'Alger, le 22 juillet 1834, l'une établit que les « possessions françaises dans le nord de l'Afrique seront régies par […] ordonnances » 24 jusqu'à ce qu'il en soit décidé autrement. Tout d'abord motivée par l'urgence d'une conjoncture politique et militaire instable liée aux difficultés rencontrées par la France pour pacifier les nouveaux territoires conquis, cette mesure a été détachée de ce contexte particulier. La guerre et les résistances des « Arabes » avaient justifié le recours aux ordonnances, la pratique les a pérennisées, et c'est ainsi qu'elles sont devenues des moyens communs, efficaces et rapides pour gouverner les populations « indigènes ». Vingt ans plus tard, une autre disposition reconduit cette situation et l'exception devient ainsi la règle qui s'étend désormais dans l'espace et le temps. En vertu de l'article 18 du sénatus-consulte du 3 mai 1854, Napoléon III peut régir les nouvelles colonies par décrets ; seules la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion ne sont pas concernées. Conséquences majeures de cette tradition, bien connue des contemporains : le règne des « décrets simples » 25 grâce auxquels le président de la IIIe République gouverne les territoires de l'empire en des matières qui ressortissent, en France métropolitaine, au domaine de la loi, et l'existence d'un « régime intérieur » des colonies caractérisé par la « suppression du droit commun » et l'« établissement d'un droit d'exception […] distribué méthodiquement par articles dans les décrets d'indigénat » 26, affirme Paul Viollet en 1905.
Une telle situation témoigne de l'abaissement remarquable du Parlement, et de l'élévation corrélative de l'exécutif qui tend à se soustraire au contrôle des députés. Relativement à la conduite précise des affaires coloniales, on découvre que le premier est comme privé de ses prérogatives législatives au profit du second incarné par le chef de l'État, de facto et de jure tout-puissant, et des représentants de la France dans les possessions ultra-marines puisque eux aussi disposent de pouvoirs très étendus.
Jouissant de plus de droits que les ministres qui, en principe, sont privés de pouvoir réglementaire, les gouverneurs ont la possibilité de légiférer par décrets d'autant plus librement que les « domaines respectifs du règlement présidentiel et du règlement gubernatorial ne sont déterminés par aucun texte. C'est donc la pratique administrative qui règle cette question » pourtant essentielle, constatent encore Rolland et Lampué en 1940. Ainsi, au gré des circonstances, des rapports de force et sur une « matière déterminée » 27, le chef de l'État peut accroître les attributions déjà immenses des gouverneurs en leur transférant une partie de ses compétences. Pour rendre compte de la position extraordinaire de ces hommes, Girault les compare à des « vice-rois » qui, dans leurs colonies respectives, règnent sans « contrepoids » et pourraient devenir ainsi « singulièrement dangereux dans l'avenir » 28. Cet avertissement dit bien l'inquiétude de certains face aux autorités d'outre-mer où l'adage selon lequel « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » 29 se vérifie une fois encore.
Vaine mise en garde, observe le professeur de droit Alexandre Mérignhac en 1925. En dépit de critiques nombreuses formulées depuis longtemps par des personnalités influentes, rien n'a changé. Avant de poursuivre, ajoutons que ce juriste de renom est un partisan résolu de la colonisation qu'il conçoit, à l'instar de la majorité de ses pairs et conformément à la doxa de saison, comme un vecteur essentiel de la civilisation du monde par les « peuples les plus avancés ». Le « régime des décrets » et les prérogatives exorbitantes des autorités précitées prospèrent sur l'« empiétement illégal » de l'exécutif sur le législatif, soutient donc Mérignhac, cependant qu'à cause de cela l'« examen attentif » des affaires de l'empire échappe aux « représentants de la nation ». Ruine de la loi dans les colonies et atteintes graves portées aux mécanismes démocratiques en métropole où les questions relatives à la « Plus Grande France » sont tranchées avec « peu d'informations et de discussions » ; telle est encore la situation. Conscient que la réforme de ce système se heurte à des intérêts majeurs, consolidés par l'écoulement même du temps et les habitudes prises par le chef de l'État et les gouverneurs qui en bénéficient, Mérignhac rappelle néanmoins que sa « suppression est réclamée par tout le monde » 30. Pas plus que ces prédécesseurs, il ne sera écouté. Sur ce point précis mais capital, les dirigeants de la IIIe République sont restés sourds à toutes remarques : la défense de l'empire l'exigeait, selon eux.
