Ed. François Maspéro. Paris. 1961.
Préface de Jean-Paul Sartre
« Il ne suffit pas d'écrire un chant révolutionnaire pour participer à la révolution africaine, il faut faire cette révolution avec le peuple. Avec le peuple et les chants viendront seuls et d'eux-mêmes. Pour avoir une action authentique, il faut être soi-même une part vive de l'Afrique et de sa pensée, un élément de cette énergie populaire tout entière mobilisée pour la libération, le progrès et le bonheur de l'Afrique. Il n'y a aucune place en dehors de ce seul combat ni pour l'artiste, ni pour l'intellectuel qui n'est pas lui-même engagé et totalement mobilisé avec le peuple dans le grand combat de l'Afrique et de l'humanité souffrante. »
Sékou Touré 15.
Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. Dans les pays sous-développés les générations précédentes ont à la fois résisté au travail d'érosion poursuivi par le colonialisme et préparé le mûrissement de luttes actuelles. Il nous faut perdre l'habitude, maintenant que nous sommes au coeur du combat, de minimiser l'action de nos pères ou de feindre l'incompréhension devant leur silence ou leur passivité. Ils se sont battus comme ils pouvaient, avec les armes qu'ils possédaient alors et si les échos de leur lutte n'ont pas retenti sur l'arène internationale. Il faut en [198] voir la raison moins dans l'absence d'héroïsme que dans une situation internationale fondamentalement différente. Il a fallu que plus d'un colonisé dise « ça ne peut plus durer », il a fallu que plus d'une tribu se rebelle, il a fallu plus d'une jacquerie matée, plus d'une manifestation réprimée pour que nous puissions aujourd'hui tenir tête avec cette certitude dans la victoire.
Notre mission historique, à nous qui avons pris la décision de briser les reins du colonialisme, est d'ordonner toutes les révoltes, tous les actes désespérés, toutes les tentatives avortées ou noyées dans le sang.
Nous analyserons dans ce chapitre le problème, que l'on sent fondamental, de la légitimité de la revendication d'une nation. Il faut reconnaître que le parti politique qui mobilise le peuple ne se préoccupe guère de ce problème de la légitimité. Les partis politiques partent du réel vécu et c'est au nom de ce réel, au nom de cette actualité qui pèse sur le présent et sur l'avenir des hommes et des femmes, qu'ils convient à l'action. Le parti politique peut bien parler en termes émouvants de la nation mais ce qui l'intéresse, c'est que le peuple qui l'écoute comprenne la nécessité de participer au combat s'il aspire tout simplement à exister.
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On sait aujourd'hui que, dans la première phase de la lutte nationale, le colonialisme essaie de désamorcer la revendication nationale en faisant de l'économisme. Dès les premières revendications le colonialisme feint la compréhension en reconnaissant avec une humilité ostentatoire que le territoire souffre d'un sous-développement grave qui nécessite un effort économique et social important.
Et, de fait, il arrive que certaines mesures spectaculaires, des chantiers de chômage ouverts çà et là, retardent de quelques années la cristallisation de la conscience nationale. Mais tôt ou tard, le colonialisme s'aperçoit qu'il ne lui est pas possible de [199] réaliser un projet de réformes économico-sociales qui satisfasse les aspirations des masses colonisées. Même sur le plan du ventre, le colonialisme fait la preuve de son impuissance congénitale. l'Etat colonialiste découvre très rapidement que vouloir désarmer les partis nationaux dans le domaine strictement économique reviendrait à faire aux colonies ce qu'il n'a pas voulu faire sur son propre territoire. Et ce n'est pas un hasard si fleurit aujourd'hui un peu partout la doctrine du cartiérisme.
L'amertume désabusée de Cartier face à l'obstination de la France à s'attacher des gens qu'elle devra nourrir alors que tant de Français vivent dans la gêne traduit l'impossibilité dans laquelle se trouve le co-lonialisme à se transformer en programme désintéressé d'aide et de soutien. C'est pourquoi encore une fois il ne faut pas perdre son temps à répéter qu'il vaut mieux la faim dans la dignité que le pain dans la servitude. Il faut au contraire se convaincre que le colonialisme est incapable de procurer aux peuples colonisés les conditions matérielles susceptibles de lui faire oublier son souci de dignité. Une fois que le colonialisme a compris où l'entraînerait sa tactique de réformes socia-les, on le voit retrouver ses vieux réflexes, renforcer les effectifs de police, dépêcher des troupes et installer un régime de terreur mieux adapté à ses intérêts et à sa psychologie.
Au sein des partis politiques, le plus souvent latéralement à eux, apparaissent des hommes de culture colonisés. Pour ces hommes la re-vendication d'une culture nationale, l'affirmation de l'existence de cette culture représente un champ de bataille privilégié. Alors que les hommes politiques inscrivent leur action dans le réel, les hommes de culture se situent dans le cadre de l'histoire. Face à l'intellectuel colonisé qui décide de répondre agressivement à la théorie colonialiste d'une barbarie antécoloniale, le colonialisme va peu réagir. Il réagira d'autant moins que les idées développées par la jeune intelligentzia colonisée sont largement professées par les spécialistes métropolitains. Il est banal, en effet, de constater que depuis plusieurs [200] décades de nombreux chercheurs européens ont, en gros, réhabilité les civilisations africaines, mexicaines ou péruviennes. On a pu s'étonner de la passion investie par les intellectuels colonisés pour défendre l'existence d'une culture nationale. Mais ceux qui condamnent cette passion exacerbée oublient singulièrement que leur psychisme, leur moi s'abritent commodément derrière une culture française ou allemande qui a fait ses preuves et que personne ne conteste.
Je concède que sur le plan de l'existence le fait qu'il ait existé une civilisation aztèque ne change pas grand-chose au régime alimentaire du paysan mexicain d'aujourd'hui. Je concède que toutes les preuves qui pourraient être données de l'existence d'une prodigieuse civilisation songhaï ne changent pas le fait que les Songhaïs d'aujourd'hui sont sous-alimentés, analphabètes, jetés entre ciel et eau, la tête vide, les yeux vides. Mais, on l'a dit à plusieurs reprises, cette recherche passionnée d'une culture nationale en deçà de l'ère coloniale tire sa légitimité du souci que partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle ils risquent de s'enliser. Parce qu'ils se rendent compte qu'ils sont en train de se perdre, donc d'être perdus pour leur peuple, ces hommes, la rage au coeur et le cerveau fou, s'acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne, la plus antécoloniale de leur peuple.
