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Frantz Fanon


Frantz Fanon. Les Damnés de la terre — webAfriqa. Tierno S. Bah

Les Damnés de la terre

Ed. François Maspéro. Paris. 1961.
Préface de Jean-Paul Sartre


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I.A
De la violence dans le contexte international

Nous avons maintes fois signalé dans les pages qui précèdent que dans les régions sous-développées le responsable politique est toujours en train d'appeler son peuple au combat. Combat contre le colonialisme, combat contre la misère et le sous-développement, combat contre les traditions stérilisantes. Le vocabulaire qu'il utilise dans ses appels est un vocabulaire de chef d'État-Major : « mobilisation des masses », « front de l'agriculture », « front de l'analphabétisme », « défaites subies », « victoires remportées ». La jeune nation indépendante évolue pendant les premières années dans une atmosphère de champ de bataille. C'est que le dirigeant politique d'un pays sousdéveloppé mesure avec effroi le chemin immense que doit franchir son pays. Il en appelle au peuple et lui dit : « Ceignons-nous les reins et travaillons. » Le pays, tenacement saisi par une sorte de folie créatrice, se jette dans un effort gigantesque et disproportionné. Le programme est non seulement de s'en sortir, mais de rattraper les autres nations avec les moyens du bord. Si les peuples européens, pense-t-on, sont parvenus à ce stade de développement, c'est à la suite de leurs efforts. Prouvons donc au monde et à nous-mêmes que nous sommes capables des mêmes réalisations. Cette façon de poser le problème de l'évolution des pays sous-développés ne nous paraît ni juste ni raisonnable.
Les États européens ont fait leur unité nationale à un moment où les bourgeoisies nationales avaient concentré dans leurs mains la plupart des richesses. Commerçants et artisans, clercs et banquiers monopolisaient dans le cadre national les [94] finances, le commerce et les sciences. La bourgeoisie représentait la classe la plus dynamique, la plus prospère. Son accession au pouvoir lui permettait de se lancer dans des opérations décisives : industrialisation, développement des communications et bientôt recherches de débouchés « outre-mer ».
En Europe, si l'on excepte quelques nuances (l'Angleterre par exemple avait pris une certaine avance) les différents États au moment où se réalisait leur unité nationale connaissaient une situation économique à peu près uniforme. Aucune nation vraiment, par les caractères de son développement et de son évolution, n'insultait les autres.
Aujourd'hui, l'indépendance nationale, la formation nationale dans les régions sous-développées revêtent des aspects totalement nouveaux. Dans ces régions, quelques réalisations spectaculaires exceptées, les différents pays présentent la même absence d'infrastructure. Les masses luttent contre la même misère, se débattent avec les mêmes gestes et dessinent avec leurs estomacs rapetissés ce que l'on a pu appeler la géographie de la faim. Monde sous-développé, monde de misère et inhumain. Mais aussi monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s'est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela, nous décidons de ne plus l'oublier. Lorsqu'un pays colonialiste, gêné par les revendications à l'indépendance d'une colonie, proclame à l'intention des dirigeants nationalistes : « Si vous voulez l'indépendance, prenez-la et retournez au Moyen Âge », le peuple nouvellement indépendant a tendance à acquiescer et à relever le défi. Et l'on voit effectivement le colonialisme retirer ses capitaux et ses techniciens et mettre en place autour du jeune État un dispositif de pression [95] économique 9. L'apothéose de l'indépendance se transforme en malédiction de l'indépendance. La puissance coloniale par des moyens énormes de coercition condamne à la régression la jeune nation. En clair, la puissance coloniale dit : « Puisque vous voulez l'indépendance, prenez-la et crevez. »

Les dirigeants nationalistes n'ont alors d'autre ressource que de se tourner vers leur peuple et de lui demander un effort grandiose. De ces hommes affamés on exige un régime d'austérité, à ces muscles atrophiés on demande un travail disproportionné. Un régime autarcique est institué et chaque État, avec les moyens misérables dont il dispose, tâche de répondre à la grande faim nationale, à la grande misère nationale. On assiste à la mobilisation d'un peuple qui dès lors s'éreinte et s'épuise face à l'Europe repue et méprisante.

