Paris. Librairie Plon. 1957. 313 p.
Je repousse mes souvenirs d'enfance après les avoir trop aimés. Seul l'un d'eux aujourd'hui bénéficie de ma complaisance : il est à l'origine de mes premières rêveries africaines. Vincent, camarade de classe et de jeu, m'avait demandé par message clandestin de le rejoindre au moment de la récréation, en un endroit convenu de la cour d'école. Il m'y présenta en prenant de mystérieuses précautions une photographie, reçue le matin même avec la lettre adressée par un oncle, coupeur de bois au Gabon. L'image montrait un homme puissant, les cheveux en friche, la chemise ouverte sur la poitrine, le fusil sur l'épaule ; à ses côtés se trouvait, désarticulé et grotesque, la tête tenue comme un jouet entre les mains d'un chasseur nègre, un gorille frappé d'une balle en plein front. Ce tableau de chasse nous fascina. Nous fîmes le serment de nous enfuir — plus tard — pour aller rejoindre cet oncle invincible, symbole de la puissance mâle et de l'aventure.
Est-ce le souvenir de cette scène d'enfance qui m'a conduit jusqu'à ce lieu précis du Gabon, proche du fleuve Ogooué, où la ligne idéale de l'équateur coupe une haute forêt envahie par l'odeur des fourmis-cadavres ? Je me pose cette question, comme si la réponse qu'elle appelle pouvait simplement justifier ma carrière, mes voyages, ma passion d'expériences déroutantes. Je sais pourtant qu'elle m'agacera et je m'en libérerai par une tricherie ou un paradoxe. Il en était toujours ainsi lorsqu'un ami, ou un parent, m'interrogeait sur ma « vocation». Il n'y avait pas d'autre issue. Tout change, cependant, dès l'instant où j'évoque les Africains qui furent autant mes compagnons de méditation que mes informateurs.
Expliquer des peuples étrangers chez qui l'on a vécu, et que l'on a aimés, c'est inévitablement s'expliquer soi-même. Il y a dans l'analyse de telles relations, même lorsqu'elles gardent un caractère scientifique, la révélation d'une aventure personnelle. Je crois possible, en ouvrant l'œuvre des ethnologues, de repérer les principales étapes de leur propre histoire. Dès qu'ils élargissent leur recherche, ils enrichissent en même temps cette autobiographie qui se développe en contrepoint de leurs travaux. Un tel résultat ne demeure pas toujours caché, mais il n'apparaît en pleine lumière qu'exceptionnellement : ainsi, dans cette Afrique Fantôme, par laquelle Michel Leiris annonça sa carrière d'africaniste, ou encore dans Tristes Tropiques, où Claude Lévi-Strauss, retrouvant la tradition du voyage philosophique, se situe par rapport à sa profession.
Ce dépaysement, auquel initie l'ethnologie moderne, n'est-il pas le successeur de procédés anciens ? A maintes reprises, des esprits parmi les meilleurs ont soumis leur réflexion à ce qu'on pourrait appeler l'épreuve des « sauvages ». Déjà, la curiosité de Montaigne s'aiguisait sur les découvertes faites par Villegaignon accostant le Brésil. Dans son essai intitulé Des cannibales, il manifestait sa réserve vis-à-vis des rapports composés par les « fines gents », car, dit-il, ces derniers « remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent ». Or c'est justement cette « glose » qui nous instruit sur eux ; ils ne peuvent s'en tenir au témoignage ; ils se situent et se livrent en fonction de ce qu'ils ont vu.
Peu d'ethnologues ont clairement indiqué les raisons de leur choix, de leur installation dans une profession qui les amène à s'extraire de leur civilisation pour en affronter de très diverses. Toutefois, leur éclectisme et cette sorte d'exil culturel les mettent toujours dans une position de censeur vis-à-vis de leur propre société. Il y a, aux origines d'une telle vocation, une insatisfaction, le besoin de s'accrocher à des modes d'existence radicalement différents. Si l'exercice du métier révèle le caractère illusoire d'une semblable entreprise, il aiguise vite la faculté critique. On comprend alors les hésitations officielles devant les recommandations de spécialistes qui, d'abord, se mirent hors du système pour le mieux juger.
