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Histoire


Bintou Sanankoua
La chute de Modibo Keita

Coll. Afrique Contemporaine, dirigée par Ibrahima Baba Kaké
Paris. Editions Chaka. 1990. 196 p.


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V. — L'étranger abasourdi

C'est avec surprise et,consternation que le coup d'Etat de Bamako est accueilli à l'étranger. Cette citation du Moniteur Africain, l'Hebdomadaire de l'économie africaine, du 21 novembre 1968 rend bien compte de la situation. « Le coup d'Etat qui vient de renverser le président Modibo Keita a été un des plus soudains, des plus inattendus de ceux déjà nombreux comme on sait — qui ont eu lieu en Afrique».
La presse internationale exprime de façon unanime sa surprise. Pourtant on sait bien que le Mali traverse d'énormes difficultés. Mais on pense que le prestige et l'estime dont jouit Modibo Keita auprès des Maliens et la tenue de tout le pays par l'US-R.D.A., y compris l'armée, mettent le Mali à l'abri d'un putsch. Le coup de Bamako ne laisse aucun voisin et ami du Mali indifférent.

Guinée. La Guinée « révolutionnaire » de Sékou Touré, qui assume la présidence de l'Organisation des Etats Riverains du Fleuve Sénégal (OERS) regroupant la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal réagit dès l'annonce du coup de Bamako et convoque une réunion extraordinaire de l'organisation à Conakry. On sait que l'organisation, créée à Bamako en juillet 1963 sous le nom de comité inter-Etats du fleuve Sénégal, n'a pas très bien fonctionné, en partie à cause des divergences politiques entre les présidents sénégalais et guinéen. Le président Modibo Keita s'emploie à rapprocher les deux hommes pour que l'organisation puisse fonctionner et il semble y avoir réussi lors de la rencontre au sommet de Bamako en novembre 1967. L'organisation fait peau neuve à Labé (Guinée) en mars 1968 par la constitution de l'OERS.
Moktar Ould Daddah de Mauritanie et Léopold Sédar Senghor du Sénégal répondent à l'invitation de Sékou Touré et se rendent à Conakry où la réunion s'ouvre dès le 25 novembre, c'est-à-dire juste une semaine après le coup. Le C.M.L.N. invité à la réunion de Conakry n'envoie pas de délégués mais confirme l'appartenance du Mali à l'OERS. Le sommet extraordinaire de Conakry décide sur proposition du Président Léopold Sédar Senghor d'envoyer à Bamako une délégation, elle se compose de Lansana Béavogui, ministre guinéen des Affaires Etrangères, Abdoulaye Diack, Secrétaire d'Etat sénégalais à l'Information, Ahmed Ould Daddah, Secrétaire Exécutif de l'OERS (un Mauritanien) et de Robert NDaw, secrétaire général de l'OERS (un Malien). Cette délégation arrive à Bamako en provenance de Conakry dès le mardi 26 novembre. Elle est accueillie par les services du protocole, le Ministre d'Etat du gouvernement provisoire mis en place, Jean-Marie Koné, le Ministre de l'Information et de la sécurité, le chef d'escadron Balla Koné et le lieutenant Karim Dembélé, membre du C.M.L.N.
On rattrape quelques militants de l'US-R.D.A. qui échappent aux premières arrestations du côté de la frontière guinéenne. Ils tentent de regagner la Guinée. Aussitôt la rumeur se répand à Bamako, comme une traînée de poudre, que Sékou Touré se prépare à venir renverser les putschistes de Bamako et rétablir Modibo Keïta au pouvoir.

Sénégal. Le Sénégal recevait la reine Elisabeth II d'Angleterre et son époux Philippe d'Edinbourg pendant que le pouvoir changeait de main à Bamako. La nouvelle ne se répand que lentement le mardi et c'est une vive surprise. Elle provoque une grande émotion populaire, tant les liens sont étroits entre les deux populations du Mali et du Sénégal. Quarante-huit heures après le coup d'Etat, les responsables politiques sénégalais continuaient toujours à observer une prudente réserve. Radio-Sénégal même ne rend compte de l'événement que de façon discrète.