D'autres pays du tiers monde refusent cette épreuve et acceptent d'en passer par les conditions de l'ancienne puissance tutélaire. Utilisant leur position stratégique, position qui les privilégie dans la lutte des blocs, ces pays concluent des accords, s'engagent. L'ancien pays dominé se transforme en pays économiquement dépendant. L'ex-puissance coloniale qui a maintenu intacts, et quelquefois renforcé, des circuits commerciaux de type colonialiste accepte par petites injections d'alimenter le budget de la nation indépendante. On voit donc que l'accession à l'indépendance des pays coloniaux place le monde devant un problème capital : la libération nationale des pays colonisés dévoile et rend plus insupportable leur état réel. La confrontation fondamentale qui semblait être celle du colonialisme et de l'anticolonialisme, voire du capitalisme et du socialisme, perd déjà de son importance. Ce qui compte aujourd'hui, le problème qui barre l'horizon c'est la nécessité d'une redistribution des richesses. L'humanité, sous peine d'en être ébranlée, devra répondre à cette question.

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On a pu penser généralement que l'heure était venue pour le monde, et singulièrement pour le tiers monde, de choisir entre le système capitaliste et le système socialiste. Les pays sous-développés, qui ont utilisé la compétition féroce qui existe entre les deux systèmes pour assurer le triomphe de leur lutte de libération nationale, doivent cependant refuser de s'installer dans cette compétition. Le tiers monde ne doit pas se contenter de se définir par rapport à des valeurs qui l'ont précédé. Les pays sous-développés au contraire doivent s'efforcer de mettre au jour des valeurs qui leur soient propres, des méthodes, un style qui leur soient spécifiques. Le problème concret devant lequel nous nous trouvons n'est pas celui du choix coûte que coûte entre le socialisme et le capitalisme tels qu'ils ont été définis par des hommes de continents et d'époques différents. Nous savons, certes, que le régime capitaliste ne peut pas en tant que mode de vie nous permettre de réaliser notre tâche nationale et universelle. L'exploitation capitaliste, les trusts et les monopoles sont [97] les ennemis des pays sous-développés. Par contre le choix d'un régime socialiste, d'un régime tout entier tourné vers l'ensemble du peuple, basé sur le principe que l'homme est le bien le plus précieux, nous permettra d'aller plus vite, plus harmonieusement, rendant de ce fait impossible cette caricature de société où quelques-uns détiennent l'ensemble des pouvoirs économiques et politiques au mépris de la totalité nationale. Mais pour que ce régime puisse valablement fonctionner, que nous puissions à tout instant respecter les principes dont nous nous inspirons, il nous faut autre chose que l'investissement humain. Certains pays sous-développés déploient dans cette direction un effort colossal. Hommes et femmes, jeunes et vieux, dans l'enthousiasme, s'engagent dans un véritable travail forcé et se proclament esclaves de la nation. Le don de soi, le mépris de toute préoccupation qui ne soit pas collective font exister une morale nationale qui réconforte l'homme, lui redonne confiance dans le destin du monde et désarme les observateurs les plus réticents. Nous croyons cependant qu'un tel effort ne pourra se poursuivre longtemps à ce rythme infernal. Ces jeunes pays ont accepté de relever le défi après le retrait inconditionnel de l'ex-pays colonial. Le pays se retrouve entre les mains de la nouvelle équipe mais en réalité il faut tout reprendre, tout repenser. Le système colonial en effet s'intéressait à certaines richesses, à certaines ressources, précisément celles qui alimentaient ses industries. Aucun bilan sérieux n'avait été fait jusqu'à présent du sol ou du sous-sol. Aussi la jeune nation indépendante se voit-elle obligée de continuer les circuits économiques mis en place par le régime colonial. Elle peut, bien sûr, exporter vers d'autres pays, vers d'autres zones monétaires mais la base de ses exportations n'est pas fondamentalement modifiée. Le régime colonial a cristallisé des circuits et on est contraint sous peine de catastrophe de les maintenir. Il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. Or, pour ce faire il faut autre chose que l'investissement [98] humain. Il faut des capitaux, des techniciens, des ingénieurs, des mécaniciens, etc. Disons-le, nous croyons que l'effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés par leurs dirigeants ne donnera pas les résultats escomptés. Si les conditions de travail ne sont pas modifiées il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les forces impérialistes 10.
La vérité c'est que nous ne devons pas accepter ces conditions. Nous devons carrément refuser la situation à laquelle veulent nous condamner les pays occidentaux. Le colonialisme et l'impérialisme ne sont pas quittes avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police. Pendant des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l'esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d'or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l'Europe en véritable colonie. Les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volées : oeuvres culturelles, tableaux, sculptures, vitraux ont été rendus à leurs propriétaires. Dans la bouche des Européens au lendemain de 1945 une seule phrase : « L'Allemagne paiera. » De son côté M. Adenauer, au moment où s'ouvrait le procès Eichamnn, a, au nom du peuple allemand, encore une fois demandé pardon au peuple juif. M. Adenauer a renouvelé l'engagement de son pays à continuer de payer à l'État d'Israël les [99] sommes énormes qui doivent servir de compensation aux crimes nazis 11.

