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Frantz Fanon


Frantz Fanon. Les Damnés de la terre — webAfriqa. Tierno S. Bah

Les Damnés de la terre

Ed. François Maspéro. Paris. 1961.
Préface de Jean-Paul Sartre


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IV-A
Fondements réciproques de la culture nationale
et des luttes de libération

La domination coloniale, parce que totale et simplifiante, a tôt fait de disloquer de façon spectaculaire l'existence culturelle du peuple soumis. La négation de la réalité nationale, les rapports juridiques nouveaux introduits par la puissance occupante, le rejet à la périphérie par la société coloniale des indigènes et de leurs coutumes, l'expropriation, l'asservissement systématisé des hommes et des femmes rendent possible cette oblitération culturelle.

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J'ai montré il y a trois ans, devant notre premier congrès, qu'assez rapidement, dans la situation coloniale, le dynamisme est remplacé par une substantification des attitudes. L'aire culturelle est alors délimitée par des garde-fous, des poteaux indicateurs. Ce sont autant de mécanismes de défense du type le plus élémentaire, assimilables à plus d'un titre au simple instinct de conservation. L'intérêt de cette période est que l'oppresseur en arrive à ne plus se satisfaire de l'inexistence objective de la nation et de la culture opprimées. Tous les efforts sont faits pour amener le colonisé à confesser l'infériorité de sa culture transformée en conduites instinctives, à reconnaître l'irréalité de sa nation et, à l'extrême, le caractère inorganisé et non fini de sa propre structure biologique. Face à cette situation, la réaction du colonisé n'est pas univoque. Tandis que les masses maintiennent intactes les traditions les plus hétérogènes à la situation coloniale, tandis que le style artisanal se solidifie dans un formalisme de plus en plus [226] stéréotypé, l'intellectuel se jette frénétiquement dans l'acquisition forcenée de la culture de l'occupant en prenant soin de caractériser péjorativement sa culture nationale, ou se cantonne dans l'énumération circonstanciée, méthodique, passionnelle et rapidement stérile de cette culture.

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Le caractère commun de ces deux tentatives est qu'elles débouchent l'une et l'autre sur des contradictions insupportables. Transfuge ou substantialiste, le colonisé est inefficace parce que précisément l'analyse de la situation coloniale n'est pas menée avec rigueur. La situation coloniale arrête, dans sa quasi-totalité, la culture nationale. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de culture nationale, de vie culturelle nationale, d'inventions culturelles ou de transformations culturelles nationales dans le cadre d'une domination coloniale. Çà et là surgissent quelquefois des tentatives hardies de réamorcer le dynamisme culturel, de réorienter les thèmes, les formes, les tonalités. L'intérêt immédiat, palpable, évident de ces soubresauts est nul. Mais, en en poursuivant les conséquences jusqu'à leur extrême limite, on s'aperçoit que se prépare une désopacification de la conscience nationale, une mise en question de l'oppression, une ouverture sur la lutte de libération.
La culture nationale est, sous la domination coloniale, une culture contestée et dont la destruction est poursuivie de façon systématique.
C'est très rapidement une culture condamnée à la clandestinité. Cette notion de clandestinité est immédiatement perçue dans les réactions de l'occupant qui interprète la complaisance dans les traditions comme une fidélité à l'esprit national, comme un refus de se soumettre. Cette persistance dans des formes culturelles condamnées par la société coloniale est déjà une manifestation nationale. Mais cette manifestation renvoie aux lois de l'inertie. Il n'y a pas d'offensive, pas de redéfinition des rapports. Il y a crispation sur un noyau de plus en plus étriqué, de plus en plus inerte, de plus en plus vide. [227]
Au bout d'un ou deux siècles d'exploitation se produit une véritable émaciation du panorama culturel national. La culture nationale devient un stock d'habitudes motrices, de traditions vestimentaires, d'institutions morcelées. On y décèle peu de mobilité. Il n'y a pas de créativité vraie, pas d'effervescence. Misère du peuple, oppression nationale et inhibition de la culture sont une seule et même chose. Après un siècle de domination coloniale on trouve une culture rigidifiée à l'extrême, sédimentée, minéralisée. Le dépérissement de la réalité nationale et l'agonie de la culture nationale entretiennent des rapports de dépendance réciproque. C'est pourquoi il devient capital de suivre l'évolution de ces rapports au cours de la lutte de libération. La négation culturelle, le mépris des manifestations nationales motrices ou émotionnelles, la mise hors la loi de toute spécialité d'organisation contribuent à engendrer des conduites agressives chez le colonisé. Mais ces conduites sont de type réflexe, mal différenciées, anarchiques, inefficaces.
L'exploitation coloniale, la misère, la famine endémique acculent de plus en plus le colonisé à la lutte ouverte et organisée. Progressivement et de façon imperceptible la nécessité d'un affrontement décisif se fait prégnante et est ressentie par la grande majorité du peuple. Les tensions, inexistantes auparavant, se multiplient. Les événements internationaux, l'écroulement, par pans entiers, des empires coloniaux, les contradictions inhérentes au système colonialiste entretiennent et renforcent la combativité, promeuvent et donnent force à la conscience nationale.