Montaigne, déjà, n'exaltait la « perfection » des moeurs « cannibales » que pour mieux dénoncer certaines faiblesses de sa société et rappeler les lois de la « grande et puissante mère nature ». Il employait un procédé que Diderot reprendra, sur le plan de la critique des usages et coutumes, en idéalisant l'homme naturel : un procédé que Rousseau enrichira en recherchant, au delà des maux constatés, les fondements de toute société humaine. A travers les siècles, une étonnante continuité s'affirme : l'appel à l'exemple du « sauvage » ou du « primitif » s'inscrit le plus souvent dans l'argumentation des penseurs réformateurs, voire dans celle des révolutionnaires. L'auteur d'un livre sans importance, derrière les apparences du paradoxe, montrait en ces derniers des hommes obsédés par le « mythe des origines », quelle que soit leur passion d'édifier la société future.
Ce n'est donc pas impunément que l'on tire leçon des civilisations différentes et plus « nues » parce que moins encombrées de productions matérielles complexes. La comparaison, jamais innocente, a valeur d'épreuve. Mais, sans vouloir jouer sur les mots, rappelons-nous que cette épreuve est vécue de manière toute directe par l'ethnologue qui accomplit sa recherche. Il n'est pas question d'évoquer ici, selon des procédés particuliers aux explorateurs professionnels, les dangers et les inconforts d'une entreprise qui se poursuit hors des sentiers battus. Il convient plutôt de montrer que l'accès à une civilisation étrangère' et cette confiance qui se gagne par une patiente compréhension, sont plus le résultat d'une ascèse que d'un jeu supérieur ou d'une technique scientifique. Tout est problème. Ainsi, je n'oublie pas avoir trouvé en tel enfant noir des environs de Dakar, durant quelques heures, le plus contraignant des maîtres. Cet exemple ne convaincra guère : je le sais, bien qu'il me reste précieux. Il faudrait évoquer les dépouillements rendus nécessaires, les initiations subies, les craintes aussi — celles qui m'ont littéralement paralysé, un soir de janvier 1949, alors que je devais participer à une importante cérémonie de sectateurs d'un culte gabonais. Toujours quelque secret, produit de ces épreuves et de ces craintes, inconnu même des collègues les plus avertis, se cache dans l'existence d'un ethnologue.
Aucune expérience sociale ne peut être aussi complète, aucun engagement. Il est possible de répliquer que l'exotisme est en recul et avec lui toutes ces contraintes ou ces expériences. Des villes apparaissent là où n'existaient, cinquante ans avant, que les résidences de petits souverains indigènes ; des routes, des voies ferrées et des aérodromes ont brisé les isolements protecteurs du particularisme ; des usines ont enfermé dans leurs enceintes ces « primitifs » plus manieurs de rites que d'outils complexes ; des églises ont rejeté dans la clandestinité les fragiles demeures des dieux sauvages et des assemblées modernes ont supplanté les anciennes palabres. Sommes-nous moins dépaysés parmi tant d'objets familiers, avons-nous banalisé le monde au point de nous retrouver chez nous sur toute sa surface ? L'illusion est vite dissipée. Ces villes, ces trains, ces usines se sont transformés dès leur exportation ; le paysage qu'ils composent n'est pas encore celui auquel nous sommes accoutumés. Aussi, la façade moderne des sociétés traditionnelles ne doit-elle pas nous tromper ; elle ne dispense en aucun cas de cette approche compréhensive dont l'ethnologue a fait sa méthode la moins contestable.
