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Frantz Fanon


Frantz Fanon. Les Damnés de la terre — webAfriqa. Tierno S. Bah

Les Damnés de la terre

Ed. François Maspéro. Paris. 1961.
Préface de Jean-Paul Sartre


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I
De la violence

Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. A quelque niveau qu'on l'étudie : rencontres interindividuelles, appellations nouvelles des clubs sportifs, composition humaine des cocktails-parties, de la police, de conseils d'administration des banques nationales ou privées, la décolonisation est très simplement le remplacement d'une « espèce » d'hommes par une autre « espèce » d'hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue. Certes, on pourrait également montrer le surgissement d'une nouvelle nation, l'installation d'un État nouveau, ses relations diplomatiques, son orientation politique, économique. Mais nous avons précisément choisi de parler de cette sorte de table rase qui définit au départ toute décolonisation. Son importance inhabituelle est qu'elle constitue, dès le premier jour, la revendication minimum du colonisé. A vrai dire, la preuve du succès réside dans un panorama social changé de fond en comble. L'importance extraordinaire de ce changement est qu'il est voulu, réclamé, exigé. La nécessité de ce changement existe à l'état brut, impétueux et contraignant, dans la conscience et dans la vie des hommes et des femmes colonisés. Mais l'éventualité de ce changement est également vécue sous la forme d'un avenir terrifiant dans la conscience d'une autre « espèce » d'hommes et de femmes : les colons.

La décolonisation, qui se propose de changer l'ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais [40] elle ne peut être le résultat d'une opération magique, d'une secousse naturelle ou d'une entente à l'amiable. La décolonisation, on le sait, est un processus historique : c'est-à-dire qu'elle ne peut être comprise, qu'elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans l'exacte mesure où l'on discerne le mouvement historicisant qui lui donne forme et contenu. La décolonisation est la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes qui tirent précisément leur originalité de cette sorte de substantification que sécrète et qu'alimente la situation coloniale. Leur première confrontation s'est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation — plus précisément l'exploitation du colonisé par le colon — s'est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons. Le colon et le colonisé sont de vieilles connaissances. Et, de fait, le colon a raison quand il dit « les » connaître. C'est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé. Le colon tire sa vérité, c'est-à-dire ses biens, du système colonial.

La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l'être, elle modifie fondamentalement l'être, elle transforme des spectateurs écrasés d'inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l'Histoire. Elle introduit dans l'être un rythme propre, apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité. La décolonisation est véritablement création d'hommes nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa légitimité d'aucune puissance surnaturelle : la « chose » colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère.

Dans décolonisation, il y a donc exigence d'une remise en question intégrale de la situation coloniale. Sa définition peut, si on veut la décrire avec précision, tenir dans la phrase bien connue : « Les derniers seront les premiers. » La décolonisation est la vérification de cette phrase. C'est pourquoi, sur le plan de la description, toute décolonisation est une réussite.
Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants. [41] Car si les derniers doivent être les premiers, ce ne peut être qu'à la suite d'un affrontement décisif et meurtrier des deux protagonistes. Cette volonté affirmée de faire remonter les derniers en tête de file, de les faire grimper (à une cadence trop rapide, disent certains) les fameux échelons qui définissent une société organisée, ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens, y compris, bien sûr, la violence.
On ne désorganise pas une société, aussi primitive soit-elle, avec un tel programme si l'on n'est pas décidé dès le début, c'est-à-dire dès la formulation même de ce programme, à briser tous les obstacles qu'on rencontrera sur sa route. Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s'en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d'interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue.

Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l'existence de villes indigènes et de villes européennes, d'écoles pour indigènes et d'écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l'apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l'intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu'elle comporte. Cette approche du monde colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir desquelles se réorganisera la société décolonisée.

Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l'interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d'oppression est le gendarme ou le soldat. Dans les sociétés de type capitaliste, l'enseignement, religieux ou laïque, la formation de réflexes moraux transmissibles de père en fils, l'honnêteté exemplaire d'ouvriers décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l'amour encouragé de l'harmonie et de la [42] sagesse, ces formes esthétiques du respect de l'ordre établi, créent autour de l'exploité une atmosphère de soumission et d'inhibition qui allège considérablement la tâche des forces de l'ordre. Dans les pays capitalistes, entre l'exploité et le pouvoir s'interposent une multitude de professeurs de morale, de conseillers, de « désorientateurs ». Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate, leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l'intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L'intermédiaire n'allège pas l'oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l'ordre. L'intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé.

La zone habitée par les colonisés n'est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s'opposent, mais non au service d'une unité supérieure. Régies par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d'exclusion réciproque : il n'y a pas de conciliation possible, l'un des termes est de trop. La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. Les pieds du colon ne sont jamais aperçus, sauf peut-être dans la mer, mais on n'est jamais assez proche d'eux. Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues de leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre est plein de bonnes choses à l'état permanent. La ville du colon est une ville de blancs, d'étrangers.

La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d'hommes mal famés. On y naît n'importe où, n'importe comment. On y meurt n'importe où, de n'importe quoi. C'est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, [43] les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C'est une ville de nègres, une ville de bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d'envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s'asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l'ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive : « Ils veulent prendre notre place. » C'est vrai, il n'y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s'installer à la place du colon.

Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. L'originalité du contexte colonial, c'est que les réalités économiques, les inégalités, l'énorme différence des modes de vie ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines. Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c'est d'abord le fait d'appartenir ou non à telle espèce, à telle race. Aux colonies, l'infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C'est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu'on aborde le problème colonial. Il n'y a pas jusqu'au concept de société précapitaliste, bien étudié par Marx, qui ne demanderait ici à être repensé. Le serf est d'une essence autre que le chevalier, mais une référence au droit divin est nécessaire pour légitimer cette différence statutaire. Aux colonies, l'étranger venu d'ailleurs s'est imposé à l'aide de ses canons et de ses machines. En dépit de la domestication réussie, malgré l'appropriation le colon reste toujours un étranger. Ce ne sont ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque qui caractérisent d'abord la « classe dirigeante ». L'espèce dirigeante est d'abord celle qui vient d'ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, « les autres ».

La violence qui a présidé à l'arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l'économie, les modes d'apparence, d'habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d'être l'histoire en actes, la masse colonisée s'engouffrera dans les villes interdites. Faire sauter le monde colonial est désormais une image d'action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu'après l'abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c'est ni plus ni moins abolir une zone, l'enfouir au plus profond du sol ou l'expulser du territoire.

La mise en question du monde colonial par le colonisé n'est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n'est pas un discours sur l'universel, mais l'affirmation échevelée d'une originalité posée comme absolue. Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c'est-à-dire à l'aide de sa police et de sa gendarmerie, l'espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l'exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal 1. La société colonisée n'est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d'affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n'ont jamais habité, le monde colonisé. L'indigène est déclaré imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l'avouer, l'ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu. Élément corrosif, détruisant tout ce qui l'approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. Et [45] M. Meyer pouvait dire sérieusement à l'Assemblée nationale française qu'il ne fallait pas prostituer la République en y faisant pénétrer le peuple algérien. Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu'on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelle. C'est pourquoi il faut mettre sur le même plan le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l'oeuf les hérésies, les instincts, le mal. Le recul de la fièvre jaune et les progrès de l'évangélisation font partie du même bilan. Mais les communiqués triomphants des missions renseignent en réalité sur l'importance des ferments d'aliénation introduits au sein du peuple colonisé. Je parle de la religion chrétienne, et personne n'a le droit de s'en étonner. L'Église aux colonies est une Église de Blancs, une église d'étrangers. Elle n'appelle pas l'homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l'oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus.

Parfois ce manichéisme va jusqu'au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A proprement parler, il l'animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. L'Européen bute rarement sur les termes « imagés ». Mais le colonisé, qui saisit le projet du colon, le procès précis qu'on lui intente, sait immédiatement à quoi l'on pense. Cette démographie galopante, ces masses hystériques, ces visages d'où toute humanité a fui, ces corps obèses qui ne ressemblent plus à rien, cette cohorte sans tête ni queue, ces enfants qui ont l'air de n'appartenir à personne, cette paresse étalée sous le soleil, ce rythme végétal, tout cela fait partie du vocabulaire colonial. Le général de Gaulle parle des [46] « multitudes jaunes » et M. Mauriac des masses noires, brunes et jaunes qui bientôt vont déferler. Le colonisé sait tout cela et rit un bon coup chaque fois qu'il se découvre animal dans les paroles de l'autre. Car il sait qu'il n'est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu'il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher.

Dès que le colonisé commence à peser sur ses amarres, à inquiéter le colon, on lui délègue de bonnes âmes qui, dans les « Congrès de culture », lui exposent la spécificité, les richesses des valeurs occidentales. Mais chaque fois qu'il est question de valeurs occidentales il se produit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie musculaire. Dans la période de décolonisation, il est fait appel à la raison des colonisés. On leur propose des valeurs sûres, on leur explique abondamment que la décolonisation ne doit pas signifier régression, qu'il faut s'appuyer sur des valeurs expérimentées, solides, cotées. Or il se trouve que lorsqu'un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s'assure qu'elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s'est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l'agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. Dans le contexte colonial, le colon ne s'arrête dans son travail d'éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insulte, les vomit à pleine gorge.

Ce phénomène est d'ordinaire masqué parce que, pendant la période de décolonisation, certains intellectuels colonisés ont établi un dialogue avec la bourgeoisie du pays colonialiste. Pendant cette période, la population autochtone est perçue comme masse indistincte. Les quelques individualités indigènes [47] que les bourgeois colonialistes ont eu l'occasion de connaître çà et là ne pèsent pas suffisamment sur cette perception immédiate pour donner naissance à des nuances. Par contre, pendant la période de libération, la bourgeoisie colonialiste cherche avec fièvre des contacts avec les « élites ». C'est avec ces élites qu'est entrepris le fameux dialogue sur les valeurs. La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre l'impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux, décide de mener un combat d'arrière-garde sur le terrain de la culture, des valeurs, des techniques, etc. Or, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que l'immense majorité des peuples colonisés est imperméable à ces problèmes. Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c'est d'abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. Mais cette dignité n'a rien à voir avec la dignité de la « personne humaine ». Cette personne humaine idéale, il n'en a jamais entendu parler. Ce que le colonisé a vu sur son sol, c'est qu'on pouvait impunément l'arrêter, le frapper, l'affamer ; et aucun professeur de morale jamais, aucun curé jamais n'est venu recevoir les coups à sa place ni partager son pain avec lui. Pour le colonisé, être moraliste c'est, très concrètement, faire taire la morgue du colon, briser sa violence étalée, en un mot l'expulser carrément du panorama. Le fameux principe qui veut que tous les hommes soient égaux trouvera son illustration aux colonies dès lors que le colonisé posera qu'il est l'égal du colon. Un pas de plus, il voudra se battre pour être plus que le colon. En fait, il a déjà décidé de remplacer le colon, de prendre sa place. Comme on le voit, c'est tout un univers matériel et moral qui s'écroule.