Ces tensions nouvelles, présentes à tous les étages de la réalité coloniale, se répercutent sur le plan culturel. En littérature par exemple il y a surproduction relative. De réplique mineure du dominateur qu'elle était, la production autochtone se différencie et se fait volonté particularisante. Essentiellement consommatrice pendant la période d'oppression, l'intelligentzia devient productive.
Cette littérature se cantonne d'abord volontiers dans le genre poétique et tragique. Par la suite seront abordés les [228] romans, les nouvelles et les essais. Il semble exister une sorte d'organisation interne, une loi de l'expression qui veut que les manifestations poétiques se raréfient à mesure que se précisent les objectifs et les méthodes de la lutte de libération. Les thèmes sont fondamentalement renouvelés. De fait, on trouve de moins en moins ces récriminations amères et désespérées, ces violences épanouies et sonores qui, somme toute, tranquillisent l'occupant. Les colonialistes ont, dans la période antérieure, encouragé ces tentatives, leur ont facilité l'existence. Les dénonciations acérées, les misères étalées, la passion exprimée sont, en effet, assimilées par l'occupant à une opération cathartique. Faciliter ces opérations c'est, en un certain sens, éviter la dramatisation, détendre l'atmosphère.
Mais cette situation ne peut être que transitoire. En effet, le progrès de la conscience nationale dans le peuple modifie et précise les manifestations littéraires de l'intellectuel colonisé. La cohésion continuée du peuple constitue pour l'intellectuel une invitation à dépasser le cri. La plainte fait face au réquisitoire puis à l'appel. A la période suivante apparaît le mot d'ordre. La crisallisation de la conscience nationale va à la fois bouleverser les genres et les thèmes littéraires et créer de toutes pièces un nouveau public. Alors qu'au début l'intellectuel colonisé produisait à l'intention exclusive de l'oppresseur, soit pour le charmer, soit pour le dénoncer à travers des catégories ethniques ou subjectivistes, il adopte progressivement l'habitude de s'adresser à son peuple.