Allons plus loin, peut-être que ces passions et que cette rage sont entretenues ou du moins orientées par le secret espoir de découvrir au-delà de cette misère actuelle, de ce mépris pour soi-même, de cette démission et de ce reniement, une ère très belle et très resplendissante qui nous réhabilite, à la fois vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres. Je dis que je suis décidé à aller loin. Inconsciemment peut-être les intellectuels colonisés, ne pouvant faire l'amour avec l'histoire présente de leur peuple opprimé, ne pouvant s'émerveiller de l'histoire de leurs barbaries actuelles, ont-ils décidé d'aller plus loin, de descendre plus bas et c'est, n'en doutons point, dans une allégresse [201] exceptionnelle qu'ils ont découvert que le passé n'était point de honte mais de dignité, de gloire et de solennité. La revendication d'une culture nationale passée ne réhabilite pas seulement, ne fait pas que justifier une culture nationale future. Sur le plan de l'équilibre psycho-affectif elle provoque chez le colonisé une mutation d'une importance fondamentale. On n'a peut-être pas suffisamment montré que le colonialisme ne se contente pas d'imposer sa loi au présent et à l'avenir du pays dominé. Le colonialisme ne se satisfait pas d'enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s'oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l'anéantit. Cette entreprise de dévalorisation de l'histoire d'avant la colonisation prend aujourd'hui sa signification dialectique.
Quand on réfléchit aux efforts qui ont été déployés pour réaliser l'aliénation culturelle si caractéristique de l'époque coloniale, on comprend que rien n'a été fait au hasard et que le résultat global recherché par la domination coloniale était bien de convaincre les indigènes que le colonialisme devait les arracher à la nuit. Le résultat, consciemment poursuivi par le colonialisme, était d'enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement, animalisation. Sur le plan de l'inconscient, le colonialisme ne cherchait donc pas à être perçu par l'indigène comme une mère douce et bienveillante qui protège l'enfant d'un environnement hostile, mais bien sous la forme d'une mère qui, sans cesse, empêche un enfant fondamentalement pervers de réussir son suicide, de donner libre cours à ses instincts maléfiques. La mère coloniale défend l'enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique.
Dans cette situation la revendication de l'intellectuel colonisé n'est pas un luxe mais exigence de programme cohérent. L'intellectuel colonisé qui situe son combat sur le plan de la [202] légitimité, qui veut apporter des preuves, qui accepte de se mettre nu pour mieux exhiber l'histoire de son corps est condamné à cette plongée dans les entrailles de son peuple.
Cette plongée n'est pas spécifiquement nationale. L'intellectuel colonisé qui décide de livrer combat aux mensonges colonialistes, le livrera à l'échelle du continent. Le passé est valorisé. La culture, qui est arrachée du passé pour être déployée dans toute sa splendeur, n'est pas celle de son pays. Le colonialisme, qui n'a pas nuancé ses efforts, n'a cessé d'affirmer que le nègre est un sauvage et le nègre pour lui n'était ni l'Angolais, ni le Nigérien. Il parlait du nègre. Pour le colonialisme, ce vaste continent était un repaire de sauvages, un pays infesté de superstitions et de fanatisme, voué au mépris, lourd de la malédiction de Dieu, pays d'anthropophages, pays de nègres. La condamnation du colonialisme est continentale. L'affirmation par le colonialisme que la nuit humaine a caractérisé la période antécoloniale concerne l'ensemble du continent africain. Les efforts du colonisé pour se réhabiliter et échapper à la morsure coloniale s'inscrivent logiquement dans la même perspective que celle du colonialisme. L'intellectuel colonisé qui est parti très loin du côté de la culture occidentale et qui se met en tête de proclamer l'existence d'une culture ne le fait jamais au nom de l'Angola ou du Dahomey. La culture qui est affirmée est la culture africaine. Le nègre, qui n'a jamais été aussi nègre que depuis qu'il est dominé par le Blanc, quand il décide de faire preuve de culture, de faire oeuvre de culture, s'aperçoit que l'histoire lui impose un terrain précis, que l'histoire lui indique une voie précise et qu'il lui faut manifester une culture nègre.
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Et il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée, ou du moins des démarches de la pensée, sont et demeurent les Européens qui n'ont pas cessé d'opposer la culture blanche aux autres incultures. Le colonialisme n'a pas cru devoir perdre son temps à nier les unes après les autres les cultures des différentes nations. Aussi la réponse du colonisé [203] sera-t-elle d'emblée continentale. En Afrique, la littérature colonisée des vingt dernières années n'est pas une littérature nationale mais une littérature de nègres. Le concept de négritude par exemple était l'antithèse affective sinon logique de cette insulte que l'homme banc faisait à l'humanité. Cette négritude ruée contre le mépris du Blanc s'est révélée dans certains secteurs seule capable de lever interdictions et malédictions. Parce que les intellectuels guinéens ou kenyans se trouvaient confrontés avant tout à l'ostracisme global, au mépris syncrétique du dominateur, leur réaction fut de s'admirer et de se chanter. À l'affirmation inconditionnelle de la culture européenne a succédé l'affirmation inconditionnelle de la culture africaine. Dans l'ensemble les chantres de la négritude opposeront la vieille Europe à la jeune Afrique, la raison ennuyeuse à la poésie, la logique oppressive à la piaffante nature, d'un côté raideur, cérémonie, protocole, scepticisme, de l'autre ingénuité, pétulance, liberté, pourquoi pas luxuriance. Mais aussi irresponsabilité.
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Les chantres de la négritude n'hésiteront pas à transcender les limites du continent. D'Amérique des voix noires vont reprendre cet hymne avec une ampleur accrue. Le « monde noir » verra le jour et Busia du Ghana, Birago Diop du Sénégal, Hampaté Ba du Soudan, Saint-Clair Drake de Chicago n'hésiteront pas à affirmer l'existence de liens communs, de lignes de force identiques.