L'intellectuel qui a, pour sa part, suivi le colonialiste sur le plan de l'universel abstrait va se battre pour que colon et colonisé puissent vivre en paix dans un monde nouveau. Mais ce qu'il ne voit pas, parce que précisément le colonialisme s'est infiltré en lui avec tous ses modes de pensée, c'est que le colon, dès lors que le contexte colonial disparaît, n'a plus d'intérêt à rester, à coexister. Ce n'est pas un hasard si, avant même toute négociation entre le gouvernement algérien et le gouvernement [48] français, la minorité européenne dite « libérale » a déjà fait connaître sa position : elle réclame, ni plus ni moins, la double citoyenneté. C'est qu'en se cantonnant sur le plan abstrait on veut condamner le colon à effectuer un saut très concret dans l'inconnu. Disons-le, le colon sait parfaitement qu'aucune phraséologie ne se substitue au réel.

Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son coeur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu'une peau de colon ne vaut pas plus qu'une peau d'indigène. C'est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l'assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m'immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l'emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu'il n'aura bientôt d'autre issue que la fuite.

Le contexte colonial, avons-nous dit, se caractérise par la dichotomie qu'il inflige au monde. La décolonisation unifie ce monde en lui enlevant par une décision radicale son hétérogénéité, en l'unifiant sur la base de la nation, quelquefois de la race. On connaît ce mot féroce des patriotes sénégalais évoquant les manoeuvres de leur président Senghor :

« Nous avons demandé l'africanisation des cadres, et voici que Senghor africanise les Européens. »

Ce qui veut dire que le colonisé a la possibilité de percevoir dans une immédiateté absolue si la décolonisation a lieu ou non : le minimum exigé étant que les derniers deviennent les premiers. Mais l'intellectuel colonisé apporte des variantes à cette pétition et, de fait, les motivations ne semblent pas lui manquer : cadres administratifs, cadres techniques, spécialistes. Or le colonisé interprète ces passe-droits comme autant de manoeuvres de sabotage et il n'est pas rare d'entendre, çà et là, un colonisé déclarer : « Ce n'était pas la peine, alors, d'être indépendants… »

Dans les régions colonisées où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple a coulé et où la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaires, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par ces intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes. Dans son monologue narcissiste, la bourgeoisie colonialiste, par l'intermédiaire de ses universitaires, avait profondément ancré en effet dans l'esprit du colonisé que les essences demeurent éternelles en dépit de toutes les erreurs imputables aux hommes. Les essences occidentales s'entend. Le colonisé acceptait le bien-fondé de ces idées et l'on pouvait découvrir, dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin. Or il se trouve que, pendant la lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée. Toutes les valeurs méditerranéennes, triomphe de la personne humaine, de la clarté et du Beau, deviennent des bibelots sans vie et sans couleur. Tous ces discours apparaissent comme des assemblages de mots morts. Ces valeurs qui semblaient ennoblir l'âme se révèlent inutilisables parce qu'elles ne concernent pas le combat concret dans lequel le peuple s'est engagé.

Et d'abord l'individualisme. L'intellectuel colonisé avait appris de ses maîtres que l'individu doit s'affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l'esprit du colonisé l'idée d'une société d'individus où chacun s'enferme dans sa subjectivité, où la richesse est celle de la pensée. Or le colonisé qui aura la chance de s'enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie. Les formes d'organisation de la lutte vont déjà lui proposer un vocabulaire inhabituel. Le frère, la soeur, le camarade sont des mots proscrits par la bourgeoisie colonialiste parce que pour elle mon frère c'est mon portefeuille, mon camarade c'est ma combine. L'intellectuel colonisé assiste, dans une sorte d'autodafé, à la destruction de toutes ses idoles : l'égoïsme, la récrimination orgueilleuse, l'imbécillité infantile de celui qui veut toujours avoir le dernier mot. Cet intellectuel colonisé, atomisé [50] par la culture colonialiste, découvrira également la consistance des assemblées de villages, la densité des commissions du peuple, l'extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellule. L'affaire de chacun ne cesse plus désormais d'être l'affaire de tous parce que, concrètement, on sera tous découverts par les légionnaires, donc massacrés, ou on sera tous sauvés. Le « démerdage », cette forme athée du salut, est, dans ce contexte, prohibé.

On parle beaucoup, depuis quelque temps, de l'autocritique : mais sait-on que c'est d'abord une institution africaine ? Que ce soit dans les djemaas d'Afrique du Nord ou dans les réunions d'Afrique occidentale, la tradition veut que les conflits qui éclatent dans un village soient débattus en public. Autocritique en commun bien sûr, avec cependant une note d'humour parce que tout le monde est détendu, parce que nous voulons tous en dernier ressort les mêmes choses. Le calcul, les silences insolites, les arrière-pensées, l'esprit souterrain, le secret, tout cela l'intellectuel l'abandonne au fur et à mesure de sa plongée dans le peuple. Et il est vrai qu'on peut dire alors que la communauté triomphe déjà à ce niveau, qu'elle sécrète sa propre lumière, sa propre raison.

Mais il arrive que la décolonisation ait lieu dans des régions qui n'ont pas été suffisamment secouées par la lutte de libération et l'on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux, intactes, les conduites et les formes de pensée ramassées au cours de leur fréquentation de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd'hui de l'autorité nationale, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. Impitoyables, ils se hissent par les combines ou les vols légaux : import-export, sociétés anonymes, jeux de bourse, passe-droits, sur cette misère aujourd'hui nationale. Ils demandent avec insistance la nationalisation des affaires commerciales, c'est-à-dire la réservation des marchés et des bonnes occasions aux seuls nationaux. Doctrinalement, ils proclament la nécessité impérieuse de nationaliser le vol de la nation. Dans cette aridité de la période nationale, [51] dans la phase dite d'austérité, le succès de leurs rapines provoque rapidement la colère et la violence du peuple.

Ce peuple misérable et indépendant, dans le contexte africain et international actuel, accède à la conscience sociale à une cadence accélérée. Cela, les petites individualités ne tarderont pas à le comprendre.

Pour assimiler la culture de l'oppresseur et s'y aventurer, le colonisé a dû fournir des gages. Entre autres, il a dû faire siennes les formes de pensée de la bourgeoisie coloniale. Cela, on le constate dans l'inaptitude de l'intellectuel colonisé à dialoguer. Car il ne sait pas se faire inessentiel en face de l'objet ou de l'idée. Par contre, quand il milite au sein du peuple il va d'émerveillement en émerveillement. Il est littéralement désarmé par la bonne foi et par l'honnêteté du peuple. Le risque permanent qui le guette est alors de faire du populisme. Il se transforme en une sorte de béni-oui-oui qui opine à chaque phrase du peuple, transformé par lui en sentence. Or le fellah, le chômeur, l'affamé, ne prétend pas à la vérité. Il ne dit pas qu'il est la vérité, car il l'est dans son être même.

L'intellectuel se comporte objectivement, dans cette période, comme un vulgaire opportuniste. Ses manoeuvres, en fait, n'ont pas cessé. Il n'est pas question pour le peuple, jamais, de le repousser ou de l'acculer. Ce que le peuple demande, c'est qu'on mette tout en commun. L'insertion de l'intellectuel colonisé dans la marée populaire va se trouver différée par l'existence chez lui d'un curieux culte du détail. Ce n'est pas que le peuple soit rebelle à l'analyse. Il aime qu'on lui explique, il aime comprendre les articulations d'un raisonnement, il aime voir où il va. Mais l'intellectuel colonisé, au début de sa cohabitation avec le peuple, privilégie le détail et en arrive à oublier la défaite du colonialisme, l'objet même de la lutte. Emporté dans le mouvement multiforme de la lutte, il a tendance à se fixer sur des tâches locales, poursuivies avec ardeur mais presque toujours trop solennisées. Il ne voit pas tout le temps le tout. Il introduit la notion de disciplines, de spécialités, de [52] domaines, dans cette terrible machine à mélanger et à concasser qu'est une révolution populaire. Engagé sur des points précis du front, il lui arrive de perdre de vue l'unité du mouvement et, en cas d'échec local, de se laisser aller au doute, voire au désespoir. Le peuple, par contre, adopte dès le départ des positions globales. La terre et le pain : que faire pour avoir la terre et le pain ? Et cet aspect buté, apparemment limité, rétréci, du peuple, est en définitive le modèle opératoire le plus enrichissant et le plus efficace.

Le problème de la vérité doit également retenir notre attention. Au sein du peuple, de tout temps, la vérité n'est due qu'aux nationaux. Aucune vérité absolue, aucun discours sur la transparence de l'âme ne peut effriter cette position. Au mensonge de la situation coloniale, le colonisé répond par un mensonge égal. La conduite est ouverte avec les nationaux, crispée et illisible avec les colons. Le vrai, c'est ce qui précipite la dislocation du régime colonial, c'est ce qui favorise l'émergence de la nation. Le vrai, c'est ce qui protège les indigènes et perd les étrangers. Dans le contexte colonial il n'y a pas de conduite de vérité. Et le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal.

On voit donc que le manichéisme premier qui régissait la société coloniale est conservé intact dans la période de décolonisation. C'est que le colon ne cesse jamais d'être l'ennemi, l'antagoniste, très précisément l'homme à abattre. L'oppresseur, dans sa zone, fait exister le mouvement, mouvement de domination, d'exploitation, de pillage. Dans l'autre zone, la chose colonisée lovée, pillée, alimente comme elle peut ce mouvement, qui va sans transition de la berge du territoire aux palais et aux docks de la « métropole ». Dans cette zone figée, la surface est étale, le palmier se balance devant les nuages, les vagues de la mer ricochent sur les galets, les matières premières vont et viennent, légitimant la présence du colon, tandis qu'accroupi, plus mort que vif, le colonisé s'éternise dans un rêve toujours le même. Le colon fait l'histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le [53] commencement absolu : « Cette terre, c'est nous qui l'avons faite. » Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen Âge. » En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l'intérieur par les fièvres et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial.

Le colon fait l'histoire et sait qu'il la fait. Et parce qu'il se réfère constamment à l'histoire de sa métropole, il indique en clair qu'il est ici le prolongement de cette métropole. L'histoire qu'il écrit n'est donc pas l'histoire du pays qu'il dépouille mais l'histoire de sa nation en ce qu'elle écume, viole et affame. L'immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l'histoire de la colonisation, à l'histoire du pillage, pour faire exister l'histoire de la nation, l'histoire de la décolonisation.

Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l'ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. L'indigène est un être parqué, l'apartheid n'est qu'une modalité de la compartimentation du monde colonial. La première chose que l'indigène apprend, c'est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C'est pourquoi les rêves de l'indigène sont des rêves musculaires, des rêves d'action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j'éclate de rire, que je franchis le fleuve d'une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n'arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin. Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d'abord contre les siens. C'est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d'instruction ne savent plus où donner de la tête devant l'étonnante [54] criminalité nord-africaine. Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de ce phénomène 2. Face à l'arrangement colonial le colonisé se trouve dans un état de tension permanente. Le monde du colon est un monde hostile, qui rejette, mais dans le même temps c'est un monde qui fait envie. Nous avons vu que le colonisé rêve toujours de s'installer à la place du colon. Non pas de devenir un colon, mais de se substituer au colon. Ce monde hostile, pesant, agressif, parce que repoussant de toutes ses aspérités la masse colonisée, représente non pas l'enfer duquel on voudrait s'éloigner le plus rapidement possible mais un paradis à portée de main que protègent de terribles molosses.