Un an plus tard, en 1926, l'ancien gouverneur des colonies, Robert Doucet, dénonce lui aussi la puissance de l'administration établie dans les possessions françaises, et l'« anarchie législative » engendrée par l'existence, en outre-mer, d'un « monarque absolu », « anonyme » et « irresponsable ». Son nom ? La « bureaucratie » 31 coloniale qui, en raison de ses attributions, se substitue au législateur et viole constamment les principes fondateurs de l'État de droit car elle ruine l'équilibre ou la distribution des pouvoirs, et la hiérarchie des fonctions et des normes au profit d'agents administratifs — les gouverneurs — qui concentrent sur leur personne des prérogatives immenses et fluctuantes. Un monstre politique et juridique donc, sorti des flancs de la République impériale avec la bénédiction de ses dirigeants qui l'ont conçu parce qu'ils l'estiment expédient pour gouverner les populations « indigènes » en usant de décrets présidentiels et gubernatoriaux adaptés au « retard des sociétés coloniales », écrit, en 1929, le publiciste A. Bienvenu dans la prestigieuse Revue du droit public et de la science politique. Aussi, en lieu et place du « régime législatif métropolitain » et de la « procédure parlementaire nécessairement assez lente », et condamnée par cela même, il préfère la célérité d'un « régime plus expéditif » où le « chef » de l'« exécutif » dispose « de la compétence législative pour les territoires coloniaux » 32.
Ainsi se révèlent à la fois les ressorts justifiant le transfert au chef de l'État de prérogatives normalement dévolues à la Chambre des députés, et la nature des autorités publiques qui administrent la « Plus Grande France ».
Concentration remarquable et permanente des pouvoirs, unité de décision et rapidité d'exécution liées, entre autres, au primat du décret sur la loi dont Arendt notait, avec justesse, qu'elle était méprisée par les « gouvernements bureaucratiques » 33 établis en outre-mer par les puissances impériales européennes. Là-bas, selon la belle formule de l'historien américain William B. Cohen, règnent des « empereurs sans sceptre » mais non sans puissance puisque leurs fonctions sont à la fois militaires, politiques et judiciaires, et qu'ils s'affirment ainsi comme les « vrais chefs de l'empire » 34 aux dires mêmes de ceux qui ont exercé ces responsabilités alors prestigieuses.
Au-delà des mécanismes juridiques précis — ils ne sont techniques qu'en apparence — sur lesquels le « régime des décrets » fut établi puis renforcé, ceux qui étudient l'organisation et le fonctionnement de l'État colonial sont parfaitement conscients des conséquences de cette situation. Plus encore, ce sont elles qui les conduisent à prendre acte des changements importants qui ont contribué à façonner ce dernier et à le qualifier de façon précise. « Bon tyran », « monarque absolu », « dictature », affirment les uns, « régime autoritaire » reposant sur l'« inégalité des races », écrivent en 1931 Joseph Barthélemy et Paul Duez qui, célèbres professeurs de droit constitutionnel, concluent par cette observation de portée générale relative aux institutions métropolitaines :
« La France n'est ni un État unitaire, ni un État fédéral » mais, « à l'exemple de l'Angleterre, un État impérial » 35.