L'exemple du monde arabe pourrait être également proposé ici. On sait que la majorité des territoires arabes a été soumise à la domination coloniale. Le colonialisme a déployé dans ces régions les mêmes efforts pour ancrer dans l'esprit des indigènes que leur histoire d'avant la colonisation était une histoire dominée par la barbarie. La lutte de libération nationale s'est accompagnée d'un phénomène culturel connu sous le nom de réveil de l'Islam. La passion mise par les auteurs arabes contemporains à rappeler à leur peuple les grandes pages de l'histoire arabe est une réponse aux mensonges de l'occupant. Les grands noms de la littérature arabe ont été répertoriés et le passé de la [204] civilisation arabe a été brandi avec la même fougue, la même ardeur que celui des civilisations africaines. Les leaders arabes ont tenté de relancer cette fameuse Dar El Salam qui a rayonné si brillamment aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
Aujourd'hui, sur le plan politique, la Ligue arabe concrétise cette volonté de reprendre l'héritage du passé et de le faire culminer. Aujourd'hui, des médecins et des poètes arabes s'interpellent à travers les frontières, s'efforçant de lancer une nouvelle culture arabe, une nouvelle civilisation arabe. C'est au nom de l'arabisme que ces hommes se réunissent, c'est en son nom qu'ils s'efforcent de penser. Toutefois, dans le monde arabe, le sentiment national a conservé, même sous la domination coloniale, une vivacité que l'on ne retrouve pas en Afrique. Aussi ne décèle-t-on pas dans la Ligue arabe cette communion spontanée de chacun avec tous. Au contraire, paradoxalement, chacun essaie de chanter les réalisations de sa nation. Le phénomène culturel s'étant dégagé de l'indifférenciation qui le caractérisait dans le monde africain, les Arabes ne parviennent pas toujours à s'effacer devant l'objet. Le vécu culturel n'est pas national mais arabe. Le problème n'est pas encore d'assurer une culture nationale, pas encore de saisir le mouvement des nations, mais d'assumer une culture arabe ou africaine face à la condamnation globale portée par le dominateur. Sur le plan africain, comme sur le plan arabe, on voit que la revendication de l'homme de culture du pays colonisé est syncrétique, continentale, mondiale dans le cas des Arabes.
Cette obligation historique dans laquelle se sont trouvés les hommes de culture africains de racialiser leurs revendications, de parler davantage de culture africaine que de culture nationale va les conduire à un cul-de-sac. Prenons par exemple le cas de la Société africaine de culture. Cette société a été créée par des intellectuels africains qui désiraient se connaître, échanger leurs expériences et leurs recherches respectives. Le but de cette société était donc d'affirmer l'existence d'une culture africaine, [205] d'inventorier cette culture dans le cadre de nations définies, de révéler le dynamisme interne de chacune des cultures nationales. Mais, dans le même temps, cette société répondait à une autre exigence : celle de se ranger aux côtés de la Société européenne de culture qui menaçait de se transformer en Société universelle de culture. Il y avait donc à la racine de cette décision le souci d'être présent au rendez-vous universel avec toutes ses armes, avec une culture jaillie des entrailles mêmes du continent africain. Or très rapidement cette Société va révéler son inaptitude à assumer ces différentes tâches et se limitera à des manifestations exhibitionnistes : montrer aux Européens qu'il existe une culture africaine, s'opposer aux Européens ostentatoires et narcissistes, tel sera le comportement habituel des membres de cette Société. Nous avons montré que cette attitude était normale et tirait sa légitimité du mensonge propagé par les hommes de culture occidentaux. Mais la dégradation des buts de cette Société va s'approfondir avec l'élaboration du concept de négritude. La Société africaine va devenir la société culturelle du monde noir et sera amenée à inclure la diaspora nègre, c'est-à-dire les dizaines de millions de Noirs répartis sur les continents américains.
Les nègres qui se trouvent aux États-Unis, en Amérique centrale ou latine avaient en effet besoin de se raccrocher à une matrice culturelle. Le problème qui se posait à eux n'était pas fondamentalement différent de celui auquel se trouvaient confrontés les Africains. À leur égard les Blancs d'Amérique ne se sont pas comportés différemment de ceux qui dominaient les Africains. Nous avons vu que les Blancs s'étaient accoutumés à mettre tous les nègres dans le même sac. Au cours du premier congrès de la Société africaine de culture qui s'est tenu à Paris en 1956, les nègres américains ont spontanément pensé leurs problèmes sur le même plan que ceux de leurs congénères africains. Les hommes de culture africains en parlant de civilisations africaines décernaient un état civil raisonnable aux anciens esclaves. Mais, progressivement, les nègres américains se sont aperçus que les problèmes existentiels qui se posaient à eux ne recoupaient pas ceux auxquels étaient confrontés les nègres [206] africains. Les nègres de Chicago ne ressemblaient aux Nigériens et aux Tanganyikais que dans l'exacte mesure où ils se définissaient tous par rapport aux Blancs. Mais les premières confrontations passées, dès que la subjectivité s'est trouvée tranquillisée, les nègres américains se sont aperçus que les problèmes objectifs étaient fondamentalement hétérogènes. Les cars de la liberté où Noirs et Blancs américains tentent de faire reculer la discrimination raciale n'entretiennent dans leur principe et leurs objectifs que peu de rapports avec la lutte héroïque du peuple angolais contre l'odieux colonialisme portugais. Aussi au cours du deuxième congrès de la Société africaine de culture les nègres américains décidaient-ils la création d'une Société américaine des hommes de culture noirs.
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La négritude trouvait donc sa première limite dans les phénomènes qui rendent compte de l'historicisation des hommes. La culture nègre, la culture négro-africaine se morcelait parce que les hommes qui se proposaient de l'incarner se rendaient compte que toute culture est d'abord nationale et que les problèmes qui maintenaient Richard Wright ou Langston Hughes en éveil étaient fondamentalement différents de ceux que pouvaient affronter Léopold Senghor ou Jomo Kenyatta. De même certains États arabes qui avaient pourtant entonné le chant prestigieux de la rénovation arabe devaient-ils s'apercevoir que leur position géographique, l'interdépendance économique de leur région étaient plus fortes que le passé que l'on voulait revivre. Aussi trouvons-nous aujourd'hui les États arabes organiquement rattachés aux sociétés méditerranéennes de culture. C'est que ces États sont soumis à des pressions modernes, à des nouveaux circuits commerciaux tandis que les réseaux qui dominaient au cours du rayonnement arabe ont disparu. Mais il y a surtout le fait que les régimes politiques de certains États arabes sont à ce point hétérogènes, étrangers les uns aux autres, qu'une rencontre même culturelle entre ces États se révèle un non-sens.