Le colonisé est toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s'il a franchi ou non la limite. Face au monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable. La culpabilité du colonisé n'est pas une culpabilité assumée, c'est plutôt une sorte de malédiction, d'épée de Damoclès. Or, au plus profond de lui-même le colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente. On ne peut pas dire qu'il soit inquiet, qu'il soit terrorisé. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui de chasseur. Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. Les symboles sociaux — gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau làhaut — servent à la fois d'inhibiteurs et d'excitants. Ils ne signifient point : « Ne bouge pas », mais : « Prépare bien ton coup ». Et, de fait, si le colonisé avait tendance à s'endormir, à oublier, la morgue du colon et son souci d'expérimenter la solidité du système colonial lui rappelleraient à maintes reprises que la grande [55] confrontation ne pourra être indéfiniment reportée. Cette impulsion à prendre la place du colon entretient un tonus musculaire de tous les instants. On sait, en effet, que dans des conditions émotionnelles données la présence de l'obstacle accentue la tendance au mouvement.

Les rapports colon—colonisé sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est un exhibitionniste. Son souci de sécurité l'amène à rappeler à haute voix au colonisé que « Le maître, ici, c'est moi ». Le colon entretient chez le colonisé une colère qu'il stoppe à la sortie. Le colonisé est pris dans les mailles serrées du colonialisme. Mais nous avons vu qu'à l'intérieur le colon n'obtient qu'une pseudo-pétrification. La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires : luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus.

Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l'insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d'un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. Les luttes tribales ne font que perpétuer de vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires. En se lançant à muscles perdus dans ses vengeances, le colonisé tente de se persuader que le colonialisme n'existe pas, que tout se passe comme avant, que l'histoire continue. Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites d'évitement, comme si la plongée dans ce sang fraternel permettait de ne pas voir l'obstacle, de renvoyer à plus tard l'option pourtant inévitable, celle qui débouche sur la lutte armée contre le colonialisme. Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l'une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé. Tous ces comportements sont des réflexes de mort en face du danger, des conduites-suicides qui permettent au colon, dont la vie et la domination se trouvent [56] consolidées d'autant, de vérifier par la même occasion que ces hommes ne sont pas raisonnables. Le colonisé réussit également, par l'intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. Par le fatalisme, toute initiative est enlevée à l'oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu. L'individu accepte ainsi la dissolution décidée par Dieu, s'aplatit devant le colon et devant le sort et, par une sorte de rééquilibration intérieure, accède à une sérénité de pierre.

Entre-temps, cependant, la vie continue, et c'est à travers les mythes terrifiants, si prolifiques dans les sociétés sous-développées, que le colonisé va puiser des inhibitions à son agressivité : génies malfaisants qui interviennent chaque fois que l'on bouge de travers, hommes-léopards, hommes-serpents, chiens à six pattes, zombies, toute une gamme inépuisable d'animalcules ou de géants dispose autour du colonisé un monde de prohibitions, de barrages, d'inhibitions beaucoup plus terrifiant que le monde colonialiste. Cette superstructure magique qui imprègne la société indigène remplit, dans le dynamisme de l'économie libidinale, des fonctions précises. L'une des caractéristiques, en effet, des sociétés sous-développées c'est que la libido est d'abord une affaire de groupe, de famille. On connaît ce trait, bien décrit par les ethnologues, de sociétés où l'homme qui rêve qu'il a des relations sexuelles avec une autre femme que la sienne doit avouer publiquement ce rêve et payer l'impôt en nature ou en journées de travail au mari ou à la famille lésée. Ce qui prouve, en passant, que les sociétés dites antéhistoriques attachent une grande importance à l'inconscient.

L'atmosphère de mythe et de magie, en me faisant peur, se comporte comme une réalité indubitable. En me terrifiant, elle m'intègre dans les traditions, dans l'histoire de ma contrée ou de ma tribu, mais dans le même temps elle me rassure, elle me délivre un statut, un bulletin d'état civil. Le plan du secret, dans les pays sous-développés, est un plan collectif relevant exclusivement de la magie. En me circonvenant dans ce lacis inextricable où les actes se répètent avec une permanence cristalline, c'est la pérennité d'un monde mien, d'un monde nôtre qui se [57] trouve ainsi affirmée. Les zombies, croyez-moi, sont plus terrifiants que les colons. Et le problème, dès lors, n'est plus de se mettre en règle avec le monde bardé de fer du colonialisme mais de réfléchir à trois fois avant d'uriner, de cracher ou de sortir dans la nuit.

Les forces surnaturelles, magiques, se révèlent être des forces étonnamment moïques. Les forces du colon sont infiniment rapetissées, frappées d'extranéité. On n'a plus vraiment à lutter contre elles puisque aussi bien ce qui compte c'est l'effrayante adversité des structures mythiques. Tout se résout, on le voit, en affrontement permanent sur le plan phantasmatique.

***

Toutefois, dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se perdre dans une tourmente onirique, se disloque, se réorganise et enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et très immédiates. Donner à manger aux moudjahidines, poster des sentinelles, venir en aide aux familles privées du nécessaire, se substituer au mari abattu ou emprisonné : telles sont les tâches concrètes auxquelles le peuple est convié dans la lutte de libération.

Dans le monde colonial, l'affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une plaie vive qui fuit l'agent caustique. Et le psychisme se rétracte, s'oblitère, se décharge dans des démonstrations musculaires qui ont fait dire à des hommes très savants que le colonisé est un hystérique. Cette affectivité en érection, épiée par des gardiens invisibles mais qui communiquent sans transition avec le noyau de la personnalité, va se complaire avec érotisme dans les dissolutions motrices de la crise.

Sur un autre versant, nous verrons l'affectivité du colonisé s'épuiser en danses plus ou moins extatiques. C'est pourquoi une étude du monde colonial doit obligatoirement s'attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. La relaxation du colonisé, c'est précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle l'agressivité la plus aiguë, la violence [58] la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées, escamotées. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et autorise.

A heures fixes, à dates fixes, hommes et femmes se retrouvent en un lieu donné et, sous l'oeil grave de la tribu, se lancent dans une pantomime d'allure désordonnée mais en réalité très systématisée où, par des voies multiples, dénégations de la tête, courbure de la colonne, rejet en arrière de tout le corps, se déchiffre à livre ouvert l'effort grandiose d'une collectivité pour s'exorciser, s'affranchir, se dire. Tout est permis… dans le cercle. Le monticule où l'on s'est hissé comme pour être plus près de la lune, la berge où l'on s'est glissé comme pour manifester l'équivalence de la danse et de l'ablution, du lavage, de la purification sont des lieux sacrés. Tout est permis car, en réalité, l'on ne se réunit que pour laisser la libido accumulée, l'agressivité empêchée, sourdre volcaniquement. Mises à mort symboliques, chevauchées figuratives, meurtres multiples imaginaires, il faut que tout cela sorte. Les mauvaises humeurs s'écoulent, bruyantes telles des coulées de lave.

Un pas de plus et nous tombons en pleine possession. Au vrai, ce sont des séances de possession-dépossession qui sont organisées : vampirisme, possession par les djinns, par les zombies, par Legba, le Dieu illustre du vaudou. Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. A l'aller, les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, « sur les nerfs ». Au retour, c'est le calme qui revient au village, la paix, l'immobilité.

On assistera au cours de la lutte de libération à une désaffection singulière pour ces pratiques. Le dos au mur, le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis, l'électrode sur les parties génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se raconter d'histoires.

Après des années d'irréalisme, après s'être vautré dans les phantasmes les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme. Et le jeune colonisé qui grandit dans une atmosphère de fer et de feu peut bien se moquer — il ne [59] s'en prive pas — des ancêtres zombies, des chevaux à deux têtes, des morts qui se réveillent, des djinns qui profitent d'un bâillement pour s'engouffrer dans le corps. Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l'exercice de la violence, dans son projet de libération.

Nous avons vu que cette violence, pendant toute la durée de la période coloniale, quoique à fleur de peau, tourne à vide. Nous l'avons vue canalisée par les décharges émotionnelles de la danse ou de la possession. Nous l'avons vue s'épuiser en luttes fratricides. Le problème se pose maintenant de saisir cette violence en train de se réorienter. Alors qu'elle se complaisait dans les mythes et qu'elle s'ingéniait à découvrir des occasions de suicide collectif, voici que des conditions nouvelles vont lui permettre de changer d'orientation.

Sur le plan de la tactique politique et de l'Histoire, un problème théorique d'une importance capitale est posé à l'époque contemporaine par la libération des colonies ; quand peut-on dire que la situation est mûre pour un mouvement de libération nationale ? Quelle doit en être l'avant-garde ? Parce que les décolonisations ont revêtu des formes multiples, la raison hésite et s'interdit de dire ce qui est une vraie décolonisation et ce qui est une fausse décolonisation. Nous verrons, que, pour l'homme engagé, il y a urgence à décider des moyens, de la tactique, c'est-à-dire de la conduite et de l'organisation. Hors cela, il n'y a plus que volontarisme aveugle avec les aléas terriblement réactionnaires qu'il comporte.

Quelles sont les forces qui, dans la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de nouvelles voies, de nouveaux pôles d'investissement ? Ce sont d'abord les partis politiques et les élites intellectuelles ou commerciales. Or ce qui caractérise certaines formations politiques, c'est le fait qu'elles proclament des principes mais s'abstiennent de lancer des mots d'ordre. Toute l'activité de ces partis politiques nationalistes dans la [60] période coloniale est une activité de type électoraliste, c'est une suite de dissertations philosophico-politiques sur le thème du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, du droit des hommes à la dignité et au pain, l'affirmation ininterrompue du principe « un homme—une voix ». Les partis politiques nationalistes n'insistent jamais sur la nécessité de l'épreuve de force, parce que leur objectif n'est pas précisément le renversement radical du système. Pacifistes, légalistes, en fait partisans de l'ordre… nouveau, ces formations politiques posent crûment à la bourgeoisie colonialiste la question qui leur est essentielle : « Donnez-nous plus de pouvoir. » Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës. Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient sans ambages qu'ils ne la pensent pas réellement.