Je parlais à l'instant d'ascèse ; il faut entendre l'expression dans son sens propre. Je pense à tel collègue étranger, indianiste de valeur, qui apparaît dans son cadre habituel comme un homme sophistiqué et d'un raffinement byzantin. Découvert à l'occasion de ses enquêtes « sur le terrain », il se présente tout à l'inverse de lui-même — dépouillé à l'extrême, simple et fruste. Il y a, en ce cas, l'exaltation d'un retour provisoire à une forme plus rudimentaire de l'existence ; mais il y a bien davantage. L'abandon des artifices est aussi une façon de renoncer aux attributs, matériels pour la plupart, qui signalent l'appartenance à notre civilisation. On ne conçoit guère qu'un ethnologue, soucieux d'établir les meilleurs contacts, puisse accomplir sa recherche accompagné d'un équipement qui le classe et l'isole. Il doit, bien au contraire, faire oublier sa provenance par un véritable procédé de mimétisme. Il peut seulement ainsi atténuer ses caractéristiques d'étranger et mieux s'introduire dans le système indigène. Au cours de l'enquête, comme de l'élaboration théorique, les difficultés se réduisent toutes à « un problème de communication ». La liaison, une fois établie, se révèle contraignante. L'ethnologue ne s'installe pas impunément dans une société exotique ; il souhaite pousser toujours plus avant sa découverte et poursuit une expérience qui le transforme de manière insidieuse ; il accède à des catégories de la pensée qui l'affectent par quelque biais. Je ne peux m'empêcher de songer à ce maître regretté : Maurice Leenhardt. Il avait acquis une connaissance complète et fine de la pensée mélanésienne, avec une telle profondeur que ses détracteurs lui reprochaient de « raisonner en canaque » plus que selon nos normes. La critique a la prise facile. N'a-t-on pas blâmé, chez tel de nos collègues, une ouverture sur la pensée confucéenne qui donne à sa réflexion une forme difficile; chez tel autre, une longue fréquentation des peuples soudanais qui avait entraîné une adhésion de l'intelligence autant que du cœur ?
Cette imprégnation continue est impliquée par l'entreprise ethnologique. Elle peut créer une véritable alliance entre le chercheur et la civilisation qu'il tente de se rendre familière, une alliance parfois matérialisée : un ami, attaché avec passion à certain culte nègre appris au Brésil puis au Dahomey, ne se sépare jamais du collier qui est le signe de son initiation. On comprend alors que l'ethnologue puisse s'imposer en tant que témoin éloquent. Il est un interprète; il s'attaque à l'ignorance commune et aux idées toutes faites; son œuvre, dans sa part la moins contestable, a un caractère militant. En marge par l'objet même de son étude — ces peuples qualifiés de « périphériques » — il demeure en marge par son refus du conformisme et ses interventions critiques.
J'ai cru nécessaire d'apporter ces explications préalables. Elles montrent la complexité des relations qui s'établissent entre l'ethnologue et sa recherche, et quelle place particulière il occupe dans sa propre société. Il a une action involontaire, difficile à évaluer, sur les faits qu'il prétend aborder et il se trouve' d'autre part, affecté par les découvertes auxquelles le conduit son étude. Il doit accomplir un effort de compréhension immédiate autant que d'analyse scientifique. Aussi ne faut-il pas s'étonner si certains considèrent sa pratique plus comme un art que comme une science, insistant ainsi sur l'élément subjectif, sur cette « équation personnelle » qui représente ici tout l'homme avec ses préférences, ses engagements et ses options. Une sorte d'auto-critique s'impose dans de telles conditions ; elle relève d'une élémentaire honnêteté intellectuelle. C'est à cette entreprise que je souhaiterais m'exercer, tout en recensant les problèmes posés par le passage de l'Afrique traditionnelle à l'Afrique moderne.
Ce glissement de l'un à l'autre des visages africains orienta ma curiosité scientifique. Je quittai l'Europe en mai 1946 pour accomplir ma première enquête « sur le terrain ». Je laissais une société en décombres, des ruines paraissant justifier la condamnation d'une civilisation qui s'était pourtant voulue « missionnaire ». J'aspirais à l'Aftique comme à une expérience de rupture, à une existence plus fruste, plus authentique. Par un paradoxe apparent, j'avais hâte de retrouver les aspects les plus universels et les moins décevants de la nature humaine sous les vêtements les plus primitivement nègres. Je tendais vers la vieille Afrique avec une passion nourrie de réminiscences conradiermes — avec l'illusion que le célèbre Voyage an cœur des ténèbres restait un guide. Je dus d'abord séjourner en ville, à Dakar, et par conséquent perdre vite des croyances aussi naïves. Parti, armé d'une technique du dépaysement, je me sentais déçu parce que trop peu dépaysé. Très tôt habitué aux formes extérieures de l'exotisme — et en particulier au spectacle de la foule dakaroise habillée souvent avec somptuosité — je me trouvais en face d'une ville, d'un paysage banalisé où l'écran matériel me semblait estomper l'originalité humaine. Je me trompais, victime de mon impatience. Mais je ne découvris mon erreur que beaucoup plus tard.