Fondée sur une comparaison originale avec le Royaume-Uni, une telle analyse aide à saisir les transformations majeures qui ont affecté la IIIe République après qu'elle a bâti le deuxième empire colonial du monde là où la plupart de nos contemporains oublient, ignorent ou occultent à dessein la nature du régime établi en outre-mer et les effets de cette situation sur les structures politiques de l'Hexagone. Ces qualifications distinctes ne sauraient cependant oblitérer le fait que beaucoup s'accordent pour considérer que les principes des droits de l'homme et le régime républicain sont inadaptés aux sociétés « indigènes » 36. Personne n'en fait mystère et les termes employés par les uns et les autres, pour rendre compte de cette situation, sont empruntés au vocabulaire rigoureux des sciences politiques et juridiques de leur temps. Nul besoin d'euphémiser le langage et les réalités de la domination imposée par la France à cette époque glorieuse de l'empire triomphant ; tous ceux qui viennent d'être cités sont fiers de l'œuvre accomplie par la République en Afrique, en Indochine et en Asie même s'ils la critiquent parfois.
Toute puissance entretenue là-bas par un chaos juridique qui sévit également en métropole, affirmait Girault à la fin du XIXe siècle. En 1931, rien n'a changé, révèle le procureur général de la Cour de cassation, P. Matter, dans la préface qu'il rédige pour un ouvrage collectif publié sous la direction de Pierre Dareste. Une sommité, donc, particulièrement qualifiée pour bien juger des dispositions appliquées dans les territoires de la « Plus Grande France ». Après avoir constaté que l'institution suprême dont il a la charge peine à « s'y reconnaître dans la multitude des textes coloniaux qui s'enchevêtrent, s'abrogent ou se modifient les uns les autres » et « parfois se contredisent », le premier ajoute, pour exhumer les causes de cette situation et les difficultés qu'elle engendre : « Il n'est pas une branche du droit qui, transplantée aux colonies, ne subisse des transformations plus ou moins profondes. » Ainsi s'est développée une législation « spécial[e] » dont les particularités se font toujours plus nombreuses et plus saillantes cependant que le « juriste » ne sait jamais a priori « si le texte dont il fait état » est toujours en vigueur dans la possession « en cause » 37. Aveu remarquable qui dit bien les obstacles auxquels se heurtent les meilleurs professionnels du droit lorsqu'ils sont confrontés aux mesures prises pour l'outre-mer. Témoignage précieux aussi qui confirme l'extrême variabilité des dispositions coloniales dans l'espace, puisqu'elles diffèrent d'un territoire à l'autre, et également dans le temps, soumises qu'elles sont à un prurit réglementaire engendré par les pouvoirs conférés au chef de l'État et aux gouverneurs.
Anarchie juridique toujours, sous la plume d'un haut fonctionnaire des colonies cette fois, Maurice Delafosse, grâce à qui se découvrent les effets de cette situation sur le terrain. Aux analyses élaborées d'en haut et depuis la métropole, d'autres succèdent en même temps qu'elles éclairent d'une lumière nouvelle le fonctionnement du « monstre » bureaucratique et juridique qui nous occupe. « Les arrêtés annulant les arrêtés antérieurs, les circulaires modifiant l'application des arrêtés et les innombrables décrets venus de Paris à l'improviste et chambardant à la fois arrêtés et circulaires, tous ces textes se contredisant les uns les autres » forment « une avalanche tellement impétueuse que je n'ai même pas fini de passer mon buvard sur une correction qu'il me faut […] la remplacer par une modification nouvelle », écrit Delafosse en 1923 dans un ouvrage conçu comme une fiction réaliste où dialoguent un « vieux colonial » et un jeune homme qui s'apprête à servir en Afrique. Mêmes causes, mêmes effets engendrés par des services locaux et parisiens qui ne cessent de produire des dispositions diverses en soumettant leurs propres agents à une sorte de mouvement brownien qu'ils ne peuvent maîtriser. De là une conséquence majeure, inaperçue jusqu'à présent : face à cette « inéluctable fatalité », ce fonctionnaire entasse « mélancoliquement les numéros de plus en plus volumineux de l'Officiel » en laissant « aux termites et aux cancrelats le soin de procéder à un classement rationnel parmi cet indigeste fatras de documents inutiles et d'actes contradictoires » 38.