Il faut interpréter cette caractéristique des partis politiques nationalistes à la fois par la qualité de leurs cadres et par celle de leur clientèle. La clientèle des partis nationalistes est une clientèle urbaine. Ces ouvriers, ces instituteurs, ces petits artisans et commerçants qui ont commencé — au rabais s'entend — à profiter de la situation coloniale ont des intérêts particuliers. Ce que cette clientèle réclame, c'est l'amélioration de son sort, l'augmentation de ses salaires. Le dialogue n'est jamais rompu entre ces partis politiques et le colonialisme. On discute d'aménagements, de représentation électorale, de liberté de la presse, de liberté d'association. On discute réformes. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir un grand nombre d'indigènes militer dans les succursales des formations politiques de la métropole. Ces indigènes se battent sur un mot d'ordre abstrait : « Le pouvoir au prolétariat », oubliant que, dans leur région, c'est d'abord sur des mots d'ordre nationalistes qu'il faut mener le combat. L'intellectuel colonisé a investi son agressivité dans sa volonté à peine voilée de s'assimiler au monde colonial. Il a mis son agressivité au service de ses intérêts propres, de ses intérêts d'individu. Ainsi prend facilement naissance une sorte de classe [61] d'esclaves libérés individuellement, d'esclaves affranchis. Ce que l'intellectuel réclame, c'est la possibilité de multiplier les affranchis, la possibilité d'organiser une authentique classe d'affranchis. Les masses, par contre, n'entendent pas voir augmenter les chances de succès des individus. Ce qu'elles exigent, ce n'est pas le statut du colon, mais la place du colon. Les colonisés, dans leur immense majorité, veulent la ferme du colon. Il ne s'agit pas pour eux d'entrer en compétition avec le colon. Ils veulent sa place.

La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. Or il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n'a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l'affamé est l'exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n'y a pas de compromis, pas de possibilité d'arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c'est simplement un rapport de forces. L'exploité s'aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d'abord la force. Lorsqu'en 1956, après la capitulation de M. Guy Mollet devant les colons d'Algérie, le Front de libération nationale, dans un tract célèbre, constatait que le colonialisme ne lâche que le couteau sur la gorge, aucun Algérien vraiment n'a trouvé ces termes trop violents. Le tract ne faisait qu'exprimer ce que tous les Algériens ressentaient au plus profond d'eux-mêmes : le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence.

Au moment de l'explication décisive, la bourgeoisie colonialiste, qui était jusque-là restée coite, entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu'elles et qu'il devient donc indispensable, [62] urgent, de parvenir à un accord pour le salut commun. La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d'un tapis vert avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n'écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les « élites » et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : « C'est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis. »

Cette notion de compromis est très importante dans le phénomène de la décolonisation, car elle est loin d'être simple. Le compromis, en effet, concerne à la fois le système colonial et la jeune bourgeoisie nationale. Les tenants du système colonial découvrent que les masses risquent de tout détruire. Le sabotage des ponts, la destruction des fermes, les répressions, la guerre frappent durement l'économie. Compromis également pour la bourgeoisie nationale qui, ne discernant pas très bien les conséquences possibles de ce typhon, craint en réalité d'être balayée par cette formidable bourrasque et ne cesse de dire aux colons : « Nous sommes encore capables d'arrêter le carnage, les masses ont encore confiance en nous, faites vite si vous ne voulez pas tout compromettre. » Un degré de plus, et le dirigeant du parti nationaliste prend ses distances vis-à-vis de cette violence. Il affirme hautement qu'il n'a rien à faire avec ces Mau-Mau, avec ces terroristes, avec ces égorgeurs. Dans le meilleur des cas, il se cantonne dans un no man's land entre les terroristes et les colons et se présente volontiers comme « interlocuteur » : ce qui signifie que, les colons ne pouvant discuter avec les Mau-Mau, il veut bien, lui, entamer des négociations. C'est ainsi que l'arrière-garde de la lutte nationale, cette partie du peuple qui n'a jamais cessé d'être de l'autre côté de la lutte, se trouve placée par une sorte de gymnastique à l'avant-garde des négociations et du compromis — parce que précisément elle s'est bien gardée de jamais rompre le contact avec le colonialisme.

Avant la négociation, la majorité des partis nationalistes se contentent dans le meilleur des cas d'expliquer, d'excuser cette « sauvagerie ». Ils ne revendiquent pas la lutte populaire et il n'est pas rare qu'ils se laissent aller, dans des cercles fermés, à condamner tels actes spectaculaires déclarés odieux par la presse et l'opinion de la métropole. Le souci de voir les choses objectivement constitue l'excuse légitime de cette politique d'immobilisme. Mais cette attitude classique de l'intellectuel colonisé et des dirigeants des parties nationalistes n'est pas, en réalité, objective. En fait, ils ne sont pas sûrs que cette violence impatiente des masses soit le moyen le plus efficace de défendre leurs propres intérêts. Il y a aussi qu'ils sont convaincus de l'inefficacité des méthodes violentes. Pour eux, aucun doute n'est permis, toute tentative de briser l'oppression coloniale par la force est une conduite de désespoir, une conduite-suicide. C'est que, dans leur cerveau, les tanks des colons et les avions de chasse occupent une place énorme. Quand on leur dit : il faut agir, ils voient des bombes se déverser sur leur tête, des blindés s'avancer le long des chemins, la mitraille, la police… et ils restent assis. Ils partent perdants. Leur incapacité à triompher par la violence n'a pas besoin d'être démontrée, ils l'assument dans leur vie quotidienne et dans leurs manoeuvres. Ils en sont restés à la position puérile qu'Engels adoptait dans sa célèbre polémique avec cette montagne de puérilité qu'était M. Dühring : « De même que Robinson a pu se procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de "violence" se renverse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer… Donc, le revolver triomphe de l'épée et même l'amateur d'axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence n'est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en oeuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l'emporte sur le moins parfait ; qu'en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que le producteur d'instruments de violence plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l'emporte sur le producteur [64] des moins parfaits et qu'en un mot la victoire de la violence repose sur la production d'armes, et celle-ci à son tour sur la production en général, donc… sur la "puissance économique", sur l'État économique, sur les moyens matériels qui sont à la disposition de la violence 3. » De fait, les dirigeants réformistes ne disent pas autre chose : « Avec quoi voulez-vous vous battre contre les colons. Avec vos couteaux ? Avec vos fusils de chasse ? »

Il est vrai que les instruments sont importants dans le domaine de la violence, puisque tout repose en définitive sur la répartition de ces instruments. Mais il se trouve que, dans ce domaine, la libération des territoires coloniaux apporte un éclairage nouveau. On a vu par exemple que pendant la campagne d'Espagne, cette authentique guerre coloniale, Napoléon, malgré des effectifs qui ont atteint, pendant les offensives du printemps 1810, le chiffre énorme de 400 000 hommes, fut contraint de reculer. Pourtant l'armée française faisait trembler toute l'Europe par ses instruments de guerre, par la valeur de ses soldats, par le génie militaire de ses capitaines. Face aux moyens énormes des troupes napoléoniennes, les Espagnols qu'animait une foi nationale inébranlable, découvrirent cette fameuse guérilla que, vingt-cinq ans plus tôt les miliciens américains avaient expérimentée contre les troupes anglaises. Mais la guérilla du colonisé ne serait rien comme instrument de violence opposé à d'autres instruments de violence, si elle n'était pas un élément nouveau dans le processus global de la compétition entre trusts et monopoles.

Au début de la colonisation, une colonne pouvait occuper des territoires immenses : le Congo, le Nigéria, la Côte-d'Ivoire, etc. Mais aujourd'hui la lutte nationale du colonisé s'insère dans une situation absolument nouvelle. Le capitalisme, dans sa période d'essor, voyait dans les colonies une source de matières [65] premières qui, manufacturées, pouvaient être déversées sur le marché européen. Après une phase d'accumulation du capital, il en arrive aujourd'hui à modifier sa conception de la rentabilité d'une affaire. Les colonies sont devenues un marché. La population coloniale est une clientèle qui achète. Dès lors, si la garnison doit être éternellement renforcée, si le commerce se ralentit, c'est-à-dire si les produits manufacturés et industrialisés ne peuvent plus être exportés, c'est la preuve que la solution militaire doit être écartée. Une domination aveugle de type esclavagiste n'est économiquement pas rentable pour la métropole. La fraction monopoliste de la bourgeoisie métropolitaine ne soutient pas un gouvernement dont la politique est uniquement celle de l'épée. Ce que les industriels et les financiers de la métropole attendent de leur gouvernement, ce n'est pas qu'il décime les peuplades mais qu'il sauvegarde, à l'aide de conventions économiques, leurs « intérêts légitimes ». Il existe donc une complicité objective du capitalisme avec les forces violentes qui éclatent dans le territoire colonial. De plus, le colonisé n'est pas seul face à l'oppresseur. Il y a, bien sûr, l'aide politique et diplomatique des pays et des peuples progressistes. Mais il y a surtout la compétition, la guerre impitoyable que se livrent les groupes financiers. Une conférence de Berlin avait pu répartir l'Afrique déchiquetée entre trois ou quatre pavillons.

Actuellement, ce qui est important, ce n'est pas que telle région africaine soit terre de souveraineté française ou belge : ce qui importe, c'est que les zones économiques soient protégées. Le pilonnage d'artillerie, la politique de la terre brûlée ont fait place à la sujétion économique. Aujourd'hui on ne mène plus de guerre de répression contre tel sultan rebelle. On est plus élégant, moins sanguinaire, et on décide la liquidation pacifique du régime castriste. On essaie d'étrangler la Guinée, on supprime Mossadegh. Le dirigeant national qui a peur de la violence a donc tort s'il s'imagine que le colonialisme va « tous nous massacrer ». Les militaires, bien sûr, continuent à jouer avec les poupées datant de la conquête, mais les milieux financiers ont vite fait de les ramener à la réalité.

C'est pourquoi il est demandé aux partis politiques nationalistes raisonnables d'exposer le plus clairement possible leurs revendications et de chercher avec le partenaire colonialiste, dans le calme et l'absence de passion, une solution qui respecte les intérêts des deux parties. On voit que ce réformisme nationaliste, qui se présente souvent comme une caricature du syndicalisme, s'il décide d'agir le fera à travers des voies hautement pacifiques : débrayages dans les quelques industries implantées dans les villes, manifestations de masse pour acclamer le leader, boycott des autobus ou des denrées importées. Toutes ces actions servent à la fois à faire pression sur le colonialisme et à permettre au peuple de se dépenser. Cette pratique de l'hiberno-thérapie, cette cure de sommeil du peuple peut quelquefois réussir. Alors, de la discussion autour du tapis vert, surgit la promotion politique qui permet à M. M'ba, président de la République du Gabon, de dire très solennellement à son arrivée en visite officielle à Paris : « Le Gabon est indépendant, mais entre le Gabon et la France rien n'est changé, tout continue comme avant. » De fait, le seul changement c'est que M. M'ba est président de la République gabonaise et qu'il est reçu par le président de la République française.