Pourquoi ne pas l'avouer, ma déception m'incita à une véritable infidélité. Ayant tout juste accédé au monde noir, dont j'avais passionnément souhaité la découverte, je cherchai à le fuir. L'occasion s'en présenta — elle reste à l'origine d'une amitié que je ne peux jamais évoquer sans émotion. Un matin vint me trouver à mon bureau de l'Institut d'Afrique un érudit maure, Mokhtar Ould Hamidoun, qui souhaitait se mettre à mon service. A peine rencontré, cet homme ne pouvait être oublié. Grand et grêle, le visage fin et fier bien que sans arrogance, il disparaissait dans un long drapé blanc, ayant jeté sur son épaule la longue pièce de tissu bleu dont les Maures s'enturbannent. Il portait, serrés dans un torchon de cuisine, les manuscrits où son savoir se trouvait consigné. Mokhtar avivait en moi cet attrait de la Mauritanie que j'avais un temps subi — pour des raisons n'excluant pas une sorte de puérilité, puisqu'elles devaient beaucoup à la confession d'Ernest Psichari : Les voix qui crient dans le désert. A ces incitations s'ajoutait le prestige saharien qui entourait Théodore Monod, le savant directeur de l'Institut d'Afrique. Et je dus, soumis à une impérieuse nécessité intérieure, passer le fleuve Sénégal. A Rosso, j'accédais au Cercle du Trarza où je résidai quelques semaines.
En Mauritanie, c'est le paysage qui est mobile, par le caprice du sable et du vent. Le nomadisme des hommes et des troupeaux ne saurait guère cacher l'extraordinaire stabilité de la société et de la civilisation. Il y a là une lenteur de vie pastorale, un système social où la hiérarchie figée dans son décorum s'appuie sur une religion de scholiastes. Ceux-ci ne manquent d'ailleurs pas de séduction. Mais il me semblait que ces Maures, devenus depuis quelques décennies des conquérants en disponibilité, s'employaient à des jeux pastoraux et rhétoriques par trop situés hors du temps. Je me laissai cependant attirer par ces divertissements savants et me consacrai à une étude des théories musicales qui débouchait sur une philosophie et une arithmétique complexe. Ma curiosité s'apaisa : j'avais le sentiment de me dérober, sous prétexte d'érudition, à des obligations plus urgentes. Je ne soupçonnais pas que la technique et ses exigences allaient prochainement bouleverser ce calme. Le fer de Fort-Gouraud, le cuivre d'Akjoujt se révélèrent en gisements d'une grande richesse offerts à des sociétés peu préparées à les mettre en valeur. Les zones d'organisation industrielle de l'ensemble saharien devaient bientôt superposer leur dessin cercles culturels et aux cartes tribales tracées par les nologues du siècle passé.
De retour à Dakar, je goûtai l'exaltation que procure le lancement d'une nouvelle enquête. Celle-ci se déroula aux abords mêmes de la ville, auprès d'un groupement ethnique attachant, comme tous les peuples de pêcheurs, les Lébou de la presqu'île du Cap-Vert. Je ne pouvais guère avoir l'illusion de l'exploration, mais il me semblait franchir, dans le domaine de la culture, des frontières plus sérieuses que les barrières dressées par les États ou les accidents naturels. A l'occasion de cette recherche, je m'efforçai d'évaluer les chances respectives du particularisme, de la tradition et du modernisme ; je donnai d'ailleurs ce sous-titre à l'ouvrage rédigé, avec mon ami P. Mercier, d'après les matériaux rassemblés. L'attention accordée au jeu des forces nouvelles me paraît aujourd'hui révélatrice d'une transformation intellectuelle qui s'amorçait seulement. J'entrevoyais le second visage de l'Afrique, mais je souhaitais que, dans le combat des forces, triomphât la civilisation ancienne. Je me rangeais, pour un temps, parmi ces ethnologues qui ne peuvent accepter que l'histoire escamote leurs « primitifs ».