Peu importe ici la part d'exagération liée à la nature particulière de ce livre. Nul besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'il est plein des expériences acquises par son auteur au cours des années où il a occupé des fonctions importantes dans les territoires de l'empire. Si Broussard retient notre attention, ce n'est pas pour ses qualités littéraires mais parce que, grâce à lui, on pénètre au cœur de l'administration coloniale en découvrant les conséquences concrètes du « régime des décrets ».
Là se dévoile une microphysique des pouvoirs où la primauté accordée aux dispositions réglementaires et leur multiplication n'anéantissent pas seulement la Loi et les lois mais tout droit en raison de l'instabilité chronique des textes édictés, lesquels deviennent inapplicables par ceux qui sont supposés être les garants de leur mise en œuvre. Ce n'est pas le défaut de normes, quelles qu'elles soient, qui est ici à l'origine de cette situation, mais l'excès au contraire puisque l'ordre juridique de l'empire semble miné par le désordre de décrets multipliés. À moins, et sans doute est-ce plus juste de le penser ainsi, que cet ordre singulier s'élève sur ce désordre même. En effet, le premier ne serait pas ce qu'il est s'il était soumis durablement à une législation pérenne destinée à garantir les droits fondamentaux des « indigènes » et à établir de façon stricte les compétences des gouverneurs et de leurs subalternes.
L'anarchie si souvent dénoncée par les contemporains aurait donc des causes structurelles attachées à la nature du régime établi en outre-mer. Loin de définir a priori les attributions des agents de l'État colonial et d'encadrer avec efficacité leurs actions, les décrets favorisent au contraire l'expansion incontrôlée de leurs prérogatives dans un contexte où ces dernières ne sont limitées ni horizontalement, en raison de l'absence d'une véritable distribution des pouvoirs, ni verticalement puisque les droits de l'homme sont inapplicables dans les possessions françaises.
Affirmation excessive, partielle et partiale favorisée par une analyse rétrospective, ce péché mortel si souvent dénoncé par certains historiens qui pensent ainsi s'affirmer comme des parangons d'objectivité scientifique ?
Lisons donc un autochtone qui, ayant exercé des responsabilités dans l'administration du Soudan français — le Mali aujourd'hui —, a bien connu son fonctionnement et les pratiques des responsables venus de métropole.
Les Blancs, affirme Amadou Hampâté Bâ, sont les « maîtres absolus du pays » et « ce n'est pas pour rien » qu'ils sont appelés les « dieux de la brousse » car ils ont sur « nous » « tous les droits » 39.
Les termes et la métaphore, employés à dessein par cet écrivain qui sait parfaitement ce que ces mots veulent dire, confirment, du point de vue des « indigènes » assujettis cette fois, les analyses de Delafosse. La toute-puissance des Européens, qui exercent des responsabilités officielles, est sans borne, ce pour quoi ils peuvent disposer, si tel est leur bon plaisir, des choses, des hommes et même des femmes.
« Emblème de noblesse », le casque colonial « donnait droit au gîte, aux pots-de-vin et, si le cœur en disait, aux jouvencelles aux formes proportionnées pour les plaisirs de la nuit », constate Hampâté Bâ lorsqu'il relate le comportement des « blancs » en tournée dans les territoires placés sous leur autorité.
« Tous les droits » donc ; cette formule doit être prise au pied de la lettre puisque cela inclut aussi le « droit » de cuissage revu et corrigé par certains fonctionnaires coloniaux qui, confrontés à des populations qu'ils jugent inférieures, se comportent comme des despotes en pays conquis 40.