On voit donc que le problème culturel, tel qu'il est quelquefois posé dans les pays colonisés, risque de donner lieu à des [207] ambiguïtés graves. L'inculture des nègres, que proclame le colonialisme, la barbarie congénitale des Arabes devaient logiquement conduire à une exaltation des phénomènes culturels non plus nationaux mais continentaux et singulièrement racialisés. En Afrique, la démarche de l'homme de culture est une démarche négro-africaine ou arabo-musulmane. Elle n'est pas spécifiquement nationale. La culture est de plus en plus coupée de l'actualité. Elle trouve refuge dans un foyer passionnellement incandescent et se fraie difficilement des voies concrètes qui seraient pourtant les seules susceptibles de lui procurer les attributs de fécondité, d'homogénéité et de densité.
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Si l'entreprise de l'intellectuel colonisé est historiquement limitée, il reste qu'elle contribue dans une large mesure à soutenir, à légitimer l'action des hommes politiques. Et il est vrai que la démarche de l'intellectuel colonisé prend quelquefois les aspects d'un culte, d'une religion. Mais si l'on veut bien analyser comme, il faut cette attitude, on s'aperçoit qu'elle traduit la prise de conscience par le colonisé du danger qu'il court de rompre les dernières amarres avec son peuple. Cette foi proclamée en l'existence d'une culture nationale est en fait un retour ardent, désespéré vers n'importe quoi. Pour assurer son salut, pour échapper à la suprématie de la culture blanche, le colonisé sent la nécessité de revenir vers des racines ignorées, de se perdre, advienne que pourra, dans ce peuple barbare. Parce qu'il se sent devenir aliéné, c'est-à-dire le lieu vivant de contradictions qui menacent d'être insurmontables, le colonisé s'arrache du marais où il risquait de s'enliser et à corps perdu, à cerveau perdu il accepte, il décide d'assumer, il confirme. Le colonisé se découvre tenu de répondre de tout et de tous. Il ne se fait pas seulement le défenseur, il accepte d'être mis avec les autres et dorénavant il peut se permettre de rire de sa lâcheté passée.
Cet arrachement pénible et douloureux est cependant nécessaire. Faute de le réaliser on assistera à des mutilations psychoaffectives extrêmement graves. Des gens sans rivage, sans [208] limite, sans couleur, des apatrides, des non-enracinés, des anges. Également on ne sera pas étonné d'entendre certains colonisés déclarer : « C'est en tant que Sénégalais et Français&ellipse; C'est en tant qu'Algérien et Français&ellipse; que je parle. » Butant sur la nécessité, s'il veut être véridique, d'assumer deux nationalités, deux déterminations, l'intellectuel arabe et français, l'intellectuel nigérien et anglais choisit la négation de l'une de ces déterminations. Le plus souvent, ne voulant ou ne pouvant pas choisir, ces intellectuels ramassent toutes les déterminations historiques qui les ont conditionnés et se placent radicalement dans une « perspective universelle ».
C'est que l'intellectuel colonisé s'est jeté avec avidité dans la culture occidentale. Semblable aux enfants adoptifs, qui ne cessent leurs investigations du nouveau cadre familial que dans le moment où se cristallise dans leur psychisme un noyau sécurisant minimum, l'intellectuel colonisé va tenter de faire sienne la culture européenne. Il ne se contentera pas de connaître Rabelais ou Diderot, Shakespeare ou Edgar Poe, il bandera son cerveau jusqu'à la plus extrême complicité avec ces hommes.
« La dame n'était pas seule
Elle avait un mari
Un mari très comme il faut
Qui citait Racine et Corneille
Et Voltaire et Rousseau
Et le Père Hugo et le jeune Musset
Et Gide et Valéry
Et tant d'autres encore 16. »
Mais au moment où les partis nationalistes mobilisent le peuple au nom de l'indépendance nationale, l'intellectuel colonisé peut quelquefois rejeter du pied ces acquisitions qu'il [209] ressent soudain comme aliénantes. Toutefois il est plus facile de proclamer qu'on rejette que de rejeter réellement. Cet intellectuel qui, par le truchement de la culture, s'était infiltré dans la civilisation occidentale, qui était arrivé à faire corps, c'est-à-dire à changer de corps, avec la civilisation européenne va s'apercevoir que la matrice culturelle, qu'il voudrait assumer par souci d'originalité, ne lui offre guère les figures de proue capables de supporter la comparaison avec celles, nombreuses et prestigieuses, de la civilisation de l'occupant. L'histoire, bien sûr, écrite d'ailleurs par des occidentaux et à l'intention des occidentaux, pourra épisodiquement valoriser certaines périodes du passé africain. Mais, debout devant le présent de son pays, observant lucidement « objectivement » l'actualité du continent qu'il voudrait faire sien, l'intellectuel est effrayé par le vide, l'abrutissement, la sauvagerie. Or il sent qu'il lui faut sortir de cette culture blanche, qu'il lui faut chercher ailleurs, n'importe où, et faute de trouver un aliment culturel à la mesure du panorama glorieux étalé par le dominateur, l'intellectuel colonisé très souvent va refluer sur des positions passionnelles et développera une psychologie dominée par une sensibilité, une sensitivité, une susceptibilité exceptionnelles. Ce mouvement de repli qui procède d'abord d'une pétition de principe dans son mécanisme interne et sa physionomie évoque surtout un réflexe, une contraction musculaire.
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Ainsi s'explique suffisamment le style des intellectuels colonisés qui décident d'exprimer cette phase de la conscience en train de se libérer. Style heurté, fortement imagé car l'image est le pont-levis qui permet aux énergies inconscientes de s'éparpiller dans les prairies en-vironnantes. Style nerveux, animé de rythmes, de part en part habité par une vie éruptive. Coloré aussi, bronzé, ensoleillé et violent. Ce sty-le, qui a en son temps étonné les occidentaux, n'est point comme on a bien voulu le dire un caractère racial mais traduit avant tout un corps à corps, révèle la nécessité dans laquelle s'est trouvé cet homme de se faire mal, de saigner réellement de sang rouge, de se libérer [210] d'une partie de son être qui déjà renfermait des germes de pourriture. Combat douloureux, rapide, où immanquablement le muscle devait se substituer au concept.