On me demanda par la suite d'assurer, à Conakry, la direction du Centre local de l'Institut d'Afrique. Cette fois encore, je devançais les bouleversements matériels, et par conséquent sociaux ou politiques, sur le point de s'accomplir. Les îles de Los se détachaient avec leur carapace de bauxite encore intacte contre un ciel aux coloris lourds et singuliers. La presqu'île du Kaloum, qui porte la ville à son extrémité, étalait sa monotone couleur de rouille, cette croûte de fer bientôt promise aux outils des mineurs. Conakry sous ses cocotiers et ses manguiers gardait l'allure désuète, la vétusté qui donnaient leur prestige aux vieilles cités coloniales. J'y retrouvais quelques-unes de ces impressions frelatées déjà connues pendant mes courts séjours à Saint-Louis du Sénégal.
Faisant en octobre 1954 une courte escale à Conakry, je me rappelai avec surprise mon enthousiasme exotique de 1947. Je voyais des mines et leurs travailleurs, un port élargi et plus actif, des immeubles « dépaysés », une vie syndicale et politique moins artificielle — de dures réalités et la difficile construction d'une société moderne. J'eus la certitude d'avoir assisté à la fin d'une époque, à une vérirable tombée de rideau. Il est vrai que le lieu de mon travail favorisait, alors, une déformation du jugement. Il semblait tout entier reposer sur des artifices. Je le découvrais, sur le fond de mer où se dessinait le port de pêche indigène, dans l'encadrement des deux cimetières de la ville. A chaque fois, je ne pouvais m'empêcher d'évoquer le poème magnifique de Valéry. C'était là le « cimetière marin », une habile et irréelle composition. Dans ce lieu-dit du Boulbinet, parmi les rocailles que bat l'océan, et défendus contre l'assaut de ce dernier, se dressaient les bâtiments alors misérables de l'Institut d'Afrique ou, plus précisément, les locaux que le centre partageait avec le Service de Santé qui y avait maintenu un lazaret. Mon voisinage était terrible, de lépreux, de sommeilleux et de varioleux ; voisinage d'une Afrique que les maladies dévorent et qui se résigne jusqu'à la perte de conscience. On imagine mal une telle conjonction — la grandeur inhumaine du cadre naturel, la présence continuelle de la mort et des pires dégradations physiques ; il faut l'avoir constatée. Tant d'excès provoquent l'inquiétude et peu de mes amis européens avaient le courage de se risquer jusqu'à la première porte, ce le qui donnait accès au jardin botanique.
Je ne cherche pas, par ces souvenirs, à impressionner facilement, mais plutôt à suggérer combien une telle situation peut influencer les réflexions. Tout travail de détail et d'érudition m'aurait alors paru futile; ma première réaction était de demander aux civilisations guinéennes leurs leçons les plus profondes. Durant une première mission, je dus m'attacher aux problèmes politiques que posaient les groupements fulɓe du Fouta-Djallon. Le hasard me plaçait encore devant une société islamisée, de structure féodale, où le prestige se fonde sur le nombre des troupeaux et des hommes dominés, où l'érudition du karamoko impose une hiérarchie de lettrés.
Cette recherche me renvoyait à mon expérience mauritanienne et me permettait mal d'accéder à la spécificité du monde noir. Ma gêne était d'autant plus vive que l'évolution, durant la période coloniale, avait contribué aux progrès du droit musulman par affaiblissement des coutumes. Ce contact ambigu ne put me satisfaire entièrement, mais je fis une rencontre inoubliable : je découvris Gilbert Vieillard à travers son œuvre toute consacrée aux Peuls. Je me rappelle encore le respect ému que m'inspira la découverte de ses manuscrits, rassemblés à l'Institut de Dakar sitôt après sa mort. Une légende se construisait autour du souvenir de cet administrateur érudit, si passionné par son sujet qu'il avait fini par se fondre dans la civilisation étudiée. On évoquait toujours avec ferveur, dans les villages du Fouta-Djallon, sa fine utilisation de la langue ; on le sentait adopté et regretté. Quelques-uns des Européens, qui le connurent, disaient avec une certaine réprobation qu'il était « un homme perdu pour l'Occident ».