Nous savions le régime des colonies autoritaire ou dictatorial, on le découvre arbitraire et cette seconde caractéristique est liée non à l'absence de législation, comme la tradition de la philosophique politique classique et moderne nous l'apprend, mais à sa prolifération sous la forme particulière des règlements. Ainsi surgissent des conditions propices au développement d'un pouvoir exercé de façon solitaire par des agents confrontés à des injonctions contradictoires : faire preuve d'initiative pour répondre au plus vite aux nécessités imposées par la conjoncture conformément aux missions qui sont les leurs d'une part, mettre en œuvre les décrets élaborés en métropole ou dans la colonie d'autre part, et, pour surmonter cette situation, les premiers s'affranchissent des textes existants et agissent à leur guise.
Ce triomphe du « monstrueux » politico-juridique et de l'« arbitraire administratif », comme l'écrivait Girault avec justesse, a partie liée avec le développement d'une bureaucratie spécialisée dans la gestion quotidienne des affaires impériales sur lesquelles elle détient un quasi-monopole, de fait et de droit, favorisé par le « régime des décrets ». Tels sont les mécanismes ici en cause et ils ont peu à voir avec les passions d'un tyran ou d'un despote « oriental » avide de puissance qui, pour les satisfaire, réduit à néant toutes dispositions susceptibles d'entraver si peu que ce soit son pouvoir.
Nous ne sommes pas ici en ces contrées brûlantes décrites par Montesquieu dans De l'esprit des lois 41, ou sous les cieux plus tempérés d'une monarchie dégénérée à cause des vices du roi et de sa cour. Dans les territoires de l'empire, nonobstant le climat, le « monstre » est plutôt froid, impersonnel aussi car ceux qui le font vivre n'agissent ni pour eux-mêmes, ni pour un homme qu'ils serviraient par ambition et intérêt, mais pour défendre l'Ordre colonial dont ils sont les garants tout-puissants. Et cet Ordre, réputé être l'expression d'une civilisation supérieure, se repaît de textes nouveaux élaborés par des autorités diverses qui produisent dans l'urgence décrets, arrêtés et circulaires appelés par les circonstances, motivés par elles et comme elles éphémères. Ajoutons, pour tenter de saisir au plus près les spécificités de cet arbitraire qui se dérobe aux analyses et aux catégories classiques, qu'il repose sur la combinaison inédite de prérogatives immenses et sur la possibilité, toujours maintenue, de convoquer telle ou telle disposition pour fonder la légalité et la légitimité des décisions prises par les gouverneurs généraux et leurs subordonnés. En un mot, c'est l'arbitraire établi par le droit et au nom même du droit.
4. Le Droit Colonial : un Continent trop souvent ignoré
Relativement à la législation de l'empire, notre situation est singulière puisqu'elle est aussi peu connue aujourd'hui qu'elle a suscité, sous la IIIe et la IVe République, d'innombrables débats, ouvrages, thèses, manuels et articles. Plus encore, et ceci est en partie lié à cela, en vertu d'un décret du 1er août 1905, cette discipline nouvelle et complexe est introduite dans les facultés de droit pour permettre aux étudiants de s'y initier et, pour ceux qui le souhaitent, de préparer au mieux le concours d'entrée à l'Écolecoloniale fondée en novembre 1889. Sorte d'immense continent englouti, oublié ou occulté, peu importent les termes et, ici, les causes diverses du phénomène, cette législation a été emportée par la disparition des possessions françaises alors que les contemporains de cette période « faste », où le pays était la deuxième puissance impériale du monde, lui accordaient beaucoup d'attention parce qu'ils en savaient l'extrême importance. Si le passé de la « Plus Grande France » fait l'objet d'études toujours plus nombreuses conduites par des chercheurs (chercheuses) issu(e)s de disciplines variées, la législation d'outre-mer demeure, comparativement, trop souvent négligée.