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Si sur le plan poétique cette démarche atteint des hauteurs inac-coutumées, il demeure que sur le plan de l'existence l'intellectuel dé-bouche fréquemment sur une impasse. Lorsque, parvenu à l'apogée du rut avec son peuple quel qu'il fût et quel qu'il soit, l'intellectuel décide de retrouver le chemin de la quotidienneté, il ne ramène de son aventure que des formules terriblement infécondes. Il privilégie les coutumes, les traditions, les modes d'apparaître et sa quête forcée, douloureuse ne fait qu'évoquer une banale recherche d'exotisme. C'est la période où les intellectuels chantent les moindres déterminations du panorama indigène. Le boubou se trouve sacralisé, les chaussures parisiennes ou italiennes délaissées au profit des babouches. Le langage du dominateur écorche soudain les lèvres. Retrouver son peuple c'est quelquefois dans cette période vouloir être nègre, non un nègre pas comme les autres mais un véritable nègre, un chien de nègre, tel que le veut le Blanc. Retrouver son peuple c'est se faire bicot, se faire le plus indigène possible, le plus méconnaissable, c'est se couper les ailes qu'on avait laissé pousser.
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L'intellectuel colonisé décide de procéder à l'inventaire des mauvaises manières puisées dans le monde colonial et se dépêche de se rappeler les bonnes manières du peuple, de ce peuple dont on a décidé qu'il détenait toute vérité. Le scandale que déclenche cette démarche dans les rangs des colonialistes installés sur le territoire renforce la décision du colonisé. Lorsque les colonialistes, qui avaient savouré leur victoire sur ces assimilés, se rendent compte que ces hommes que l'on croyait sauvés commencent à se dissoudre dans la négraille, tout le système vacille. Chaque colonisé gagné, chaque colonisé qui était passé aux aveux, lorsqu'il décide de se perdre est non seulement un échec pour l'entreprise coloniale, mais symbolise encore l'inutilité et le manque de profondeur du travail accompli. [211] Chaque colonisé qui repasse la ligne est une condamnation radicale de la méthode et du régime et l'intellectuel colonisé trouve dans le scandale qu'il provoque une justification à sa démission et un encouragement à persévérer.
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Si nous voulions retrouver à travers les oeuvres d'écrivains colonisés les différentes phases qui caractérisent cette évolution, nous verrions se profiler devant nos yeux un panorama en trois temps. Dans une première phase, l'intellectuel colonisé prouve qu'il a assimilé la culture de l'occupant. Ses oeuvres correspondent point par point à celles de ses homologues métropolitains. L'inspiration est européenne et on peut aisément rattacher ces oeuvres à un courant bien défini de la littérature métropolitaine. C'est la période assimilationniste intégrale. On trouvera dans cette littérature de colonisé des parnassiens, des symbolistes, des surréalistes.
Dans un deuxième temps le colonisé est ébranlé et décide de se souvenir. Cette période de création correspond approximativement à la replongée que nous venons de décrire. Mais comme le colonisé n'est pas inséré dans son peuple, comme il entretient des relations d'extériorité avec son peuple, il se contente de se souvenir. De vieux épisodes d'enfance seront ramenés du fond de sa mémoire, de vieilles légendes seront réinterprétées en fonction d'une esthétique d'emprunt et d'une conception du monde découverte sous d'autres cieux. Quelquefois cette littérature de pré-combat sera dominée par l'humour et par l'allégorie. Période d'angoisse, de malaise, expérience de la mort, expérience aussi de la nausée. On se vomit, mais déjà, par en dessous, s'amorce le rire.
Enfin dans une troisième période, dite de combat, le colonisé, après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de se perdre avec le peuple, va au contraire secouer le peuple. Au lieu de privilégier la léthargie du peuple il se transforme en réveilleur de peuple. Littérature de combat, littérature révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase un grand nombre d'hommes et de femmes qui auparavant n'auraient jamais songé [212] à faire oeuvre littéraire, maintenant qu'ils se trouvent placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la veille de leur exécution ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-parole d'une nouvelle réalité en actes.
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L'intellectuel colonisé cependant tôt ou tard se rendra compte qu'on ne prouve pas sa nation à partir de la culture mais qu'on la manifeste dans le combat que mène le peuple contre les forces d'occupation. Aucun colonialisme ne tire sa légitimité de l'inexistence culturelle des territoires qu'il domine. On ne fera jamais honte au colonialisme en déployant devant son regard des trésors culturels méconnus. L'intellectuel colonisé dans le moment même où il s'inquiète de faire oeuvre culturelle ne se rend pas compte qu'il utilise des techniques et une langue empruntées à l'occupant. Il se contente de revêtir ces instruments d'un cachet qui se veut national mais qui rappelle étrangement l'exotisme. L'intellectuel colonisé qui revient à son peuple à travers les oeuvres culturelles se comporte en fait comme un étranger. Quelquefois il n'hésitera pas à utiliser les dialectes pour manifester sa volonté d'être le plus près possible du peuple mais les idées qu'il exprime, les préoccupations qui l'habitent sont sans commune mesure avec la situation concrète que connaissent les hommes et les femmes de son pays. La culture vers laquelle se penche l'intellectuel n'est très souvent qu'un stock de particularismes. Voulant coller au peuple, il colle au revêtement visible. Or ce revêtement n'est qu'un reflet d'une vie souterraine, dense, en perpétuel renouvellement. Cette objectivité qui crève les yeux et qui semble caractériser le peuple n'est en fait que le résultat inerte et déjà nié d'adaptations multiples et pas toujours co-hérentes d'une substance plus fondamentale qui, elle, est en plein re-nouvellement. L'homme de culture au lieu de partir à la recherche de cette substance va se laisser hypnotiser par ces lambeaux momifiés qui, stabilisés, signifient au contraire la négation, le dépassement, l'invention. La culture n'a jamais la translucidité de la coutume. La culture [213] fuit éminemment toute simplification. Dans son essence elle est à l'opposé de la coutume qui, elle, est toujours une détériora-tion de la culture. Vouloir coller à la tradition ou réactualiser les tradi-tions délaissées, c'est non seulement aller contre l'histoire mais contre son peuple. Quand un peuple soutient une lutte année ou même politique contre un colonialisme implacable, la tradition change de signification. Ce qui était technique de résistance passive peut, dans cette période, être radicalement condamné. Dans un pays sous-développé en phase de lutte les traditions sont fondamentalement instables et sillonnées de courants centrifuges. C'est pourquoi l'intellectuel risque souvent d'être à contretemps. Les peuples qui ont mené la lutte sont de plus en plus imperméables à la démagogie et à vouloir trop les suivre on se révèle n'être qu'un vulgaire opportuniste, voire un retardataire.