La bourgeoisie colonialiste est aidée dans son travail de tranquillisation des colonisés par l'inévitable religion. Tous les saints qui ont tendu la deuxième joue, qui ont pardonné les offenses, qui ont reçu sans tressaillir les crachats et les insultes sont expliqués, donnés en exemple. Les élites des pays colonisés, ces esclaves affranchis, quand ils sont à la tête du mouvement, finissent inéluctablement par produire un ersatz de combat. Ils utilisent l'esclavage de leurs frères pour faire honte aux esclavagistes ou pour fournir un contenu idéologique d'humanitarisme falot aux groupes financiers concurrents de leurs oppresseurs. Jamais, en vérité, ils ne font appel réellement aux esclaves, jamais ils ne les mobilisent concrètement. Bien au contraire, au moment de la vérité, c'est-à-dire, pour eux, du mensonge, ils brandissent la menace d'une mobilisation des [67] masses comme l'arme décisive qui provoquerait comme par enchantement la « fin du régime colonial ». Il se trouve évidemment au sein de ces partis politiques, parmi les cadres, des révolutionnaires qui tournent délibérément le dos à la farce de l'indépendance nationale. Mais rapidement leurs interventions, leurs initiatives, leurs mouvements de colère indisposent la machine du parti. Progressivement, ces éléments sont isolés, puis carrément écartés. Dans le même temps, comme s'il y avait concomitance dialectique, la police colonialiste va leur tomber dessus. Sans sécurité dans les villes, évités par les militants, rejetés par les autorités du parti, ces indésirables au regard incendiaire vont échouer dans les campagnes. C'est alors qu'ils s'aperçoivent avec une sorte de vertige que les masses paysannes comprennent à demi-mot leurs propos et, sans transition, leur posent la question dont ils n'ont pas préparé la réponse : « C'est pour quand ? » Cette rencontre des révolutionnaires venus des villes et des campagnards retiendra plus loin notre attention. Il convient maintenant de revenir aux partis politiques, pour montrer le caractère tout de même progressiste de leur action. Dans leurs discours, les dirigeants politiques « nomment » la nation. Les revendications du colonisé reçoivent ainsi une forme. Il n'y a pas de contenu, il n'y a pas de programme politique et social. Il y a une forme vague mais néanmoins nationale, un cadre, ce que nous appelons l'exigence minimum. Les hommes politiques qui prennent la parole, qui écrivent dans les journaux nationalistes, font rêver le peuple. Ils évitent la subversion mais, en fait, introduisent de terribles ferments de subversion dans la conscience des auditeurs ou des lecteurs. Souvent on utilise la langue nationale ou tribale. C'est, là encore, entretenir le rêve, permettre à l'imagination de gambader hors de l'ordre colonial. Quelquefois encore ces hommes politiques disent : « Nous les Nègres, nous les Arabes », et cette appellation lourde d'ambivalence pendant la période coloniale reçoit une sorte de sacralisation. Les hommes politiques nationalistes jouent avec le feu. Car, comme [68] le confiait récemment un dirigeant africain à un groupe de jeunes intellectuels : « Réfléchissez avant de parler aux masses, elles s'enflamment vite. » Il y a donc une ruse de l'histoire, qui joue terriblement aux colonies.

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Quand le dirigeant politique convie le peuple à un meeting, on peut dire qu'il y a du sang dans l'air. Pourtant le dirigeant, très souvent, se préoccupe surtout de « montrer » ses forces… pour n'avoir pas à les utiliser. Mais l'agitation ainsi entretenue — aller, venir, entendre des discours, voir le peuple réuni, les policiers autour, les démonstrations militaires, les arrestations, les déportations de leaders –, tout ce remue-ménage donne au peuple l'impression que le moment est venu, pour lui, de faire quelque chose. Dans ces moments d'instabilité, les partis politiques multiplient les appels au calme vers la gauche, tandis que, sur leur droite, ils scrutent l'horizon, tâchant de déchiffrer les intentions libérales du colonialisme.

Le peuple utilise également pour se maintenir en forme, pour entretenir sa capacité révolutionnaire, certains épisodes de la vie de la collectivité. Le bandit, par exemple, qui tient la campagne pendant des journées face aux gendarmes lancés à ses trousses, celui qui, dans un combat singulier, succombe après avoir abattu quatre ou cinq policiers, celui qui se suicide pour ne pas « donner » ses complices constituent pour le peuple des phares, des schèmes d'actions, des « héros ». Et il ne sert à rien, évidemment, de dire que tel héros est un voleur, une crapule ou un dépravé. Si l'acte pour lequel cet homme est poursuivi par les autorités colonialistes est un acte exclusivement dirigé contre une personne ou un bien colonial, alors la démarcation est nette, flagrante. Le processus d'identification est automatique.

Il faut signaler également le rôle que joue, dans ce phénomène de maturation, l'histoire de la résistance nationale à la conquête. Les grandes figures du peuple colonisé sont toujours celles qui ont dirigé la résistance nationale à l'invasion. Béhanzin, Soundiata, Samory, Abdel Kader revivent avec une particulière intensité dans la période qui précède l'action. C'est [69] la preuve que le peuple s'apprête à se remettre en marche, à interrompre le temps mort introduit par le colonialisme, à faire l'Histoire.

Le surgissement de la nation nouvelle, la démolition des structures coloniales sont le résultat soit d'une lutte violente du peuple indépendant, soit de l'action, contraignante pour le régime colonial, de la violence périphérique assumée par d'autres peuples colonisés.

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Le peuple colonisé n'est pas seul. En dépit des efforts du colonialisme, ses frontières demeurent perméables aux nouvelles, aux échos. Il découvre que la violence est atmosphérique, qu'elle éclate çà et là, et çà et là emporte le régime colonial. Cette violence qui réussit a un rôle non seulement informateur mais opératoire pour le colonisé. La grande victoire du peuple vietnamien à Dien-Bien-Phu n'est plus, à strictement parler, une victoire vietnamienne. A partir de juillet 1954, le problème que se sont posé les peuples coloniaux a été le suivant : « Que faut-il faire pour réaliser un Dien-Bien-Phu ? Comment s'y prendre ? » De la possibilité de ce Dien-Bien-Phu, aucun colonisé ne pouvait plus douter. Ce qui faisait le problème, c'était l'aménagement des forces, leur organisation, leur date d'entrée en action. Cette violence ambiante ne modifie pas les seuls colonisés mais également les colonialistes qui prennent conscience de Dien-Bien-Phu multiples. C'est pourquoi une véritable panique ordonnée va s'emparer des gouvernements colonialistes. Leur propos est de prendre les devants, de tourner à droite le mouvement de libération, de désarmer le peuple : vite, décolonisons. Décolonisons le Congo avant qu'il ne se transforme en Algérie. Votons la loi-cadre pour l'Afrique, créons la Communauté, rénovons cette Communauté mais, je vous en conjure, décolonisons, décolonisons… On décolonise à une telle allure qu'on impose l'indépendance à Houphouët-Boigny. A la stratégie du Dien-Bien-Phu, définie par le colonisé, le colonialiste répond par la stratégie de l'encadrement… dans le respect de la souveraineté des États.

Mais revenons à cette violence atmosphérique, à cette violence à fleur de peau. Nous avons vu dans le développement de sa maturation que beaucoup de courroies la prennent en charge et la mènent à la sortie. En dépit des métamorphoses que le régime colonial lui impose dans les luttes tribales ou régionalistes, la violence s'achemine, le colonisé identifie son ennemi, met un nom sur tous ses malheurs et jette dans cette nouvelle voie toute la force exacerbée de sa haine et de sa colère. Mais comment passons-nous de l'atmosphère de violence à la violence en action ? Qu'est-ce qui fait exploser la marmite ? Il y a le fait, d'abord, que ce développement ne laisse pas inentamée la béatitude du colon. Le colon qui « connaît » les indigènes s'aperçoit à plusieurs indices que quelque chose est en train de changer. Les bons indigènes se font rares, les silences s'étendent à l'approche de l'oppresseur. Quelquefois les regards se font durs, les attitudes et les propos carrément agressifs. Les partis nationalistes s'agitent, multiplient les meetings et, dans le même temps, les forces de police sont augmentées, des renforts de troupe arrivent. Les colons, les agriculteurs surtout, isolés dans leurs fermes, sont les premiers à s'alarmer. Ils réclament des mesures énergiques.

Les autorités prennent en effet des mesures spectaculaires, arrêtent un ou deux leaders, organisent des défilés militaires, des manoeuvres, des vols aériens. Les démonstrations, les exercices belliqueux, cette odeur de poudre qui, maintenant, charge l'atmosphère, ne font pas reculer le peuple. Ces baïonnettes et ces canonnades renforcent son agressivité. Une atmosphère de drame s'installe, où chacun veut prouver qu'il est prêt à tout. C'est dans ces circonstances que le coup part tout seul car les nerfs sont fragilisés, la peur s'est installée, on est sensible de la gâchette. Un incident banal et le mitraillage commence : c'est Sétif en Algérie, ce sont les Carrières centrales au Maroc, c'est Moramanga à Madagascar.

Les répressions, loin de briser l'élan, scandent les progrès de la conscience nationale. Aux colonies, les hécatombes, à partir [71] d'un certain stade de développement embryonnaire de la conscience, renforcent cette conscience, car elles indiquent qu'entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force. Il faut signaler ici que les partis politiques n'ont pas lancé le mot d'ordre de l'insurrection armée, n'ont pas préparé cette insurrection. Toutes ces répressions, tous ces actes suscités par la peur ne sont pas voulus par les dirigeants. Les événements les prennent de court. C'est alors que le colonialisme peut décider d'arrêter les leaders nationalistes. Mais aujourd'hui les gouvernements des pays colonialistes savent parfaitement qu'il est très dangereux de priver les masses de leur leader. Car alors le peuple, n'étant plus bridé, se jette dans la jacquerie, les mutineries et les « meurtres bestiaux ». Les masses donnent libre cours à leurs « instincts sanguinaires » et imposent au colonialisme la libération des leaders, auxquels reviendra la tâche difficile de ramener le calme. Le peuple colonisé, qui avait spontanément investi sa violence dans la tâche colossale de destruction du système colonial, va se retrouver en peu de temps avec le mot d'ordre inerte, infécond : « Libérez X ou Y 4. » Alors le colonialisme libérera ces hommes et discutera avec eux. L'heure des bals populaires a commencé.

Dans un autre cas, l'appareil des partis politiques peut rester intact. Mais à la suite de la répression colonialiste et de la réaction spontanée du peuple les partis se trouvent débordés par leurs militants. La violence des masses s'oppose vigoureusement aux forces militaires de l'occupant, la situation se détériore et pourrit. Les dirigeants en liberté restent alors sur la touche. Devenus soudain inutiles avec leur bureaucratie et leur programme raisonnable, on les voit, loin des évènements, tenter la suprême imposture de « parler au nom de la nation muselée ». En règle générale, le colonialisme se jette avec avidité sur cette aubaine, transforme ces inutiles en interlocuteurs et, en quatre [72] secondes, leur donne l'indépendance, à charge pour eux de ramener l'ordre.

On voit donc que tout le monde est conscient de cette violence et que la question n'est pas toujours d'y répondre par une plus grande violence mais plutôt de voir comment désamorcer la crise. Qu'est-ce donc en réalité que cette violence ? Nous l'avons vu, c'est l'intuition qu'ont les masses colonisées que leur libération doit se faire, et ne peut se faire que par la force. Par quelle aberration de l'esprit ces hommes sans technique, affamés et affaiblis, non rompus aux méthodes d'organisation, en arrivent-ils, face à la puissance économique et militaire de l'occupant, à croire que seule la violence pourra les libérer ? Comment peuvent-ils espérer triompher ?