La majorité des juristes et des historiens du droit ignorent jusqu'à son existence ; leurs traités comme leurs manuels en témoignent 42. Fort savants et prolixes sur les dispositions en vigueur sous la monarchie absolue, sur les nombreuses constitutions qui, depuis la Révolution, se sont succédé à un rythme soutenu et sur le code civil, ce « livre symbole » 43 qui, depuis si longtemps, fait honneur à la France, ceux dont le métier est d'étudier la chose juridique, passée ou présente, sont en général peu diserts sur le droit colonial qu'ils méconnaissent gravement. À quelques notables exceptions près 44, les philosophes de la Faculté, comme on disait autrefois, n'ont que faire de ce champ spécifique qu'ils jugent sans doute indigne de leurs philosophiques et altières préoccupations. Ils enseignent pourtant les théories du droit naturel classique et moderne, les origines et les principes de la Déclaration du 26 août 1789, mais leur curiosité ne s'étend pas à ces objets « secondaires » que sont le « régime du bon tyran », les codes de l'indigénat, l'internement administratif, la responsabilité collective, le séquestre, la corvée, le travail « obligatoire » imposés à des dizaines de millions d'« indigènes » jusqu'en 1945, auxquels s'ajoute l'esclavage domestique qui, sous la IIIe République, a perduré en Afrique noire française avec la complicité intéressée des autorités coloniales et de la métropole. Trivial, forcément trivial.
Les politistes n'échappent pas vraiment à la règle commune alors que l'un des pères fondateurs de leur discipline, le célèbre et toujours honoré André Siegfried, fut le défenseur enthousiaste des empires coloniaux. Dans un ouvrage paru en 1932, il estime en effet qu'ils sont indispensables au maintien de l'« hégémonie blanche » afin de la préserver de la « marée montante des peuples de couleur » dans un contexte où, « pour la première fois depuis la Renaissance » selon lui, cette hégémonie « est contestée, matériellement et moralement » 45. Plus encore, grâce à l'action persévérante de son premier directeur, Émile Boutmy, et de ses successeurs qui ont poursuivi dans la voie qu'il avait tracée en organisant des enseignements ad hoc débouchant sur l'obtention d'un « certificat d'études coloniales », l'École libre des sciences politiques a contribué, dans la première moitié du XXe siècle, aux côtés de l'École coloniale et de Polytechnique, à la formation des cadres indispensables à la direction de la « Plus Grande France » 46. Peu nombreux enfin sont les historiens qui font de la législation des colonies un objet majeur de leurs investigations. Les analyses de ce droit si particulier, de ses origines souvent obscures, de ses transformations multiples et de ses effets pour les « indigènes » restent donc dispersées 47. Quant aux textes — lois, décrets, arrêtés et circulaires —, ils sont inaccessibles au plus grand nombre faute de recueils récents et facilement consultables. De même les ouvrages des juristes de l'époque alors qu'ils sont une source indispensable et précieuse pour comprendre les premiers.
Sans prétendre à l'exhaustivité — il y faudrait une encyclopédie —, ce livre a pour objectif d'offrir au lecteur de longs et significatifs extraits de la législation coloniale commentés par des contemporains venus d'horizons académiques, professionnels et politiques divers, et/ou par nous-même, afin de le guider dans la découverte du « monstre » érigé dans les territoires de l'empire. Et « parce qu'on ne saurait mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent » 48, ce qui exige de les mettre à part sans oublier qu'elles demeurent liées les unes aux autres puisqu'elles forment système, la voie choisie est celle de l'anatomie. Grâce à elle, les structures, les différents organes et le fonctionnement précis de la « Bête » apparaîtront de façon aussi claire et distincte que possible. Nous commencerons donc par les conceptions étroitement nationales des droits fondamentaux défendues par des figures majeures de la IIIe République qui, de Jules Ferry à Albert Sarraut dans le champ politique, affirment qu'ils sont inapplicables dans les colonies. Triomphe singulier, parfois âprement critiqué, des « droits des Français » contre les droits de l'homme que soutiennent encore des personnalités publiques et académiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En outre-mer, le régime du « bon tyran » s'est donc épanoui de façon légale et légitime avec la bénédiction des meilleurs spécialistes des possessions françaises, qu'ils soient juristes, politistes ou sociologues. De là des conséquences majeures sur la condition des colonisés ravalés, de 1875 à 1945, au rang de « sujets », privés des droits et libertés démocratiques élémentaires, et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives et discriminatoires.