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Sur le plan des arts plastiques par exemple, le créateur colonisé qui coûte que coûte veut faire oeuvre nationale se confine dans une reproduction stéréotypée des détails. Ces artistes, qui ont cependant approfondi les techniques modernes et participé aux grands courants de la peinture ou de l'architecture contemporaine, tournent le dos, contestent la culture étrangère et partant à la recherche du vrai national privilégient ce qu'ils croient être les constantes d'un art national. Mais ces créateurs oublient que les formes de pensée, que l'alimentation, les techniques modernes d'information, du langage et de l'habillement ont réorganisé dialectiquement le cerveau du peuple et que les constantes qui furent les garde-fous pendant la période coloniale sont en train de subir des mutations terriblement radicales.
Ce créateur qui décide de décrire la vérité nationale se tourne paradoxalement vers le passé, vers l'inactuel. Ce qu'il vise dans son intentionnalité profonde, ce sont les déjections de la pensée, le dehors, les cadavres, le savoir définitivement stabilisé. Or l'intellectuel colonisé qui veut faire oeuvre authentique doit savoir que la vérité nationale c'est d'abord la réalité nationale. Il lui faut pousser jusqu'au lieu en ébullition où se préfigure le savoir. [214]
Avant l'indépendance le peintre colonisé était insensible au panorama national. Il privilégiait donc le non-figuratif ou, plus souvent, se spécialisait dans les natures mortes. Après l'indépendance son souci de rejoindre le peuple le confinera dans la représentation point par point de la réalité nationale. Il s'agit là d'une représentation non rythmée, sereine, immobile, qui évoque non pas la vie, mais la mort. Les milieux éclairés s'extasient devant cette vérité bien rendue mais on a le droit de se demander si cette vérité est réelle, si en fait elle n'est pas dépassée, niée, remise en question par l'épopée à travers laquelle le peuple se fraie un chemin vers l'histoire.
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Sur le plan de la poésie nous pourrions faire les mêmes constatations. Après la phase assimilationniste de la poésie rimée, éclate le rythme du tam-tam poétique. Poésie de révolte, mais poésie analytique, descriptive. Le poète doit cependant comprendre que rien ne remplace l'engagement rationnel et irréversible aux côtés du peuple en armes. Encore une fois citons Depestre 17 :
« La dame n'était pas seule
Elle avait un mari
Un mari qui savait tout
Mais à parler franc qui ne savait rien
Parce que la culture ne va pas sans concessions
Une concession de sa chair et de son sang
Une concession de soi-même aux autres
Une concession qui vaut le
Classicisme et le romantisme
Et tout ce dont on abreuve notre esprit. »
Le poète colonisé qui se préoccupe de faire oeuvre nationale, qui s'obstine à décrire son peuple rate son but car il ne se met pas avant de dire en état de faire cette concession fondamentale [215] dont parle Depestre. Le poète français René Char l'a bien compris qui rappelle que « le poème émerge d'une imposition subjective et d'un choix objectif. Le poème est une assemblée en mouvement de valeurs originales déterminantes, en relations contemporaines avec quelqu'un que cette circonstance fait premier 18 ».
Oui, le premier devoir du poète colonisé est de déterminer clairement le sujet peuple de sa création. On ne peut avancer résolument que si l'on prend d'abord conscience de son aliénation. Nous avons tout pris de l'autre côté. Or l'autre côté ne nous donne rien sans, par mille détours, nous courber dans sa direction, sans, par dix mille artifices, cent mille ruses, nous attirer, nous séduire, nous emprisonner. Prendre, c'est également, sur de multiples plans, être pris. Il ne suffit donc pas d'essayer de se déprendre en accumulant les proclamations ou les dénégations. Il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il n'est plus mais dans ce mouvement basculé qu'il vient d'ébaucher et à partir duquel subitement tout va être mis en question. C'est dans ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple qu'il faut que nous nous portions car, n'en doutons point, c'est là que se givre son âme et que s'illuminent sa perception et sa respiration.
Keita Fodéba, aujourd'hui ministre de l'Intérieur de la République de Guinée, lorsqu'il était directeur des Ballets africains n'a pas rusé avec la réalité que lui offrait le peuple de Guinée. Dans une perspective révolutionnaire, il a réinterprété toutes les images rythmiques de son pays. Mais il a fait davantage. Dans son oeuvre poétique, peu connue, on trouve un constant souci de préciser le moment historique de la lutte, de délimiter le champ où se déroulera l'action, les idées autour desquelles se cristallisera la volonté populaire. Voici un poème de Keita Fodéba, authentique invitation à la réflexion, à la démystification, au combat. [216]
Aube Africaine
(Musique de cora)
C'était l'aube. Le petit hameau qui avait dansé toute la moitié de la nuit au son des tam-tams s'éveillait peu à peu. Les bergers en loques et jouant de la flûte conduisaient les troupeaux dans la vallée. Les jeunes filles, armées de canaris, se suivaient à la queue-leu-leu sur le sentier tortueux de la fontaine. Dans la cour du marabout, un groupe d'enfants chantonnait en choeur des versets du Koran.
(Musique de cora)
C'était l'aube. Combat du jour et de la nuit. Mais celle-ci exténuée n'en pouvait plus, et, lentement expirait. Quelques rayons du soleil en signe avant-coureur de cette victoire du jour traînaient encore, timides et pâles, à l'horizon, les dernières étoiles doucement glissaient sous des tas de nuages, pareils aux flamboyants en fleurs.
(Musique de cora)
C'était l'aube. Et là-bas au fond de la vaste plaine aux contours de pourpre, une silhouette d'homme courbé défrichait : silhouette de Naman, le cultivateur. À chaque coup de sa daba, les oiseaux effrayés s'envolaient et, à tire-d'aile, rejoignaient les rives paisibles du Djoliba, le grand fleuve Niger. Son pantalon de cotonnade grise, trempé de rosée, battait l'herbe sur les côtés. Il suait, infatigable, toujours courbé, maniant adroitement son outil ; car il fallait que ses graines soient enfouies avant les prochaines pluies.