Côte d'Ivoire. A Abidjan non plus, il n'y a pas de réaction officielle. « Fraternité matin » du 20 Novembre qui rend compte des événements de Bamako est très discret et se contente de reprendre les éléments d'information fournis par l'Agence ivoirienne de presse, les deux premiers communiqués du Comité militaire de libération nationale et une rapide biographie de Modibo Keïta. L'importante colonie malienne qui réside en Côte d'Ivoire suit les événements de Bamako avec un grand intérêt. Les élections libres et les institutions démocratiques qui sont promises aux maliens dans tous les discours des putschistes retiennent leur attention.

Haute-Volta. La nouvelle du coup d'Etat de Bamako provoque un choc en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), dernier pays étranger à avoir reçu le président Modibo Keïta avant sa chute. Le président Sangoulé Lamizana rend à la tête d'une importante délégation une visite d'amitié au Mali du 20 au 25 avril 1967. Le président Modibo Keîta lui rend sa visite à partir du 5 novembre 1968 pour six jours. Les discours échangés sont amicaux et chaleureux. Lamizana accueille Modibo en ces termes :
— Le peuple de Haute-Volta qui vous attendait avec impatience est tout heureux de vous recevoir.
Modibo lui répond :
— La visite que j'effectue dans votre pays est la consécration des liens fraternels d'amitié et de coopération existants si heureusernent entre nos deux pays.
Le 4 novembre 1968, en marge de la visite officielle que Modibo Keita effectue, se tient à Ouagadougou un sommet regroupant Ismaïl Al Azhou du Soudan, Hamani Diori du Niger, Modibo Keïta du Mali, Sangoulé Lamizana de Haute-Volta. Ces chefs d'Etat se mettent d'accord sur l'impérieuse nécessité d'une coopération inter-africaine et, pour être concrets, soumettront bientôt à l'étude un projet d'organisation d'un marché de la viande ouvert à tout Etat africain intéressé. Le 6 novembre, Lamizana et son hôte se rendent à Ouahigouya. Là, dans la capitale du Yatenga, il se produit un incident insignifiant en lui-même, mais significatif en Afrique. D'après les croyances populaires du Yatenga, un naba 7 reposait quelque part dans la ville de Ouahigouya et attirait le malheur sur tous les grands du jour qui passaient à côté de sa tombe. Le cortège présidentiel devait précisément emprunter ce passage. Le service du protocole informé au dernier moment n'accorde aucune importance à l'information et ne change pas l'itinéraire prévu. La population de Ouahigouya qui croit bien à ses légendes et traditions s'attendait à ce que quelque chose arrive à Modibo Keïta.
Il n'y a pas eu de réaction officielle immédiate à Ouagadougou. Mais le 21 décembre, « Carrefour Africain », l'hebdomadaire national d'information de Haute-Volta écrit :

« … le droit sinon le devoir de dire ce que nous pensons en toute franchise de ce qui s'est passé dans ce pays ami. A notre étonnement s'est mêlé un sentiment de gêne. Etonnement, car nous ne pensions pas que Modibo Keîta était si peu populaire dans son pays, gêne… car nous voyions en lui non seulement le représentant authentique du Mali, mais surtout l'un de ceux qui représentent l'autre option de l'Afrique… Les amis et frères Maliens ne se sont pas mêlés de nos affaires intérieures quand nous avions renversé notre ancien président. Dès lors, nous convenons qu'il est inconvenant de demander à nos voisins les mobiles de leurs actes. Mieux que quiconque, les Maliens sont seuls à pouvoir, comme nous hier, juger l'action de leur ancien président. Cependant, notre expérience depuis le 3 janvier 1966 nous apprend que nous ne devons pas passer d'un extrême à l'autre. Reconnaissant un pays non un homme, quelles que soient ses qualités, nous souhaitons que les affaires intérieures maliennes s'arrangent au mieux tant pour ce pays que pour ses voisins ».

Togo. Les relations particulières du Mali avec le Ghana de N'Kwamé N'Krumah ne pouvaient que provoquer la méfiance chez le voisin du Ghana. Aussi, Togo-Presse écrit-il dans ses colonnes dès le 20 novembre 1968 :

« Faut-il croire que les pays africains à régime socialiste connaîtront les uns après les autres des changements spectaculaires et surprenants, peut-être parce que précisément leurs principes ne répondent pas aux profondes aspirations des masses ?… Il est alors permis de se demander ce qu'il adviendra demain d'un régime tel que celui de Ahmed Sékou Touré… Réflexion faite et toutes proportions gardées, on peut dire que les pays africains n'ont pas encore bien assimilé le socialisme et ne sont pas encore assez mûrs pour adopter un tel régime».