Grâce à une étonnante coïncidence, je découvris à cette même époque, et non par le seul intermédiaire de leurs livres, deux grands africanistes disparus durant la dernière guerre. Bernard Maupoil s'était occupé des archives de la Guinée et je retrouvai en maints endroits la marque de sa main. Il reçut au Dahomey une authentique révélation. En étudiant la géomancie dans le royaume d'Abomey, à l'école des vieux devins ou bokonon, il entrevit une conception du monde et de l'existence qui lui sembla particulièrement convaincante. Une fois de plus l'Afrique conquérait l'un de nos meilleurs esprits. Ce qui ne signifie pas qu'elle l'annihilait afin de mieux maintenir son emprise : Bernard Maupoil devait mourir tragiquement pour avoir résisté à l'occupation allemande. Au combat aussi tombait Charles Le Cœur, auteur d'un livre trop ignoré, Le Rite et l'Outil, et le meilleur connaisseur des Téda du Tibesti. En ce cas encore la Guinée m'apporta plusieurs occasions de rencontre, sans parler de cette critique du rationalisme, conduite avec force par Le Cœur, à laquelle j'adhérais alors. En évoquant ces savants, ces modèles prestigieux pour le jeune ethnologue que j'étais en 1947, je ne peux m'empêcher d'imaginer leur déception s'ils se trouvaient en face de l'Afrique d'aujourd'hui. Car le coût du progrès, n'est-ce pas le bris des civilisations traditionnelles, une certaine monotonie répandue à travers le monde ? Ils seraient certes dépaysés, mais par l'effacement de ce qu'ils ont le plus aimé.
La passion de l'Afrique s'est, en l'espace de quelques années, soldée par la mort brutale de chercheurs enthousiastes et tenaces. Ces hommes, disparus à l'époque de mes premières expériences sur le terrain, j'ai le devoir de les évoquer à l'entrée de ce livre. Ils m'ont guidé et montré ce qu'est la soumission à la recherche, quels risques physiques et intellectuels elle exige. C'est d'abord le géographe Jacques Weulersse, maître encore jeune. courageux de pensée comme de corps, qui meurt épuisé au retour d'une longue tournée soudanaise. C'est Jean-Charles Leclerc, autre géographe, foudroyé dans son campement de Kissidougou, fui par ce peuple des Kissi qui reconnaissait dans une telle mort une manifestation de la volonté des dieux. Et puis, mon ami Jacques Richard-Molard, géographe lui aussi, se fracassant le crâne sur le mort Nimba de la Guinée Forestière : un homme de grand savoir, surtout un homme généreux, à qui la Revue Présence Africaine voulut rendre hommage par un voiume particulicr de ses collections. Les indigènes virent aussi dans cette mort terrible la main des divinités qui hantent le Nimba et se défendent farouchement contre toute approche humaine. La réflexion reste comme frappée de stupeur en considérant ces jeux tragiques du hasard.
Dans cette région du mont Nimba, je devais poursuivre, auprès d'un peuple peu soucieux des frontières puisqu'il s'étale sur la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Libéria, mes enquêtes ultérieures. J'abordais une civilisation où la vie religieuse traditionnelle dominait toujours le paysage et le rythme des travaux. Les jeunes hommes, émigrant vers les villes lointaines, conservaient néanmoins dans leur bagage un modèle réduit du masque qu'ils portaient dans l'association masculine. Profondément impressionné et attiré par cette chorégraphie des personnages sacrés, j'entrepris avec une minutie passionnée d'en découvrir le contexte intellectuel et émotionnel. Cependant, le déclin de l'institution apparaissait à des signes qui ne trompent guère : la moins bonne facture des masques récents et leur commercialisation ; l'utilisation spectaculaire et mercantile du masque à échasses, le nyomo kwuya, jusque dans les foires et marchés ; le désintérêt d'une minorité devenue critique à l'égard de rituels anciens. Je me retrouvais, même en cette zone forestière éloignée des grands centres, devant les problèmes de l'Afrique en changement. Lents ou rapides, inégaux dans leur démarche, des mouvements analogues agitaient les sociétés noires encore jugées, par habitude, immuables et savoureusement exotiques.