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Pareillement nous disons que les États impérialistes commettraient une grave erreur et une injustice inqualifiable s'ils se contentaient de retirer de notre sol les cohortes militaires, les services administratifs et d'intendance dont c'était la fonction de découvrir des richesses, de les extraire et de les expédier vers les métropoles. La réparation morale de l'indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse. Sur le plan de l'universel, cette affirmation, on s'en doute, ne veut absolument pas signifier que nous nous sentons concernés par les créations de la technique ou des arts occidentaux. Très concrètement l'Europe s'est enflée de façon démesurée de l'or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l'Europe aujourd'hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L'Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l'étouffent [100] sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d'esclaves déportés. Et quand nous entendons un chef d'État européen déclarer la main sur le coeur qu'il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés, nous ne tremblons pas de reconnaissance. Bien au contraire nous nous disons « c'est une juste réparation qui va nous être faite ». Aussi n'accepterons-nous pas que l'aide aux pays sous-développés soit un programme de « soeurs de charité ». Cette aide doit être la consécration d'une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer 12. Que si, par inintelligence — ne parlons pas d'ingratitude —, les pays capitalistes refusaient de payer, alors la dialectique implacable de leur propre système se chargerait de les asphyxier. Les jeunes nations, c'est un fait, attirent peu les capitaux privés. De multiples raisons légitiment et expliquent cette réserve des monopoles. Dès que les capitalistes savent, et ils sont évidemment les premiers à le savoir, que leur gouvernement s'apprête à décoloniser, ils se dépêchent de retirer de la colonie la totalité de leurs capitaux. La fuite spectaculaire des capitaux est l'un des phénomènes les plus constants de la décolonisation.
Les compagnies privées, pour investir dans les pays indépendants, exigent des conditions qui se révèlent à l'expérience [101] inacceptables ou irréalisables. Fidèles au principe de rentabilité immédiate qui est le leur dès qu'ils vont « outre-mer », les capitalistes se montrent réticents à l'égard de tout investissement à long terme. Ils sont rebel-les et souvent ouvertement hostiles aux prétendus programmes de planification des jeunes équipes au pouvoir. A la rigueur ils accepteraient volontiers de prêter de l'argent aux jeunes États mais à la condition que cet argent serve à acheter des produits manufacturés, des machines, donc à faire tourner les usines de la métropole.
En fait, la méfiance des groupes financiers occidentaux s'explique par leur souci de ne prendre aucun risque. Aussi exigent-ils une stabilité politique et un climat social serein qu'il est impossible d'obtenir si l'on tient compte de la situation lamentable de la population globale au lendemain de l'indépendance. Alors, à la recherche de cette garantie que ne peut assurer l'ancienne colonie, ils exigent le maintien de certaines garnisons ou l'entrée du jeune État dans des pactes économiques ou militaires. Les compagnies privées font pression sur leur propre gouvernement pour qu'au moins les bases militaires soient installées dans ces pays avec pour mission d'assurer la protection de leurs intérêts. En dernier ressort ces compagnies demandent à leur gouvernement de garantir les investissements qu'elles décident de faire dans telle ou telle région sous-développée.
Il se trouve que peu de pays réalisent les conditions exigées par les trusts et les monopoles. Aussi les capitaux, privés de débouchés sûrs, restent-ils bloqués en Europe et s'immobilisent. Ils s'immobilisent d'autant plus que les capitalistes se refusent à investir sur leur propre territoire. La rentabilité dans ce cas est en effet dérisoire et le contrôle fiscal désespère les plus audacieux.
La situation est à long terme catastrophique. Les capitaux ne circulent plus ou voient leur circulation considérablement diminuée. Les banques suisses refusent les capitaux, l'Europe étouffe. Malgré les sommes énormes englouties dans les dépenses militaires le capitalisme international est aux abois.
Mais un autre danger le menace. Dans la mesure en effet où le tiers monde est abandonné et condamné à la régression, en [102] tout cas à la stagnation, par l'égoïsme et l'immoralité des nations occidentales, les peuples sous-développés décideront d'évoluer en autarcie collective. Les industries occidentales seront rapidement privées de leurs débouchés outre-mer. Les machines s'amoncelleront dans les entrepôts et, sur le marché européen, se déroulera une lutte inexorable entre les groupes financiers et les trusts. Fermeture d'usines, débauchage et chômage amèneront le prolétariat européen à déclencher une lutte ouverte contre le régime capitaliste. Les monopoles s'apercevront alors que leur intérêt bien compris est d'aider et d'aider massivement et sans trop de conditions les pays sous-développés. On voit donc que les jeunes nations du tiers monde ont tort de faire risette aux pays capitalistes. Nous sommes puissants de notre bon droit et de la justesse de nos positions. Nous devons au contraire dire et expliquer aux pays capitalistes que le problème fondamental de l'époque contemporaine n'est pas la guerre entre le régime socialiste et eux. Il faut mettre fin à cette guerre froide qui ne mène nulle part, arrêter la préparation de la nucléarisation du monde, investir généreusement et aider techniquement les régions sous-développées. Le sort du monde dépend de la réponse qui sera donnée à cette question.