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C'est seulement à partir de ce moment que l'on peut parler de littérature nationale. Il y a, au niveau de la création littéraire, reprise et clarification des thèmes typiquement nationalistes. C'est la littérature de combat proprement dite, en ce sens qu'elle convoque tout un peuple à la lutte pour l'existence nationale. Littérature de combat, parce qu'elle informe la conscience nationale, lui donne forme et contours et lui ouvre de nouvelles et d'illimitées perspectives. Littérature de combat, parce qu'elle prend en charge, parce qu'elle est volonté temporalisée. [229]
A un autre niveau, la littérature orale, les contes, les épopées, les chants populaires autrefois répertoriés et figés commencent à se transformer. Les conteurs qui récitaient des épisodes inertes les animent et y introduisent des modifications de plus en plus fondamentales. Il y a tentative d'actualiser les conflits, de moderniser les formes de lutte évoquées, les noms des héros, le type des armes. La méthode allusive se fait de plus en plus fréquente. A la formule : « Il y a très longtemps de cela » on substitue celle plus ambiguë : « Ce qui va être rapporté s'est passé quelque part mais cela aurait pu se passer ici aujourd'hui ou demain. » L'exemple de l'Algérie est, à cet égard, significatif. A partir de 1952-1953, les conteurs, stéréotypés et fatigants à écouter, bouleversent de fond en comble et leurs méthodes d'exposé et le contenu de leurs récits. Le public, autrefois clairsemé, se fait compact. L'épopée, avec ses catégories de typification, reparaît. C'est un authentique spectacle qui reprend valeur culturelle. Le colonialisme ne s'y est pas trompé qui, à partir de 1955, a procédé à l'arrestation systématique de ces conteurs.
Le contact du peuple avec la geste nouvelle suscite un nouveau rythme respiratoire, des tensions musculaires oubliées et développe l'imagination. Chaque fois que le conteur expose devant son public un épisode nouveau, on assiste à une réelle invocation. Il est révélé au public l'existence d'un nouveau type d'homme. Le présent n'est plus fermé sur lui-même mais écartelé. Le conteur redonne liberté à son imagination, innove, fait oeuvre créatrice. Il arrive même que des figures mal préparées à cette transmutation, bandits de grands chemins ou vagabonds plus ou moins asociaux, soient reprises et remodelées. Il faut suivre pas à pas dans un pays colonisé l'émergence de l'imagination, de la création dans les chansons et dans les récits épiques populaires. Le conteur répond par approximations successives à l'attente du peuple et chemine, apparemment solitaire, mais en réalité soutenu par l'assistance, à la recherche de modèles nouveaux, de modèles nationaux. La comédie et la farce disparaissent ou perdent leur attrait. Quant à la dramatisation, elle ne se [230] situe plus au niveau de la conscience en crise de l'intellectuel. En perdant ses caractères de désespoir et de révolte, elle est devenue le lot commun du peuple, elle est devenue partie d'une action en préparation ou déjà en cours.

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Sur le plan artisanal, les formes sédimentées et comme frappées de stupeur progressivement se tendent. Le travail du bois par exemple, qui rééditait par milliers certains visages ou certaines poses, se différencie. Le masque inexpressif ou accablé s'anime et les bras ont tendance à quitter le corps, à esquisser l'action. La composition à deux, trois, cinq personnages apparaît. Les écoles traditionnelles sont invitées à la création par le surgissement en avalanche d'amateurs ou de dissidents. Cette vigueur nouvelle dans ce secteur de la vie culturelle passe très souvent inaperçue. Pourtant sa contribution à la lutte nationale est capitale. En animant visages et corps, en prenant comme thème de création un groupe vissé sur un même socle l'artiste convie au mouvement organisé.

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Si l'on étudie les répercussions de l'éveil de la conscience nationale dans le domaine de la céramique ou de la poterie, les mêmes observations peuvent être signalées. Les créations abandonnent leur formalisme. Cruches, jarres, plateaux sont modifiés, d'abord de façon imperceptible puis de façon brutale. Les coloris, autrefois en nombre restreint et qui obéissaient à des lois harmoniques traditionnelles, se multiplient et subissent le contrecoup de la poussée révolutionnaire. Certains ocres, certains bleus, interdits semble-t-il de toute éternité au sein d'une aire culturelle donnée, s'imposent sans scandale. De même la non-figuration du visage humain, caractéristique selon les sociologues des régions parfaitement délimitées, devient soudain tout à fait relative. Le spécialiste métropolitain, l'ethnologue perçoivent rapidement ces mutations. Dans l'ensemble, toutes ces mutations sont condamnées au nom d'un style artistique codifié, d'une vie culturelle se développant au sein de la situation coloniale. Les spécialistes colonialistes ne [231] reconnaissent pas cette forme nouvelle et accourent au secours des traditions de la société autochtone. Ce sont les colonialistes qui se font les défenseurs du style indigène. On se souvient parfaitement, et l'exemple revêt une certaine importance parce qu'il ne s'agit pas tout à fait d'une réalité coloniale, des réactions des spécialistes blancs du jazz quand, après la Deuxième Guerre mondiale, se cristallisèrent de façon stable de nouveaux styles comme le be-bop. C'est que le jazz ne doit être que la nostalgie cassée et désespérée d'un vieux nègre pris entre cinq whiskies, sa propre malédiction et la haine raciste des Blancs. Dès lors que le nègre s'appréhende et appréhende le monde différemment, fait naître l'espoir et impose un recul à l'univers raciste, il est clair que sa trompette tend à se déboucher et sa voix à se désenrouer. Les nouveaux styles en matière de jazz ne sont pas seulement nés de la concurrence économique. Il faut y voir à n'en pas douter une des conséquences de la défaite, inéluctable quoique lente, de l'univers sudiste aux États-Unis. Et il n'est pas utopique de supposer que dans une cinquantaine d'années la catégorie jazz-cri hoqueté d'un pauvre nègre maudit sera défendue par les seuls Blancs, fidèles à l'image stoppée d'un type de rapports, d'une forme de la négritude.