Il est vrai que mes relations à Conakry, peu orthodoxes aux yeux de l'administration, m'inspiraient des jugements plus actuels. Mon collaborateur, Madéra Kéïta, homme de qualité au sens plein de l'expression, et animateur local du Rassemblement Démocratique Africain, me fit rencontrer divers représentants des groupements politiques guinéens. Je m'attachai à comprendre leurs inquiétudes et leurs espoirs, à saisir leurs problèmes au delà d'une éloquence parfois quarante-huitarde. Ils me contraignirent à une plus fine et plus dangereuse prise de conscience. Dans le même sens agit l'influence d'un autre ami nègre, le poète guadeloupéen Guy Tirolien, alors administrateur à Conakry, qui poursuivait une quête obsédante — la recherche de « l'âme du noir pays où dorment les ancêtres ». C'était l'époque où les jeunes intellectuels noirs se lançaient, comme un message d'union et d'énergie, le mythe de la « négritude ».
Cependant, l'Afrique des contrastes, je devais un peu plus tard la découvrir en toute netteté, à l'occasion d'un voyage au Nigéria, et constater cet écart qui fait que des civilisations voisinent sans pouvoir communiquer. Je me trouvais dans la région minière, dominée par la ville de Jos, où se rencontrent les villas provinciales transplantées d'Angleterre et les riches habitations musulmanes. Ce centre, dont l'activité économique repose sur les exploitations d'étain et les usines de traitement des minerais rares, se situe au lieu de rencontre de peuples conquérants islamisés et de populations autochtones archaïques qui affirment leurs caractères païens et paysans. Ainsi, au voisinage d'un paysage bouleversé par l'industrie de l'Européen, parsemé de caterpillars, de grues géantes, de camps de travailleurs, restent solidement établis les représentants d'un islam semi-féodal et ceux, ces pagans presque nus, d'une très vieille Afrique. Des éléments aussi éloignés l'un de l'autre peuvent-ils, de quelque manière, entretenir des relations autres que circonstancielles ? En guise de réponse, je revois cette scène qui fait croire à un montage photographique. En bordure d'une longue route goudronnée, qu'anime à distance la spéculation sur l'étain, dans un encadrement de grues et d'amoncellements de terre remuée, marchent à pas effrayés quelques-uns de ces « païens », porteurs d'une maigre charge, simplement vêtus du disque de vannerie colorée qui leur bat les fesses. Je pense à une remarque de Paul Mus dans un récent ouvrage : « La différence de niveau entre les civilisations, qui déchire actuellement l'humanité, s'accroîtra chaque année » si l'on ne sait réagir dès aujourd'hui.
Je m'attarde à l'évocation de ces premières démarches et hésitations ; elles manifestent le glissement vers des problèmes qui devaient finir par se situer au centre de mes travaux. J'avais appris qu'une vie nouvelle animait le corps des sociétés noires, que le heurt des civilisations ne pouvait continuer, sans risques, à faire le jeu des plus favorisées. C'était encore une impression confuse, mais mes missions prochaines allaient m'imposer une image plus nette de l'avenir africain.
Dans le sud du Cameroun, là où les larges allées cacaoyères ouvrent une perspective vers le mieux-être, je sus mesurer la puissance du modernisme et des forces opérant en réaction contre le vieil esprit colonial. Au Gabon, le long de ce fleuve Ogooué si lié à nos souvenirs historiques et à la légende de Brazza, je ne découvris qu'une protestation plus élémentaire face à la pauvreté, à la destruction des cultures traditionnelles. Je surpris un abandon sinistre à cette misère — je revois les maigres villages de la région de Ndjolé — sur des rives que l'espérance a désertées. Saccage de la forêt, des sociétés et des hommes : une charge trop lourde avait pesé sur un pays épuisé déjà par la traite [des esclaves].