(Musique de cora)
C'était l'aube. Toujours l'aube. Les mange-mil, dans les feuillages, virevoltaient, annonçant le jour. Sur la piste humide [217] de la plaine, un enfant, portant en bandoulière son petit sac de flèches, courait essoufflé dans la direction de Naman. Il interpellait : « Frère Naman, le chef du hameau vous demande sous l'arbre à palabres. »
(Musique de cora)
Surpris d'une convocation aussi matinale, le cultivateur posa son outil et marcha vers le bourg qui maintenant radiait dans les lueurs du soleil naissant. Déjà, les Anciens, plus graves que jamais, siégeaient. À côté d'eux un homme en uniforme, un garde-cercle, impassible, fumait tranquillement sa pipe.
(Musique de cora)
Naman prit place sur une peau de mouton. Le griot du chef se leva pour transmettre à l'assemblée la volonté des Anciens : « Les Blancs ont envoyé un garde-cercle pour demander un homme du hameau qui ira à la guerre dans leur pays. Les notables, après délibération, ont décidé de désigner le jeune homme le plus représentatif de notre race afin qu'il aille prouver à la bataille des Blancs le courage qui a toujours caractérisé notre Manding. »
(Musique de cora)
Naman, dont chaque soir les jeunes filles en couplets harmonieux louaient l'imposante stature et le développement apparent des muscles, fut d'office désigné. La douce Kadia, sa jeune femme, bouleversée par la nouvelle, cessa soudain de piler, rangea le mortier sous le grenier et, sans mot dire, s'enferma dans sa case pour pleurer son malheur en sanglots étouffés. La mort lui ayant ravi son premier mari, elle ne pouvait concevoir que les Blancs lui enlèvent Naman, celui en qui reposaient tous ses nouveaux espoirs.
(Musique de cora) [218]
Le lendemain, malgré ses larmes et ses plaintes, le son grave des tam-tams de guerre accompagna Naman au petit port du village où il s'embarqua sur un chaland à destination du chef-lieu de cercle. La nuit, au lieu de danser sur la place publique comme d'habitude, les jeunes filles vinrent veiller dans l'antichambre de Naman où elles contèrent jusqu'au matin autour d'un feu de bois.
(Musique de cora)
Plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'aucune nouvelle de Naman ne parvint au bourg. La petite Kadia s'en inquiéta si bien qu'elle eut recours à l'expert féticheur du village voisin. Les Anciens eux-mêmes tinrent sur le sujet un bref conciliabule secret dont rien ne transpira.
(Musique de cora)
Un jour enfin arriva au village une lettre de Naman à l'adresse de Kadia. Celle-ci, soucieuse de la situation de son époux, se rendit la même nuit, après de pénibles heures de marche, au cheflieu de cercle où un traducteur lut la missive.
Naman était en Afrique du Nord, en bonne santé et il demandait des nouvelles de la moisson, des fêtes de la mare, des danses, de l'arbre à palabres, du village&ellipse;
(Balafon)
Cette nuit, les commères accordèrent à la jeune Kadia la faveur d'assister, dans la cour de leur doyenne, à leurs palabres coutumières des soirs. Le chef de village, heureux de la nouvelle, offrit un grand festin à tous les mendiants des environs.
(Balafon)
Plusieurs mois s'écoulèrent encore et tout le monde redevenait anxieux car on ne savait plus rien de Naman. Kadia envisageait [219] d'aller de nouveau consulter le féticheur lorsqu'elle reçut une deuxième lettre. Naman, après la Corse et l'Italie, était maintenant en Allemagne et il se félicitait d'être déjà décoré.
(Balafon)
Une autre fois c'était une simple carte qui apprenait que Naman était fait prisonnier des Allemands. Cette nouvelle pesa sur le village de tout son poids. Les Anciens tinrent conseil et décidèrent que Naman était désormais autorisé à danser le Douga, cette danse sacrée du vautour que nul ne danse sans avoir fait une action d'éclat, cette danse des empereurs malinkés dont chaque pas est une étape de l'histoire du Mali. Ce fut là une consolation pour Kadia de voir son mari élevé à la dignité des héros du pays.
(Musique de guitare)
Le temps passa&ellipse; Deux années se suivirent&ellipse; Naman était toujours en Allemagne. Il n'écrivait plus.
(Musique de guitare)
Un beau jour, le chef du village reçut de Dakar quelques mots qui annonçaient l'arrivée prochaine de Naman.
Aussitôt, les tam-tams crépitèrent. On dansa et chanta jusqu'à l'aube. Les jeunes filles composèrent de nouveaux airs pour sa réception car les anciens qui lui étaient dédiés ne disaient rien du Douga, cette célèbre danse du Manding.
(Tam-tams)
Mais, un mois plus tard, caporal Moussa, un grand ami de Naman, adressa cette tragique lettre à Kadia : « C'était l'aube. Nous étions à Tiaroye-sur-Mer. Au cours d'une grande querelle qui nous opposait à nos chefs blancs de Dakar, une balle a trahi Naman. Il repose en terre sénégalaise. » [220]
(Musique de guitare)
En effet, c'était l'aube. Les premiers rayons de soleil frôlant à peine la surface de la mer doraient ses petites vagues moutonnantes. Au souffle de la brise, les palmiers, comme écoeurés par ce combat matinal, inclinaient doucement leurs troncs vers l'océan. Les corbeaux, en bandes bruyantes, venaient annoncer aux environs, par leur croassement, la tragédie qui ensanglantait l'aube de Tiaroye&ellipse; Et, dans l'azur incendié, juste au-dessus du cadavre de Naman, un gigantesque vautour planait lourdement. Il semblait lui dire :
« Naman ! Tu n'as pas dansé cette danse qui porte mon nom. D'autres la danseront. »
(Musique de cora)
Si j'ai choisi ce long poème, c'est à cause de son incontestable valeur pédagogique. Ici, les choses sont claires. C'est un exposé précis, progressif. La compréhension du poème n'est pas seulement une démarche intellectuelle, mais une démarche politique. Comprendre ce poème c'est comprendre le rôle qu'on a à jouer, identifier sa démarche, fourbir ses armes. Il n'y a pas un colonisé qui ne reçoive le message contenu dans ce poème. Naman, héros des champs de bataille d'Europe, Naman qui ne cessa d'assurer à la métropole puissance et pérennité, Naman mitraillé par les forces de police au moment où il reprend contact avec sa terre natale, c'est Sétif en 1945, Fort-de-France, Saïgon, Dakar, Lagos. Tous ces nègres et tous ces bicots qui se sont battus pour défendre la liberté de la France ou la civilisation britannique se retrouvent dans ce poème de Keita Fodéba.