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Et que les régimes capitalistes n'essaient pas d'intéresser les régimes socialistes au « sort de l'Europe » face aux multitudes colorées et affamées. L'exploit du commandant Gagarine, n'en déplaise au général de Gaulle, n'est pas une réussite qui fait « honneur à l'Europe ». Depuis quelque temps les chefs d'État des régimes capitalistes, les hommes de culture ont à l'égard de l'Union soviétique une attitude ambivalente. Après avoir coalisé toutes leurs forces pour anéantir le régime socialiste, ils comprennent maintenant qu'il faut compter avec lui. Alors ils se font aimables, multiplient les manoeuvres de séduction et rappellent constamment au peuple soviétique qu'il « appartient à l'Europe ».
En agitant le tiers monde comme une marée qui menacerait d'engloutir toute l'Europe, on n'arrivera pas à diviser les forces [103] progressistes qui entendent conduire l'humanité vers le bonheur. Le tiers monde n'entend pas organiser une immense croisade de la faim contre toute l'Europe. Ce qu'il attend de ceux qui l'ont maintenu en esclavage pendant des siècles, c'est qu'ils l'aident à réhabiliter l'homme, à faire triompher l'homme partout, une fois pour toutes.
Mais il est clair que nous ne poussons pas la naïveté jusqu'à croire que cela se fera avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens. Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l'homme dans le monde, l'homme total, se fera avec l'aide décisive des masses européennes qui, il faut qu'elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d'abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant.