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On pourrait également rechercher et trouver, au niveau de la danse, du chant mélodique, des rites, des cérémonies traditionnelles la même poussée, déceler les mêmes mutations, la même impatience. Bien avant la phase politique ou armée de la lutte nationale, un lecteur attentif peut donc sentir et voir se manifester la vigueur nouvelle, le combat prochain. Formes d'expression inaccoutumées, thèmes inédits et doués d'un pouvoir non plus d'invocation niais de rassemblement, de convocation « en vue de ». Tout concourt à réveiller la sensibilité du colonisé, à rendre inactuelles, inacceptables les attitudes contemplatives ou d'échec. Parce qu'il renouvelle les intentions et la dynamique de l'artisanat, de la danse et de la musique, de la littérature et de l'épopée orale, le colonisé restructure sa perception. Le monde [232] perd son caractère maudit. Les conditions sont réunies pour l'inévitable confrontation.

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Nous avons assisté à l'apparition du mouvement dans les manifestations culturelles. Nous avons vu que ce mouvement, ces nouvelles formes étaient liées à la maturation de la conscience nationale. Or, ce mouvement tend de plus en plus à s'objectiver, à s'institutionnaliser. D'où la nécessité d'une existence nationale coûte que coûte.

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L'une des erreurs, difficilement soutenable d'ailleurs, est de tenter des inventions culturelles, de revaloriser la culture autochtone dans le cadre de la domination coloniale. C'est pourquoi nous aboutissons à une proposition d'allure paradoxale : dans un pays colonisé le nationalisme le plus élémentaire, le plus brutal, le plus indifférencié est la forme la plus fervente et la plus efficace de défense de la culture nationale. La culture est d'abord expression d'une nation, de ses préférences, de ses interdits, de ses modèles. C'est à tous les étages de la société globale que se constituent d'autres interdits, d'autres valeurs, d'autres modèles. La culture nationale, c'est la somme de toutes ces appréciations, la résultante des tensions internes et externes à la société globale et aux différentes couches de cette société. Dans la situation coloniale, la culture privée du double support de la nation et de l'État dépérit et agonise. La condition d'existence de la culture est donc la libération nationale, la renaissance de l'État.

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La nation n'est pas seulement condition de la culture, de son effervescence, de son renouvellement continué, de son approfondissement. Elle est aussi une exigence. C'est d'abord le combat pour l'existence nationale qui débloque la culture, lui ouvre les portes de la création. C'est plus tard la nation qui assurera à la culture les conditions, le cadre d'expression. La nation réunit à l'intention de la culture les différents éléments indispensables et qui seuls peuvent lui conférer crédibilité, [233] validité, dynamisme, créativité. C'est également son caractère national qui rendra la culture perméable aux autres cultures et lui permettra d'influencer, de pénétrer d'autres cultures. Ce qui n'existe pas ne peut guère agir sur le réel, ni même influencer ce réel. Il faut d'abord que le rétablissement de la nation donne vie, au sens le plus biologique du terme, à la culture nationale.

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Nous avons donc suivi le craquement de plus en plus essentiel des vieilles sédimentations culturelles et saisi, à la veille du combat décisif pour la libération nationale, le renouveau de l'expression, le démarrage de l'imagination.

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Il reste qu'ici une question fondamentale se pose. Quels sont les rapports qui existent entre la lutte, le conflit – politique ou armé – et la culture ? Durant le conflit, y a-t-il suspension de la culture ? La lutte nationale est-elle une manifestation culturelle ? Faut-il enfin dire que le combat libérateur, quoique fécond a posteriori pour la culture, est en lui-même une négation de la culture ? La lutte de libération est-elle, oui ou non, un phénomène culturel ?