Racisme du droit positif que soutient un racisme d'État ; tous deux sont théorisés et défendus par de nombreux experts et professeurs au sein d'institutions prestigieuses comme les universités, l'École libre des sciences politiques et l'Académie des « sciences coloniales ». En témoignent les différents codes de l'indigénat en vigueur dans la plupart des possessions françaises — le premier, celui des départements français d'Algérie élaboré en 1875, fut surnommé « code matraque » par les « Arabes » notamment —, une justice « indigène » expéditive mais jugée nécessaire pour « obtenir une répression énergique, surtout rapide, au besoin sommaire » 49, l'internement administratif, la responsabilité collective, pourtant contraire au principe de l'individualité des peines propre au droit pénal moderne, et le séquestre qui permit aux autorités coloniales de priver des centaines de milliers d'autochtones de leurs terres ainsi transférées aux colons et à des sociétés françaises. Tels sont les principaux « monuments » de la législation appliquée aux « sauvages » et aux « barbares » de l'empire qui furent assujettis, opprimés, discriminés et effroyablement exploités jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
S'y ajoutent, en effet, d'autres dispositions juridiques et pratiques bien connues des contemporains comme le travail forcé imposé aux populations « indigènes » tout au long de la IIIe République, sous le régime de Vichy et dans certains territoires d'Afrique et d'Asie contrôlés par la France libre. Libre, elle le fut fort peu pour les colonisés qui continuèrent d'être traités comme ils l'avaient été auparavant. À preuve, les hauts fonctionnaires d'outre-mer et les hommes politiques, réunis sous l'autorité du général de Gaulle à la conférence de Brazzaville du 30 janvier au 7 février 1944 pour déterminer les orientations coloniales du Comité français de libération nationale et, de facto, du gouvernement provisoire de la République établi le 2 juin de la même année, n'entendaient pas supprimer immédiatement cette forme particulière de labeur jugée indispensable pour la réalisation des grands travaux et l'entretien des infrastructures. Entre la fidélité aux principes d'égalité, de liberté et de fraternité, et les « nécessités » économiques de l'empire, les premiers avaient choisi, de même l'homme de l'Appel du 18 juin 1940. Lenteurs et atermoiements de la Libération en dépit des protestations de certains administrateurs des colonies qui, dès 1942, s'étaient élevés contre le travail forcé, comme le rapporte le député Gabriel d'Arboussier, qui dénonce, en 1946, un « servage » insupportable « cent cinquante ans après la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et cent ans après l'abolition de l'esclavage » 50. Il a donc fallu attendre la loi du 11 avril 1946, présentée par Félix Houphouët-Boigny, pour que la suppression de ce labeur particulier soit enfin votée par l'Assemblée nationale.
Quant à l'esclavage domestique, pratiqué par certaines sociétés traditionnelles de l'Afrique noire française, il a continué de prospérer au vu et au su des autorités coloniales et métropolitaines peu soucieuses d'y mettre un terme, pour des raisons économiques, sociales et politiques. Avec la froide « objectivité » qui sied à son statut de professeur des universités, Henry Solus écrit dans son Traité de la condition des indigènes en droit privé publié en 1927 : « L'ordre public colonial ne semble point troublé par de telles pratiques […]. En soi d'ailleurs, et si elles ne sont pas accompagnées de circonstances aggravantes, elles ne tombent pas davantage sous le coup de la loi pénale. » Lumineux. Les dispositions des territoires de l'empire ne condamnent pas cette « sorte de servage domestique » 51 et coutumier, ce qui explique sa permanence remarquable, et la position de ce juriste célèbre. Comme nous le verrons, sur ce point précis mais capital, les contemporains qui s'intéressent aux questions d'outre-mer connaissent parfaitement la situation, et la majorité d'entre eux l'approuve. Misère et aveuglement du positivisme juridique capable de plaider toutes les causes, même les pires.