Car la violence, et c'est là le scandale, peut constituer, en tant que méthode, le mot d'ordre d'un parti politique. Des cadres peuvent appeler le peuple à la lutte armée. Il faut réfléchir à cette problématique de la violence. Que le militarisme allemand décide de régler ses problèmes de frontières par la force ne nous surprend point, mais que le peuple angolais, par exemple, décide de prendre les armes, que le peuple algérien rejette toute méthode qui ne soit pas violente, prouve que quelque chose s'est passé ou est en train de se passer. Les hommes colonisés, ces esclaves des temps modernes, sont impatients. Ils savent que seule cette folie peut les soustraire à l'oppression coloniale. Un nouveau type de rapports s'est établi dans le monde. Les peuples sous-développés font craquer leur chaîne et l'extraordinaire, c'est qu'ils réussissent. On peut prétendre qu'à l'heure du spoutnik il est ridicule de mourir de faim, mais pour les masses colonisées l'explication est moins lunaire. La vérité, c'est qu'aucun pays colonialiste n'est aujourd'hui capable d'adopter la seule forme de lutte qui aurait une chance de réussir : l'implantation prolongée de forces d'occupation importantes.

Sur le plan intérieur, les pays colonialistes se trouvent confrontés à des contradictions, à des revendications ouvrières qui exigent l'emploi de leurs forces policières. De plus, dans la [73] conjoncture internationale actuelle, ces pays ont besoin de leurs troupes pour protéger leur régime. Enfin l'on connaît le mythe des mouvements de libération dirigés de Moscou. Dans l'argumentation paniquarde du régime, cela signifie : « Si cela continue, les communistes risquent de profiter de ces troubles pour s'infiltrer dans ces régions. »

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Dans l'impatience du colonisé, le fait qu'il brandisse à bout de bras la menace de la violence prouve qu'il est conscient du caractère exceptionnel de la situation contemporaine et qu'il entend en profiter. Mais aussi sur le plan de l'expérience immédiate, le colonisé, qui a l'occasion de voir le monde moderne pénétrer jusque dans les coins les plus reculés de la brousse, prend une conscience très aiguë de ce qu'il ne possède pas. Les masses, par une sorte de raisonnement… infantile, se convainquent que toutes ces choses leur ont été volées. C'est pourquoi dans certains pays sous-développés les masses vont très vite et comprennent, deux ou trois ans après l'indépendance, qu'elles ont été frustrées, que « ça ne valait pas la peine » de se battre si ça ne devait pas vraiment changer. En 1789, après la Révolution bourgeoise, les plus petits paysans français ont profité substantiellement de ce bouleversement. Mais il est banal de constater et de dire que dans la majorité des cas, pour 95 % de la population des pays sous-développés, l'indépendance n'apporte pas de changement immédiat. L'observateur averti se rend compte de l'existence d'une sorte de mécontentement larvé, comme ces braises qui, après l'extinction d'un incendie, menacent toujours de s'enflammer.

On dit alors que les colonisés veulent aller trop vite. Or, ne l'oublions jamais, il n'y a pas bien longtemps on affirmait leur lenteur, leur paresse, leur fatalisme. On aperçoit déjà que la violence dans les voies bien précises au moment de la lutte de libération ne s'éteint pas magiquement après la cérémonie des couleurs nationales. Elle s'éteint d'autant moins que la construction nationale continue à s'inscrire dans le cadre de la compétition décisive du capitalisme et du socialisme.

Cette compétition donne une dimension quasi universelle aux revendications les plus localisées. Chaque meeting, chaque acte de répression retentit dans l'arène internationale. Les meurtres de Sharpeville ont secoué l'opinion pendant des mois. Dans les journaux, sur les antennes, dans les conversations privées, Sharpeville est devenu un symbole. C'est à travers Sharpeville que des hommes et des femmes ont abordé le problème de l'apartheid en Afrique du Sud. Et l'on ne peut prétendre que seule la démagogie explique le soudain intérêt des Grands pour les petites affaires des régions sous-développées. Chaque jacquerie, chaque sédition dans le tiers monde s'insère dans le cadre de la guerre froide. Deux hommes sont matraqués à Salisbury, et voici que l'ensemble d'un bloc se met en branle, parle de ces deux hommes et, à l'occasion de ce matraquage, soulève le problème particulier de la Rhodésie — le reliant à l'ensemble de l'Afrique et à la totalité des hommes colonisés. Mais l'autre bloc, également, mesure, à l'ampleur de la campagne menée, les faiblesses locales de son système. Les peuples colonisés se rendent compte qu'aucun clan ne se désintéresse des incidents locaux. Ils cessent de se limiter à leurs horizons régionaux, saisis qu'ils sont dans cette atmosphère de secousse universelle.

Lorsque, tous les trois mois, on apprend que la 6e ou la 7e flotte fait mouvement vers telle côte, lorsque Khrouchtchev menace de sauver Castro à coups de fusées, lorsque Kennedy, à propos du Laos, décide d'envisager les solutions extrêmes, le colonisé ou le nouvel indépendant a l'impression que, bon gré, mal gré, il est entraîné dans une sorte de marche effrénée. En fait, il marche déjà. Prenons, par exemple, le cas des gouvernements de pays récemment libérés. Les hommes au pouvoir passent les deux tiers de leur temps à surveiller les alentours, à prévenir le danger qui les menace, et l'autre tiers à travailler pour le pays. En même temps, ils se cherchent des appuis. Obéissant à la même dialectique, les oppositions nationales se détournent avec mépris des voies parlementaires. Elles cherchent [75] des alliés qui acceptent de les soutenir dans leur entreprise brutale de sédition. L'atmosphère de violence, après avoir imprégné la phase coloniale, continue de dominer la vie nationale. Car, nous l'avons dit, le tiers monde n'est pas exclu. Bien au contraire, il est au centre de la tourmente. C'est pourquoi, dans leurs discours, les hommes d'État des pays sous-développés maintiennent indéfiniment le ton d'agressivité et d'exaspération qui aurait dû normalement disparaître. L'on comprend également l'impolitesse si souvent signalée des nouveaux dirigeants. Mais ce que l'on voit moins, c'est l'extrême courtoisie de ces mêmes dirigeants dans leurs contacts avec les frères ou les camarades. L'impolitesse est d'abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L'ex-colonisé a trop souvent l'impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l'article apportent la preuve qu'on sait de quoi l'on parle, qu'on y est allé. L'enquête se propose de vérifier l'évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n'y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d'être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d'indifférence ou d'hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l'opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c'est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d'Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n'ont pas cessé d'utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu'ils sont objectifs. Pour le colonisé, l'objectivité est toujours dirigée contre lui. On comprend également ce nouveau ton qui a submergé la diplomatie internationale à l'Assemblée générale des Nations unies en septembre 1960. Les représentants des pays coloniaux étaient agressifs, violents, outranciers, mais les peuples coloniaux n'ont pas trouvé qu'ils exagéraient. Le radicalisme des porte-parole africains a provoqué le mûrissement de l'abcès et a permis de mieux voir le [76] caractère inadmissible des veto, du dialogue des Grands, et surtout le rôle infime réservé au tiers monde.

La diplomatie telle qu'elle a été inaugurée par les peuples nouvellement indépendants n'est plus en nuances, en sous-entendus, en passes magnétiques. C'est que ces porte-parole sont chargés par leurs peuples de défendre à la fois l'unité de la nation, le progrès des masses vers le bien-être et le droit des peuples à la liberté et au pain.

C'est donc une diplomatie en mouvement, en furie, qui contraste étrangement avec le monde immobile, pétrifié, de la colonisation. Et quand M. Khrouchtchev brandit son soulier à l'ONU et en martèle la table, aucun colonisé, aucun représentant des pays sous-développés ne rit. Car ce que M. Khrouchtchev montre aux pays colonisés qui le regardent c'est que lui, le moujik, qui par ailleurs possède des fusées, traite ces misérables capitalistes comme ils le méritent. De même, Castro siégeant en tenue militaire à l'ONU ne scandalise pas les pays sous-développés. Ce que montre Castro, c'est la conscience qu'il a de l'existence du régime continué de la violence. L'étonnant, c'est qu'il ne soit pas entré à l'ONU avec sa mitraillette ; mais peut-être s'y serait-on opposé ? Les jacqueries, les actes désespérés, les groupes armés de coutelas ou de haches trouvent leur nationalité dans la lutte implacable qui dresse l'un contre l'autre le capitalisme et le socialisme.

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En 1945, les 45 000 morts de Sétifs pouvaient passer inaperçus ; en 1947, les 90 000 morts de Madagascar pouvaient faire l'objet d'un simple entrefilet dans les journaux ; en 1952, les 200 000 victimes de la répression au Kenya pouvaient rencontrer une indifférence relative. C'est que les contradictions internationales n'étaient pas suffisamment tranchées. Déjà la guerre de Corée et la guerre d'Indochine avaient inauguré une nouvelle phase. Mais c'est surtout Budapest et Suez qui constituent les moments décisifs de cette confrontation.

Forts du soutien inconditionnel des pays socialistes, les colonisés se lancent avec les armes qu'ils ont contre la citadelle [77] inexpugnable du colonialisme. Si cette citadelle est invulnérable aux couteaux et aux poings nus, elle ne l'est plus quand on décide de tenir compte du contexte de la guerre froide.

Dans cette conjoncture nouvelle, les Américains prennent très au sérieux leur rôle de patron du capitalisme international. Dans un premier temps, ils conseillent aux pays européens de décoloniser à l'amiable. Dans un deuxième temps, ils n'hésitent pas à proclamer d'abord le respect puis le soutien du principe : l'Afrique aux Africains. Les États-Unis ne craignent pas aujourd'hui de dire officiellement qu'ils sont les défenseurs du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Le dernier voyage de M. Mennen-Williams n'est que l'illustration de la conscience qu'ont les Américains que le tiers monde ne doit pas être sacrifié. On comprend dès lors pourquoi la violence du colonisé n'est désespérée que si on la compare in abstracto à la machine militaire des oppresseurs. Par contre, si on la situe dans la dynamique internationa-le, on s'aperçoit qu'elle constitue une terrible menace pour l'oppresseur. La persistance des jacqueries et de l'agitation Mau-Mau déséquilibre la vie économique de la colonie mais ne met pas en danger la métropole. Ce qui est plus important aux yeux de l'impérialisme, c'est la possibilité pour la propagande socialiste de s'infiltrer dans les masses, de les contaminer. C'est déjà un grave danger dans la période froide du conflit ; mais que deviendrait, en cas de guerre chaude, cette colonie, pourrie par les guérillas meurtrières ?