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Nous pensons que la lutte organisée et consciente entreprise par un peuple colonisé pour rétablir la souveraineté de la nation constitue la manifestation la plus pleinement culturelle qui soit. Ce n'est pas uniquement le succès de la lutte qui donne par la suite validité et vigueur à la culture, il n'y a pas mise en hibernation de la culture pendant le combat. La lutte elle-même, dans son déroulement, dans son processus interne développe les différentes directions de la culture et en esquisse de nouvelles. La lutte de libération ne restitue pas à la culture nationale sa valeur et ses contours anciens. Cette lutte qui vise à une redistribution fondamentale des rapports entre les hommes ne peut laisser intacts ni les formes ni les contenus culturels de ce peuple. Après la lutte il n'y a pas seulement disparition du colonialisme mais aussi disparition du colonisé. [234]

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Cette nouvelle humanité, pour soi et pour les autres, ne peut pas ne pas définir un nouvel humanisme. Dans les objectifs et les méthodes de la lutte est préfiguré ce nouvel humanisme. Un combat qui mobilise toutes les couches du peuple, qui exprime les intentions et les impatiences du peuple qui ne craint pas de s'appuyer presque exclusivement sur ce peuple, est nécessairement triomphant. La valeur de ce type de combat est qu'il réalise le maximum de conditions pour le développement et l'invention culturels. Après la libération nationale obtenue dans ces conditions, il n'y a pas cette indécision culturelle si pénible que l'on trouve dans certains pays nouvellement indépendants. C'est que la nation dans sa forme de venue au monde, dans ses modalités d'existence influe fondamentalement sur la culture. Une nation née de l'action concertée du peuple, qui incarne les aspirations réelles du peuple, qui modifie l'État ne peut exister que sous des formes de fécondité culturelle exceptionnelle.

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Les colonisés qui s'inquiètent de la culture de leur pays et qui veulent lui donner dimension universelle ne doivent donc pas faire confiance au seul principe de l'indépendance inévitable et sans inscription dans la conscience du peuple pour réaliser cette tâche. La libération nationale comme objectif est une chose, les méthodes et le contenu populaire du combat en sont une autre. Il nous semble que les lendemains de la culture, la richesse d'une culture nationale sont fonction également des valeurs qui ont hanté le combat libérateur.

Et voici venu le moment de dénoncer le pharisaïsme de certains. La revendication nationale, dit-on çà et là, est une phase que l'humanité a dépassée. L'heure est aux grands ensembles et les attardés du nationalisme doivent en conséquence corriger leurs erreurs. Nous pensons au contraire que l'erreur, lourde de conséquences, consisterait à vouloir sauter l'étape nationale. Si la culture est la manifestation de la conscience nationale, je n'hésiterai pas à dire, dans le cas qui nous occupe, que la conscience nationale est la forme la plus élaborée de la culture. [235]

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La conscience de soi n'est pas fermeture à la communication. La réflexion philosophique nous enseigne au contraire qu'elle en est la garantie. La conscience nationale, qui n'est pas le nationalisme, est la seule à nous donner dimension internationale. Ce problème de la conscience nationale, de la culture nationale prend en Afrique des dimensions particulières. La naissance de la conscience nationale en Afrique entretient avec la conscience africaine des relations de stricte contemporanéité. La responsabilité de l'Africain devant sa culture nationale est aussi responsabilité devant la culture négro-africaine. Cette responsabilité conjointe n'est pas le fait d'un principe métaphysique mais la conscience d'une loi banale qui veut que toute nation indépendante, dans une Afrique où le colonialisme demeure accroché, soit une nation encerclée, fragile, en danger permanent. Si l'homme est ce qu'il fait, alors nous dirons que la chose la plus urgente aujourd'hui pour l'intellectuel africain est la construction de sa nation. Si cette construction est vraie, c'est-à-dire si elle traduit le vouloir manifeste du peuple, si elle révèle dans leur impatience les peuples africains, alors la construction nationale s'accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes. Loin donc de s'éloigner des autres nations, c'est la libération nationale qui rend la nation présente sur la scène de l'histoire. C'est au coeur de la conscience nationale que s'élève et se vivifie la conscience internationale. Et cette double émergence n'est, en définitive, que le foyer de toute culture.

Communication faite au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, Rome, 1959.

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