Mais Keita Fodéba voit plus loin. Dans les pays colonisés, le colonialisme, après avoir utilisé les autochtones sur les champs de bataille, les utilise comme anciens combattants pour briser les mouvements d'indépendance. Les associations d'anciens combattants sont aux colonies une des forces les plus antinationalistes qui soient.
Le poète Keita Fodéba préparait le ministre [221] de l'Intérieur de la République de Guinée à déjouer les complots organisés par le colonialisme français. C'est, en effet, avec l'aide des anciens combattants que les services secrets français entendaient entre autres briser la jeune indépendance guinéenne.
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L'homme colonisé qui écrit pour son peuple, quand il utilise le passé, doit le faire dans l'intention d'ouvrir l'avenir, d'inviter à l'action, de fonder l'espoir. Mais pour assurer l'espoir, pour lui donner densité, il faut participer à l'action, s'engager corps et âme dans le combat national. On peut parler de tout mais quand on décide de parler de cette chose unique dans la vie d'un homme que représente le fait d'ouvrir l'horizon, de porter la lumière chez soi, de mettre debout soi-même et son peuple, alors il faut musculairement collaborer.
La responsabilité de l'homme de culture colonisé n'est pas une responsabilité en face de la culture nationale mais une responsabilité globale à l'égard de la nation globale, dont la culture n'est, somme toute, qu'un aspect. L'homme de culture colonisé ne doit pas se préoccuper de choisir le niveau de son combat, le secteur où il décide de livrer le combat national, Se battre pour la culture nationale, c'est d'abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible. Il n'y a pas un combat culturel qui se développerait latéralement au combat populaire. Par exemple, tous ces hommes et toutes ces femmes qui se battent poings nus contre le colonialisme français en Algérie ne sont pas étrangers à la culture nationale algérienne. La culture nationale algérienne prend corps et consistance au cours de ces combats, en prison, devant la guillotine, dans les postes militaires français investis et détruits.
Il ne faut donc pas se contenter de plonger dans le passé du peuple pour y trouver des éléments de cohérence vis-à-vis des entreprises falsificatrices et péjoratives du colonialisme. Il faut travailler, lutter à la même cadence que le peuple afin de préciser l'avenir, préparer le terrain où déjà se dressent des pousses vigoureuses. La culture nationale n'est pas le folklore où un populisme abstrait a cru découvrir la vérité du peuple. Elle n'est [222] pas une masse sédimentée de gestes purs, c'est-à-dire de moins en moins rattachables à la réalité présente du peuple. La culture nationale est l'ensemble des efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire, justifier et chanter l'action à travers laquelle le peuple s'est constitué et s'est maintenu. La culture nationale, dans les pays sous-développés, doit donc se situer au centre même de la lutte de libération que mènent ces pays. Les hommes de culture africains qui se battent encore au nom de la culture négro-africaine, qui ont multiplié les congrès au nom de l'unité de cette culture doivent aujourd'hui se rendre compte que leur activité s'est ramenée à confronter des pièces ou à comparer des sarcophages.
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Il n'y a pas de communauté de destin des cultures nationales sénégalaise et guinéenne mais communauté de destin des nations guinéenne et sénégalaise dominées par le même colonialisme français. Si l'on veut que la culture nationale sénégalaise ressemble à la culture nationale guinéenne, il ne suffit pas que les dirigeants des deux peuples décident de poser les problèmes dans des perspectives voisines : problème de la libération, problèmes syndicaux, problèmes économiques. Même alors il ne saurait y avoir d'identité absolue car la cadence du peuple et celle des dirigeants ne sont pas uniformes.
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Il ne saurait y avoir de cultures rigoureusement identiques. Imaginer qu'on fera de la culture noire, c'est oublier singulièrement que les nègres sont en train de disparaître, ceux qui les ont créés étant en train d'assister à la dissolution de leur suprématie économique et culturelle 19. Il n'y aura pas de culture noire parce [223] qu'aucun Jacques Rabemananjara, est aujourd'hui ministre du gouvernement malgache et à ce titre a décidé avec son gouvernement de prendre position contre le peuple algérien à l'Assemblée générale des Nations unies. Rabe, s'il était fidèle à lui-même, aurait dû démissionner de ce gouvernement, dénoncer les hommes qui prétendent incarner la volonté du peuple malgache. Les quatre-vingt-dix mille morts de Madagascar n'ont pas donné mission à Rabe de s'opposer, à l'Assemblée générale des Nations unies, aux aspirations du peuple algérien.
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La culture négro-africaine, c'est autour de la lutte des peuples qu'elle se densifie et non autour des chants, des poèmes ou du folklore ; Senghor, qui est également membre de la Société africaine de culture et qui a travaillé avec nous autour de cette question de la culture africaine, n'a pas craint, lui non plus, de donner l'ordre à sa délégation d'appuyer les thèses françaises sur l'Algérie. L'adhésion à la culture négro-africaine, à l'unité culturelle de l'Afrique passe d'abord par un soutien inconditionnel à la lutte de libération des peuples. On ne peut vouloir le rayonnement de la culture africaine si l'on ne contribue pas concrètement à l'existence des conditions de cette culture, c'est-à-dire à la libération du continent.
Je dis qu'aucun discours, aucune proclamation sur la culture ne nous détourneront de nos tâches fondamentales qui sont la libération du territoire national, une lutte de tous les instants contre les formes nouvelles du colonialisme, un refus obstiné de nous entr'émerveiller au sommet.
Notes
15. “Le leader politique considéré comme le représentant d'une culture”, communication au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, Rome, 1959.
16. René Depestre, Face à la nuit.
17. René Depestre, Face à la nuit.
18. René Char, Partage formel.
19. À la dernière distribution des prix à Dakar, le président de la République sénégalaise, Léopold Senghor, a décidé d'inscrire dans les programmes l'étude de la notion de négritude. Si le souci exprimé par le président de la République du Sénégal est d'ordre historique, on ne peut qu'être d'accord. Si, au contraire, il s'agit de fabriquer des consciences noires, c'est tout simplement tourner le dos à l'histoire qui a déjà pris acte de la disparition de la majorité des nègres.