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Le capitalisme se rend compte alors que sa stratégie militaire a tout à perdre au développement des guerres nationales. Aussi, dans le cadre de la coexistence pacifique, toutes les colonies sont-elles appelées à disparaître et, à l'extrême, le neutralisme à être respecté par le capitalisme. Ce qu'il faut éviter avant tout, c'est l'insécurité stratégique, l'ouverture des masses sur une doctrine ennemie, la haine radicale de dizaines de millions d'hommes. Les peuples colonisées sont parfaitement conscients de ces impératifs qui dominent la vie politique internationale. [78] C'est pourquoi même ceux qui tonnent contre la violence décident et agissent toujours en fonction de cette violence planétaire. Aujourd'hui la coexistence pacifique entre les deux blocs entretient et provoque la violence dans les pays coloniaux. Demain, peut-être verrons-nous se déplacer ce domaine de la violence après la libération intégrale des territoires coloniaux. Peut-être verrons-nous se poser la question des minorités. Déjà certaines d'entre elles n'hésitent pas à prôner des méthodes violentes pour résoudre leurs problèmes et ce n'est pas par hasard si, nous dit-on, des extrémistes nègres aux États-Unis forment des milices et s'arment en conséquence. Ce n'est pas par hasard non plus si, dans le monde dit libre, il y a des comités de défense des minorités juives en URSS et si le général de Gaulle, dans l'un de ses discours, a versé quelques larmes sur les millions de musulmans opprimés par la dictature communiste. Le capitalisme et l'impérialisme sont convaincus que la lutte contre le racisme et les mouvements de libération nationale sont purement et simplement des troubles télécommandés, fomentés de « l'extérieur ». Aussi décident-ils d'utiliser cette tactique efficace : Radio-Europe libre, comité de soutien des minorités dominées… Ils font de l'anticolonialisme, comme les colonels français en Algérie faisaient de la guerre subversive avec les SAS ou les services psychologiques. Ils « utilisaient le peuple contre le peuple ». On sait ce que cela donne.

Cette atmosphère de violence, de menace, ces fusées brandies n'effraient pas et ne désorientent pas les colonisés. Nous avons vu que toute leur histoire récente les dispose à « comprendre » cette situation. Entre la violence coloniale et la violence pacifique dans laquelle baigne le monde contemporain il y a une sorte de correspondance complice, une homogénéité. Les colonisés sont adaptés à cette atmosphère. Ils sont, pour une fois, de leur temps. On s'étonne quelquefois que les colonisés, plutôt que d'offrir une robe à leur femme, achètent un poste à transistors. On ne devrait pas. Les colonisés sont persuadés que leur destin se joue maintenant. Ils vivent dans une atmosphère [79] de fin du monde et ils estiment que rien ne doit leur échapper. C'est pourquoi ils comprennent très bien Phouma et Phoumi, Lumumba et Tschombé, Ahidjo et Moumié, Kenyatta et ceux qu'on jette périodiquement en avant pour le remplacer. Ils comprennent très bien tous ces hommes car ils démasquent les forces qui sont derrière eux. Le colonisé, l'homme sous-développé sont aujourd'hui des animaux politiques au sens le plus planétaire du terme.

L'indépendance a certes apporté aux hommes colonisés la réparation morale et consacré leur dignité. Mais ils n'ont pas encore eu le temps d'élaborer une société, de construire et d'affirmer des valeurs. Le foyer incandescent où le citoyen et l'homme se développent et s'enrichissent dans des domaines de plus en plus larges n'existe pas encore. Placés dans une sorte d'indétermination, ces hommes se persuadent assez facilement que tout va se décider ailleurs, pour tout le monde, en même temps. Quant aux dirigeants, face à cette conjoncture, ils hésitent et choisissent le neutralisme.

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Il y aurait beaucoup à dire sur le neutralisme. Certains l'assimilent à une sorte de mercantilisme infect qui consisterait à prendre à droite et à gauche. Or, le neutralisme, cette création de la guerre froide s'il permet aux pays sous-développés de recevoir l'aide économique des deux parties, ne permet pas, en fait, à chacune de ces deux parties de venir en aide comme il le faudrait aux régions sous-développées. Ces sommes littéralement astronomiques qui sont investies dans les recherches militaires, ces ingénieurs transformés en techniciens de la guerre nucléaire pourraient, en quinze ans, augmenter le niveau de vie des pays sous-développés de 60 %. On voit donc que l'intérêt bien compris des pays sous-développés ne réside ni dans la prolongation ni dans l'accentuation de cette guerre froide. Mais il se trouve qu'on ne leur demande pas leur avis. Alors, quand ils en ont la possibilité, ils se désengagent. Mais le peuvent-ils réellement ? Voici, par exemple, que la France expérimente en Afrique ses [80] bombes atomiques. Si l'on excepte les motions, les meetings et les ruptures diplomatiques fracassantes, on ne peut pas dire que les peuples africains aient pesé, dans ce secteur précis, sur l'attitude de la France.

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Le neutralisme produit chez le citoyen du tiers monde une attitude d'esprit qui se traduit dans la vie courante par une intrépidité et une fierté hiératique qui ressemblent étrangement au défi. Ce refus affirmé du compromis, cette volonté toute dure de ne pas s'attacher rappellent le comportement de ces adolescents fiers et dépouillés, toujours prêts à se sacrifier pour un mot. Tout cela désarçonne les observateurs occidentaux. Car il y a à proprement parler un scandale entre ce que ces hommes prétendent être et ce qu'ils ont derrière eux. Ce pays sans tramways, sans troupes, sans argent ne justifie pas la bravade qu'ils étalent au grand jour. C'est, à n'en pas douter, de l'imposture. Le tiers monde donne souvent l'impression qu'il jubile dans le drame et qu'il lui faut sa dose hebdomadaire de crises. Ces leaders de pays vides, qui parlent fort, irritent. On a envie de les faire taire. Or, on les courtise. On leur offre des fleurs. On les invite. Disons-le, on se les arrache. Cela, c'est du neutralisme. Illettrés à 98 %, il existe cependant à leur propos une littérature colossale. Ils voyagent énormément. Les dirigeants des pays sous-développés, les étudiants des pays sous-développés sont des clients dorés pour les compagnies aériennes. Les responsables africains et asiens ont la possibilité, dans le même mois, de suivre un enseignement sur la planification socialiste à Moscou et sur les bienfaits de l'économie libérale à Londres ou à Columbia University. Les syndicalistes africains, pour leur part, progressent à une cadence accélérée. A peine leur confie-t-on des postes dans les organismes de direction qu'ils décident de se constituer en centrales autonomes. Ils n'ont pas ces cinquante ans de pratique syndicale passés dans le cadre d'un pays industrialisé, mais ils savent déjà que le syndicalisme apolitique est un non-sens. Ils n'ont pas affronté la machine bourgeoise, ils n'ont pas [81] développé leur conscience dans la lutte des classes, mais peut-être n'est-ce pas nécessaire. Peut-être. Nous verrons que cette volonté totalisante, qui se caricature souvent en globalisme, est l'une des caractéristiques les plus fondamentales des pays sous-développés.

Mais revenons au combat singulier du colonisé et du colon. Il s'agit, on le voit, de la lutte armée franche. Les exemples historiques sont : l'Indochine, l'Indonésie, et, bien sûr, l'Afrique du Nord. Mais ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est qu'elle aurait pu éclater n'importe où, en Guinée comme en Somalie, et encore aujourd'hui elle peut éclater partout où le colonialisme entend encore durer, en Angola par exemple.

L'existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu'aux moyens violents. Lui à qui on n'a jamais cessé de dire qu'il ne comprenait que le langage de la force, décide de s'exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s'il voulait se libérer. L'argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c'est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n'essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n'arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément. Pendant la phase insurrectionnelle, chaque colon raisonne à partir d'une arithmétique précise. Cette logique n'étonne pas les autres colons mais il est important de dire qu'elle n'étonne pas non plus les colonisés. Et d'abord, l'affirmation de principe : « C'est eux ou nous » ne constitue pas un paradoxe, puisque le colonialisme, avons-nous vu, est justement l'organisation d'un monde manichéiste, d'un monde compartimenté. Et quand, préconisant des moyens précis, le colon demande à chaque représentant de la minorité qui opprime de descendre 30 ou 100 ou 200 indigènes, il s'aperçoit que personne n'est indigné et qu'à [82] l'extrême tout le problème et de savoir si on peut faire ça d'un seul coup ou par étapes 5.

Ce raisonnement qui prévoit très arithmétiquement la disparition du peuple colonisé ne bouleverse pas le colonisé d'indignation morale. Il a toujours su que ses rencontres avec le colon se dérouleraient dans un champ clos. Aussi le colonisé ne perd-il pas son temps en lamentations et ne cherche-t-il presque jamais à ce qu'on lui rende justice dans le cadre colonial. En fait, si l'argumentation du colon trouve le colonisé inébranlable, c'est que ce dernier a pratiquement posé le problème de sa libération en des termes identiques : « Constituons-nous en groupes de deux cents ou de cinq cents et que chaque groupe s'occupe d'un colon. » C'est dans cette disposition d'esprit réciproque que chacun des protagonistes commence la lutte. Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. Les questions posées au militant par l'organisation portent la marque de cette vision des choses : « Où as-tu travaillé ? Avec qui ? Qu'as-tu fait ? » Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés Par la police française, la confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau-Mau qui exigeaient que chaque membre du [83] groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c'est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L'homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l'agent parce qu'elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. Il est bon de rappeler l'une des pages les plus décisives de sa tragédie où le Rebelle (tiens !) s'explique :

Mère :
— Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…
Le Rebelle :
— Ma race ; la race tombée. Ma religion… mais ce n'est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement… c'est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute.
(Très calme.)
Je me souviens d'un jour de novembre ; il n'avait pas six mois et le maître est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et il tâtait ses petits membres musclés, c'était un très bon maître, il promenait d'une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de fossettes. Ses yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-il en me regardant, et il disait d'autres choses aimables, le maître, qu'il fallait s'y prendre très tôt, que ce n'était pas trop de vingt ans pour faire un bon chrétien et un bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de commandeur, [84]oeil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur le berceau de mon fils un berceau de garde-chiourme. Nous rampâmes coutelas au poing…
La Mère :
— Hélas tu mourras.
Le Rebelle :
Tué… je l'ai tué de mes propres mains… Oui : de mort féconde et plantureuse… c'était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre. Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles. Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes.
La Mère :
— J'avais rêvé d'un fils pour fermer les yeux de sa mère.
Le Rebelle :
— J'ai choisi d'ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon fils.
La Mère :
— … O mon fils… de mort mauvaise et pernicieuse.
Le Rebelle :
— Mère, de mort vivace et somptueuse.
La Mère :
— pour avoir trop haï
Le Rebelle :
— pour avoir trop aimé.
La Mère :
Épargne-moi, j'étouffe de tes liens. Je saigne de tes blessures.
Le Rebelle :
Et le monde ne m'épargne pas… Il n'y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié.
La Mère :
Dieu du ciel, délivre-le.
Le Rebelle :
Mon coeur tu ne me délivreras pas de mes souvenirs… C'était un soir de novembre…
Et subitement des clameurs éclairèrent le silence. Nous avions bondi, nous, les esclaves ; nous, le fumier : nous, les bêtes au sabot de patience. Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent… Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur. Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et une grande clameur s'éleva vers l'est, c'étaient les communs qui brûlaient et la flamme flaqua douce sur nos joues. Alors ce fut l'assaut donné à la maison du maître. On tirait des fenêtres. Nous forçâmes les portes. La chambre du maître était grande ouverte. La chambre du maître était brillamment éclairée, et le maître était là très calme… et les nôtres s'arrêtèrent… c'était le maître… J'entrai. C'est toi, me dit-il, très calme… C'était moi, c'était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave, l'esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie… je frappai, le sang gicla : c'est le seul baptême dont je me souvienne aujourd'hui 6.