Indispensable, la démarche anatomique qui vient d'être brièvement exposée demeure insuffisante, cependant. À s'en tenir là, grand est le risque de créditer le droit des possessions françaises de spécificités indues bien faites pour entretenir sans fin le mythe d'une « aventure » coloniale généreuse et libérale, et pour cela supérieure à celle des autres puissances impériales européennes en raison des convictions républicaines de ses partisans les plus célèbres et de la nature, républicaine également, des institutions métropolitaines. Si on laisse de côté les idéologues qui, aujourd'hui encore, soutiennent envers et contre tout le « bilan positif » de la colonisation et se livrent à une écholalie grossière alimentée par les poncifs les plus éculés du discours impérial-républicain, ces fadaises sont, entre autres, favorisées par des études trop souvent circonscrites aux frontières de l'empire, voire à celles d'un seul territoire d'outre-mer. Travers ancien contre lequel s'insurgeait déjà, en 1897, Paul Leroy-Beaulieu, professeur au Collège de France, lorsqu'il critiquait des « monographies trop morcelées » où se glissaient des « notions vagues » et une « grande part de préjugés » engendrés par la méconnaissance des « procédés » employés par les « Anglais », les « Hollandais » et les « Espagnols » 52. Pour l'essentiel, hélas, ce constat demeure d'actualité et l'absence d'intérêt véritable pour les législations coloniales des autres pays d'Europe favorise ceux qui continuent d'écrire le grand roman historique de la France en faisant de cette dernière une nation d'exception, fille aînée de l'universel, de la Révolution et de l'émancipation des peuples.
Anatomie donc, mais anatomie comparée, autant que faire se peut, dès lors que les éléments en notre possession autorisent une telle démarche. De là des références nombreuses aux dispositions établies par les différents États impériaux du Vieux Continent dont on découvre qu'elles sont proches, sur bien des points, de celles en vigueur dans les possessions « exotiques » de la IIIe République. Double comparaison en fait. À chaque fois que cela peut éclairer l'histoire des règlements et leur extension à d'autres « indigènes », un travail identique a été entrepris à l'intérieur même de l'empire où des dispositions majeures ont circulé de colonie en colonie. Bien qu'il ne soit pas le seul, le code de l'indigénat algérien (1875) témoigne exemplairement de ces mouvements puisqu'il a servi de matrice à partir de laquelle d'autres codes du même type furent élaborés puis appliqués en Nouvelle-Calédonie, en Indochine, en Afrique-Occidentale française (A.O.F.) et en Afrique-Équatoriale française (A-EF). Parfois, en vertu d'un processus d'extension-banalisation et au prix de modifications diverses, des mesures furent importées en métropole et mobilisées contre des allochtones puis des nationaux.
Pour suivre ces cheminements souvent complexes, inattendus et parfois longs, il faut s'affranchir aussi des chronologies limitées qui les oblitèrent alors qu'ils prouvent que la législation d'outre-mer a été un laboratoire particulièrement fécond de l'exception politique et juridique. Sous des formes singulières et variables au gré des circonstances, des gouvernements et des régimes, tels sont les cas remarquables, mais trop peu remarqués, de l'internement administratif, de la responsabilité collective et de « l'asile donné […] aux étrangers sans papiers ». Il ne s'agit pas là d'une citation de l'article L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile mais d'un extrait de l'article 19 du code de l'indigénat algérien du 9 février 1875. Toutes ces mesures ont des origines coloniales, et toutes sont encore présentes dans la législation de ce pays. Le « monstre juridique » de la « Plus Grande France » n'est plus, mais certains de ses descendants sévissent encore.