Notes
9. Dans le contexte international actuel, le capitalisme n'exerce pas le blocus économique contre les seules colonies africaines ou asiatiques. Les États-Unis, avec l'opération anticastriste, inaugurent dans l'hémisphère américain un nouveau chapitre de l'histoire de la libération laborieuse de l'homme. L'Amérique latine formée de pays indépendants siégeant à l'ONU et battant monnaie devrait constituer une leçon pour l'Afrique. Ces anciennes colonies depuis leur libération subissent dans la terreur et le dénuement la loi d'airain du capitalisme occidental.
La libération de l'Afrique, le développement de la conscience des hommes ont permis aux peuples latino-américains de briser avec la vieille danse des dictatures où les régimes se succédaient en se ressemblant. Castro prend le pouvoir à Cuba et le donne au peuple. Cette hérésie est ressentie comme fléau national chez les yankees et les États-Unis organisent des brigades contre-révolutionnaires, fabriquent un gouvernement provisoire, incendient les récoltes de canne, décident enfin d'étrangler impitoyablement le peuple cubain. Mais ce sera difficile. Le peuple cubain souffrira mais il vaincra. Le président brésilien Janos Quadros, dans une déclaration d'importance historique, vient d'affirmer que son pays défendra par tous les moyens la Révolution cubaine. Les États-Unis eux aussi vont peut-être reculer devant la volonté des peuples. Ce jour-là, nous pavoiserons, car ce sera un jour décisif pour les hommes et pour les femmes du monde entier. Le dollar qui, somme toute, n'est garanti que par les esclaves répartis sur le globe, dans les puits de pétrole du Moyen-Orient, les mines du Pérou ou du Congo, les plantations de l'United Fruit ou de Firestone, cessera alors de dominer de toute sa puissance ces esclaves qui l'ont créé et qui continuent tête vide et ventre vide à le nourrir de leur substance.
10. Certains pays favorisés par un peuplement européen important accèdent à l'indépendance avec des murs et des avenues et ont tendance à oublier l'arrière-pays misérable et affamé. Ironie du sort, par une sorte de silence complice, ils font comme si leurs villes étaient contemporaines de l'indépendance.
11. Et il est vrai que l'Allemagne n'a pas intégralement réparé les crimes de guerre. Les indemnités imposées à la nation vaincue n'ont pas été réclamées en totalité car les nations lésées ont inclus l'Allemagne dans leur système défensif, anti-communiste. C'est cette préoccupation permanente qui anime les pays colonialistes quand ils essaient d'obtenir de leurs anciennes colonies, à défaut de l'inclusion dans le système occidental, des bases militaires et des enclaves. Ils ont décidé d'un commun accord d'oublier leurs revendications au nom de la stratégie de l'OTAN, au nom du monde libre. Et l'on a vu l'Allemagne recevoir par vagues successives des dollars et des machines. Une Allemagne redressée, forte et puissante était une nécessité pour le camp occidental. L'intérêt bien compris de l'Europe dite libre voulait une Allemagne prospère, reconstruite et capable de servir de premier rempart aux éventuelles hordes rouges. L'Allemagne a merveilleusement utilisé la crise européenne. Aussi les États-Unis et les autres États européens éprouvent-ils une légitime amertume devant cette Allemagne, hier à genou, qui leur livre aujourd'hui sur le marché économique une concurrence implacable.
12. « Distinguer radicalement l'édification du socialisme en Europe des "rapports avec le tiers monde" (comme si nous n'avions avec celui-ci que des relations d'extériorité), c'est, consciemment ou non, donner le pas à l'aménagement de l'héritage colonial sur la libération des pays sous-développés, c'est vouloir construire un socialisme de luxe sur les fruits de la rapine impériale — comme, à l'intérieur d'un gang, on se répartirait plus ou moins équitablement le butin, quitte à en distribuer un peu aux pauvres sous forme de bonnes oeuvres, en oubliant que c'est à eux qu'on l'a volé ». Marcel Péju, “Mourir pour de Gaulle ?” Les Temps modernes, n° 175-176, octobre-novembre 1960.

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