On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s'équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d'autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la [86] violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. Les gouvernements métropolitains sont dans la première phase de cette période insurrectionnelle, esclaves des colons. Ces colons menacent à la fois les colonisés et leurs gouvernements. Ils utiliseront contre les uns et les autres les mêmes méthodes.

L'assassinat du maire d'Évian, dans son mécanisme et ses motivations, s'identifie à l'assassinat d'Ali Boumendjel. Pour les colons, l'alternative n'est pas entre une Algérie algérienne et une Algérie française mais entre une Algérie indépendante et une Algérie coloniale. Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. La logique du colon est implacable et l'on n'est désarçonné par la contre-logique déchiffrée dans la conduite du colonisé que dans la mesure où l'on n'a pas préalablement mis au jour les mécanismes de pensée du colon. Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n'y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l'égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l'indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avaient précisément motivé l'embuscade. Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence... Voilà ce qu'enregistrent dans l'amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie. Dans les luttes armées, il y a ce qu'on pourrait appeler le point de non-retour. C'est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie en 1955 avec les 12 000 victimes de [87] Philippeville et en 1956 avec l'installation par Lacoste des milices urbaines et rurales 7.

Alors il devint clair pour tout le [88] monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois, le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu'on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. A la formule [89] « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils 8. » Le colonisé, quand on le torture, qu'on lui tue sa femme ou qu'on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d'enquête et d'information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n'existent pas. Et, de fait, bientôt sept ans de crimes en Algérie et pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d'un Algérien. En Indochine, à Madagascar, aux colonies, l'indigène a toujours su qu'il n'y avait rien à attendre de l'autre bord. Le travail du colon est de rendre impossibles jusqu'aux rêves de liberté du colonisé. Le travail du colonisé est d'imaginer toutes les combinaisons éventuelles pour anéantir le colon. Sur le plan du raisonnement, le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé. A la théorie de « l'indigène mal absolu » répond la théorie du « colon mal absolu. » L'apparition du colon a signifié syncrétiquement mort de la société autochtone, léthargie culturelle, pétrification des individus. Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon. Telle est donc cette correspondance terme à terme des deux raisonnements.

Mais il se trouve que pour le peuple colonisé cette violence, parce qu'elle constitue son seul travail, revêt des caractères positifs, [90] formateurs. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c'est-à-dire qu'elle le jette dans une seule direction, à sens unique. La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l'occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d'histoire collective. Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle facilitée par l'existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère. On comprend mieux alors l'originalité du vocabulaire utilisé dans les pays sous-développés. Pendant la période coloniale, on conviait le peuple à lutter contre l'oppression. Après la libération nationale, on le convie à lutter contre la misère, l'analphabétisme, le sous-développement. La lutte, affirme-t-on, continue. Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable.

La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l'existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. Aussi les partis nationalistes se montrent-ils particulièrement impitoyables avec les caïds et les chefs coutumiers. La liquidation des caïds et des chefs est un préalable à l'unification du peuple. Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d'infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s'il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l'affaire de tous et de chacun, que le leader n'a pas de mérite [91] spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. D'où cette espèce de réticence agressive à l'égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateur ». Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie. Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd'hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. Les démagogues, les opportunités, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L'entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible.

Notes
1. Nous avons montré dans Peau noire, Masques blancs (éditions du Seuil) le mécanisme de ce monde manichéiste.
2. Guerres coloniales et troubles mentaux, chapitre 5.
3. Friedrich Engels, Anti-Dühring, 2e partie, chapitre III, « Théorie de la violence », Éditions.
4. Il peut arriver que le leader soit l'expression authentique des masses colonisées. Dans ce cas, le colonialisme va profiter de sa détention pour essayer de lancer de nouveaux leaders.
5. Il est évident que ce nettoyage par le vide détruit la chose qu'on voulait sauver. C'est bien ce que signale Sartre quand il dit : « En somme par le fait même de les répéter (il s'agit des idées racistes) on révèle que l'union simultanée de tous contre les indigènes est irréalisable, qu'elle n'est que récurrence tournante et que d'ailleurs cette union ne pourrait se faire comme groupement actif que pour massacrer les colonisés, tentation perpétuelle et absurde du colon, qui revient, si elle était d'ailleurs réalisable, à supprimer d'un coup la colonisation. » Critique de la raison dialectique, p. 346.
6. Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient) , Gallimard, p. 133 à 137.
7. Il faut revenir à cette période pour mesurer l'importance de cette décision du pouvoir français en Algérie. Ainsi, dans le n°4 du 28.3.1957 de Résistance algérienne, on peut lire : « Répondant au voeu de l'Assemblée générale des Nations unies, le Gouvernement français vient de décider en Algérie la création de milices urbaines. Assez de sang versé, avait dit l'ONU, Lacoste répond: Constituons des milices. Cessez-le-feu, conseillait l'ONU, Lacoste vocifère: Armons les civils. Les deux parties en présence sont invitées à entrer en contact pour s'entendre sur une solution démocratique et pacifique recommandait l'ONU, Lacoste décrète que dorénavant tout Européen sera armé et devra tirer sur quiconque lui paraîtra suspect. La répression sauvage, inique, confinant au génocide devra avant toutes choses être combattue par les autorités, estimait-on alors. Lacoste répond : Systématisons la répression, organisons la chasse aux Algériens. Et symboliquement il remet les pouvoirs civils aux militaires, les pouvoirs militaires aux civils. Le cercle est fermé. Au milieu l'Algérien, désarmé, affamé, traqué, bousculé, frappé, lynché, bientôt abattu parce que suspect. Aujourd'hui, en Algérie, il n'y a pas un Français qui ne soit autorisé, invité à faire usage de son arme. Pas un Français, en Algérie, un mois après l'appel au calme de l'ONU, qui n'ait la permission, l'obligation de découvrir, de susciter, de poursuivre des suspects. « Un mois après le vote de la motion finale de l'Assemblée générale des Nations unies, pas un Européen, en Algérie, à être étranger à la plus épouvantable entreprise d'extermination des temps modernes. Solution démocratique ? D'accord concède Lacoste, commençons par supprimer les Algériens. Pour cela, armons les civils et laissons faire. La presse parisienne dans son ensemble, a accueilli avec réserve la création de ces groupes armés. Milice fascistes, a-t-on dit. Oui. Mais, à l'échelle de l'individu et du droit des gens, qu'est le fascisme sinon le colonialisme au sein de pays traditionnellement colonialistes ? Assassinats systématiquement légalisés, recommandés, a-t-on avancé. Mais la chair algérienne ne porte-t-elle pas depuis cent trente ans des blessures de plus en plus ouvertes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus radicales ? Attention, conseille M. Kenne-Vignes, parlementaire MRP, ne risque-t-on pas, en créant ces milices, de voir se creuser bientôt un abîme entre les deux communautés d'Algérie ? Oui. Mais le statut colonial n'est-ce pas l'asservissement organisé de tout un peuple ? La Révolution algérienne est précisément la contestation affirmée de cet asservissement et de cet abîme. La Révolution algérienne s'adresse à la nation occupante et lui dit : « Enlevez vos crocs de la chair algérienne meurtrie et blessée ! Donnez voix au peuple algérien ! »
« La création de ces milices, dit-on, permettra d'alléger les tâches de l'Armée. Elle libérera des unités dont la mission sera de protéger les frontières tunisienne et marocaine. Une armée forte de six cent mille hommes. La quasi-totalité de la Marine et de l'Aviation. Une police énorme, expéditive, au palmarès ahurissant, ayant absorbé les ex-tortionnaires des peuples tunisien et marocain. Des unités territoriales fortes de cent mille hommes. Il faut alléger l'Armée. Créons des milices urbaines. Tant il est vrai que la frénésie hystérique et criminelle de Lacoste en impose, même aux Français clairvoyants. La vérité est que la création de ces milices porte dans sa justification sa propre contradiction. Les tâches de l'Armée française sont infinies. Dès lors qu'on lui fixe comme objectif la remise du bâillon à la bouche algérienne se ferme toujours la porte sur l'avenir. Surtout, on s'interdit d'analyser, de comprendre, de mesurer la profondeur et la densité de la Révolution algérienne ; chefs d'arrondissements, chefs d'îlots, chefs de rues, chefs de buildings, chefs d'étages... Au quadrillage en surface s'ajoute aujourd'hui le quadrillage en hauteur.
« En 48 heures deux mille candidatures sont enregistrées. Les Européens d'Algérie ont immédiatement répondu à l'appel au meurtre de Lacoste. Désormais, chaque Européen devra recenser dans son secteur les Algériens survivants. Renseignements, « réponse rapide » au terrorisme, détection de suspects, liquidation de « fuyards », renforcement des services de police. Certainement, il faut alléger les tâches de l'Armée. Au ratissage en surface s'ajoute aujourd'hui le ratissage en hauteur. Au meurtre artisanal s'ajoute aujourd'hui le meurtre planifié. Arrêtez l'écoulement de sang, avait conseillé l'ONU. Le meilleur moyen d'y parvenir, réplique Lacoste, est qu'il n'y ait plus de sang à verser. Le peuple algérien après avoir été livré aux hordes de Massu est confié aux bons soins des milices urbaines. En décidant la création de ces milices, Lacoste signifie nettement qu'il ne laissera pas toucher à SA guerre. Il prouve qu'il existe un infini dans le pourrissement. Certes, le voici maintenant prisonnier, mais quelle jouissance de perdre tout le monde avec soi.
« Le peuple algérien après chacune de ces décisions augmente la contracture de ses muscles et l'intensité de sa lutte. Le peuple algérien, après chacun de ces assassinats sollicités et organisés, structure davantage sa prise de conscience et solidifie sa résistance. Oui. Les tâches de l'Armée française sont infinies. Car l'unité du peuple algérien est, ô combien, infinie !! »
8. C'est pourquoi, au début des hostilités, il n'y a pas de prisonniers. C'est seulement par la politisation des cadres que les dirigeants arrivent à faire admettre aux masses : 1) que les gens qui viennent de la métropole ne sont pas toujours volontaires et quelquefois même sont écoeurés par cette guerre ; 2) que l'intérêt actuel de la lutte veut que le mouvement manifeste dans son action le respect de certaines conventions internationales ; 3) qu'une armée qui fait des prisonniers est une armée, et cesse d'être considérée comme un groupe d'écumeurs de routes ; 4) qu'en tout état de cause la possession des prisonniers constitue un moyen de pression non négligeable pour protéger nos militants détenus par l'ennemi.

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