Que l'on me permette d'évoquer ici l'un de mes informateurs gabonais, un villageois fang d'une quarantaine d'années qui ne se distingue en aucune façon, sinon par une plus grande aisance à s'exprimer. L'homme trouve que « rien ne va plus ». A l'entendre, tout est perdu de ce qui peut donner à l'existence un sens plein et exaltant. Après avoir fait le bilan de toutes les « misères » actuelles de la société fang, il conclut la série de nos entretiens par une moralité ambiguë : « C'est la civilisation ! » Une civilisation en accuse une autre. Nous sommes jugés par un modeste paysan d'un très humble village. Quel retournement de situation que celui qui nous constitue en fauteurs de désordres sociaux ! J'ai voulu aider ces hommes et mettre mes études à leur service ; un programme modeste, trop limité, d'équipement rural a pu se réaliser. Un geste qui ne saurait, tout seul, résoudre des problèmes de cette importance, des problèmes qui en outre ne sont pas simplement d'ordre matériel.
Le Congo, ce fleuve Zaïre des premiers découvreurs de l'Afrique Centrale, je l'abordai ensuite avec impatience, riche de souvenirs et de références. Voilà une des quelques régions sur lesquelles l'histoire africaine ne demeure pas muette. On entrevoit un passé brillant. Le Royaume de Congo soulève l'enthousiasme de l'ethnologue allemand Frobenius et lui arrache ce cri admiratif : « Civilisés jusqu'à la moelle des os ! » Il entraîne André Breton à imaginer « toute la grandeur de l'Afrique perdue ». Voilà un fleuve, symbole des renaissances africaines, que glorifie Léopold Sédar Senghor dans ses Étliiopiques somptueuses :
« Oho! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur l'Afrique domptée… »
Les eaux roulent puissantes à la sortie du Stanley-Pool, mais une centrale hydro-électrique domine maintenant la rive droite. L'exotisme fuit et nul n'a le droit de s'en plaindre. Il faut changer sans regrets de thème d'exaltation. Je n'avais guère le loisir de m'attarder au compte des illusions déçues. Les problèmes ont ici les dimensions du fleuve. Ils sont au cœur des cités, à Brazzaville comme à Léopoldville où s'ébauchent de nouvelles formes sociales. Ils sont au sein de chaque village congolais où l'ombre des palmiers a perdu son ancienne douceur. Ils sont particuliers à chaque peuple, malgré quelque apparence commune, parce que chacun réagit selon son génie propre. Les Ba-téké, repliés sur les plateaux qui portent leur nom, se servent de leurs traditions comme d'un bouclier. Les Ba-kongo, chercheurs de progrès, innovateurs audacieux vis-à-vis du christianisme qu'ils ont reçu, désirent imposer leurs initiatives et inquiètent en raison de ces initiatives. Entre les deux, se trouve une poussière de groupements ba-binga, mobiles et pourtant toujours soumis à de très anciennes servitudes. Des problèmes qu'impose le prolétariat urbain à ceux de ces négrilles exploités par leurs maîtres noirs, quelle distance ! L'Afrique « qui se fait » les contient pourtant tous, noués et emmêlés comme les fils d'un écheveau tenu par une ouvrière apprentie.
Les souvenirs se sont appelés l'un l'autre avec une étonnante nécessité. Si le moi est haïssable, il faut accorder une exception à l'ethnologue. Il doit situer son témoignage qui, plus encore que d'une technique savante, procède de multiples et complexes interférences entre la civilisation observée et l'observateur. Sa démarche suppose une extrême sensibilité, un continuel effort d'ajustement. Aussi est-il nécessaire qu'il se « découvre » en même temps qu'il étudie les résultats de sa recherche. Il peut mener à bien une telle tentative, parallèlement au travail scientifique, s'il poursuit ce dernier dans tous ses prolongements, s'il révèle en quelque sorte le dessous des cartes.
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