Gabon. Le président Bongo, en pleine réception à Rome lorsqu'il apprit le coup d'Etat de Bamako déclare ému : « C'est dommage et c'est le cas de dire que l'Afrique est mal partie. Nous estimons cependant qu'il s'agit d'une affaire purement intérieure au Mali».

Au Nord du Sahara, la surprise est tout aussi grande. En Algérie, pays ami du Mali, qui lui a accordé une aide efficace pendant la guerre d'indépendance, le conseil de ministres étudie jeudi la situation au Mali et a publié un communiqué à l'issue de ce conseil. El Moudjahid de son côté écrit : « Le renversement et l'arrestation du président malien interviennent dans une conjoncture marquée par un net redressement de la situation au Mali dans le domaine économique. A Alger comme dans le monde, la surprise est grande d'autant plus que, pour notre peuple, le Mali est un pays bien connu et ami ».

Maroc. Le monarque marocain et le président malien avaient des relations d'amitié privilégiées. Hassan II et Modibo Keita font partie tous les deux du groupe de Casablanca. Aussi, le quotidien marocain Istiqlalien « Al Alam » écrit, à l'annonce du coup d'Etat de Bamako. « … pas un seul coup d'Etat n'échappe à l'influence étrangère. Nous savons parfaitement toute l'influence qu'exercent le colonialisme, l'impérialisme, le sionisme et le christianisme sur les insurrections et les coups d'Etat africains. L'objectif principal de toutes ces machinations consiste avant tout à maintenir l'Afrique dans la servitude totale des exploiteurs et des monopoles étrangers habitués depuis la pénétration du colonialisme à piller les richesses de ce continent vierge ».

Tunisie. La presse de Tunis consacre au coup d'Etat de Bamako un éditorial intitulé « Le Mali entre dans l'aventure » et écrit : « le Mali, lui aussi, après tant d'autres pays africains, s'engage sur le chemin de l'incertitude et de l'instabilité. Le Mali, jusqu'ici pays stable, entre lui aussi dans l'aventure et ce n'est nullement pour son bien ni celui de ses voisins ou enfin ni celui de l'Afrique ».

Aux Nations-Unies, les représentants des Etats africains « modérés » ne cachent pas leur satisfaction et considèrent que la disparition du régime malien présage celle, dans un avenir assez rapproché, d'autres dirigeants qui se sont fait les messagers de la « phraséologie révolutionnaire » (allusion à Sékou Touré de Guinée et de Boumedienne d'Algérie). Ces « modérés » ajoutent également que la chute de Modibo Keïta montre que l'ère où les slogans révolutionnaires suffisaient comme certificat de progrès politique, économique et social est révolue en Afrique. Pour eux, ni l'Union Soviétique, ni la Chine Populaire ne peuvent plus servir de modèles à la grande majorité des pays d'Afrique.

Par contre, dans le camp africain « progressiste », où la déception est évidente, on attribue la chute de Modibo Keïta aux “machinations” de l'impérialisme.

Toujours aux Nations-Unies, les représentants des pays non africains soulignent que si dans certains domaines, le régime de Modibo Keîta avait modifié récemment son orientation en amorçant notamment un rapprochement avec la France, la direction de la politique étrangère restait entre les mains d'hommes opposés à tout rapprochement avec n'importe quel pays colonialiste 8.

En privé, les spécialistes américains de l'Afrique à l'O.N.U. ne cachent pas leur soulagement. Les USA étaient agacés par la présence au Mali d'experts chinois et par l'anti-impérialisme virulent du régime de Modibo qui condamne sans appel l'engagement américain au Viet-Nam. A Washington même, le porte-parole du département d'Etat déclare :
« La question de la reconnaissance éventuelle du nouveau gouvernement de Bamako ne s'est pas encore posée et le gouvernement américain n'a pas jusqu'à présent eu de contacts avec les leaders du nouveau régime malien. » Il a rappelé que l'aide économique américaine au Mali atteignait 18.850.000 dollars à la fin de juin dernier 9.

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