Il a fallu tout le reste de la journée du mardi 19 novembre pour que les Bamakois digèrent la situation et se rendent à l'évidence. Il s'agit bel et bien d'un coup d'Etat militaire et il est bien consommé ! Le mercredi 20 novembre est une journée folle à Bamako. Le délire s'empare de la ville en état de choc. La population descend dans les rues arrachant les branches des arbres de l'indépendance (mali yirini) qu'elle brandit en l'air en criant « Vive la liberté », « vive le comité militaire de libération nationale », « vive l'armée », « A bas la milice », « A bas Modibo », tout cela dans un tonnerre de klaxon de voiture qui assourdit littéralement toute la ville. Les manifestants expriment sans aucune réserve leur joie en vociférant leurs griefs contre la milice ou le socialisme sans se soucier de savoir s'ils peuvent être entendus dans ce vacarme. De souvenir de bamakois, on n'avait jamais vu une telle explosion de joie, un tel défoulement dans les rues. On rit, on pleure, on s'embrasse, on se roule par terre, on jette ses habits, on jure que c'est la fin du cauchemar. Tout cela fait beaucoup de bruit, les voitures klaxonnent sans interruption à décharger les batteries. Les manifestants s'accrochent aux flancs des duru-duruni 5 et tapent très fort sur le capot et la carosserie, tout objet qui tombe sous la main est improvisé en tam-tam. On n'avait jamais autant clamé la liberté, même aux heures les plus dures de la domination coloniale. C'est tout simplement ahurissant. Qui peut imaginer que le régime de Modibo Keïta était aussi honni ? Qui peut imaginer que la mainmise de l'USRDA sur tout le pays était aussi superficielle, n'était qu'apparente ?
Les putschistes sont sans doute les premiers surpris devant l'ampleur et la spontanéité de ces manifestations.
Il faut dire qu'il y avait un terrible amalgame dans ces manifestations délirantes. Ceux qui sont contre le coup d'Etat n'ont pas manifesté leur désapprobation. Ceux qui sont pour ont tenu à clamer haut et fort leur approbation et ils sont nombreux, mais pour diverses raisons. Il y a ceux qui sont franchement hostiles à l'option socialiste du Mali pour cause de choix idéologique. Il y a ceux qui ont été atteints dans leurs intérêts par ce choix socialiste à cause de la politique monétaire, ou des restrictions portées à la liberté économique. Il y a ceux qui ont été victimes du non respect des droits de l'homme pour causes d'impératifs révolutionnaires. Il y a ceux qui ont été victimes des exactions de la milice. Donc, il y a, pêle-mêle, parmi les manifestants d'anciens militants P.S.P., des commerçants et transporteurs ruinés, des anciens détenus, des parents et amis de personnes mortes en détention. Il y a aussi toutes sortes d'opportunistes. Tous crient très fort leur soutien aux putschistes, condamnent le régime déchu. Ils crient fort, tant et si fort qu'ils créaient la nette impression en ces dernières journées de novembre 1968 que le peuple de Bamako avait été opposé à l'option socialiste et qu'il subissait le régime plus qu'il n'y adhérait.
Pourtant la population de Bamako met du temps à réagir au coup d'Etat. A la lecture à la radio du premier communiqué du commandant des troupes du comité militaire de libération nationale confirmant le coup d'Etat, elle est comme anesthésiée. Elle n'ose pas y croire. Une rumeur persistante a circulé , rapidement, elle dit qu'il ne s'agit pas d'un véritable coup d'Etat, mais d'un simulacre, d'une ruse de l'U.S.-R.D.A. pour dépister les ennemis du régime à qui la Révolution active promettait un sort particulier. Alors, lorsqu'on a été convaincu que c'est vraiment un coup d'Etat, ce fut le déchaînement.
Mais comment est-ce que tout cela a été possible ? Où est la milice ? Où est la brigade de vigilance ? Où est le service civique ? Où sont ces militants intrépides de l'UR-RDA qui, hier encore, clamaient leur attachement à l'option socialiste, au guide suprême de la révolution et juraient de les défendre au prix de leur vie ? Où sont ces jeunes, ces travailleurs, tous ces militants qui se disputaient hier seulement le titre de fer de lance de la révolution ? Où sont-ils passés ?
Tous se sont dissous dans la nature avec une rapidité déconcertante.
La milice est désarmée quelque temps auparavant sur la demande de l'armée. Elle a été épurée de quelques éléments reconnus « indignes » et un noyau « pur et dure était en formation à Koulikoro. La veille du 19 novembre, on lui reprend toutes les armes sous prétexte de les faire nettoyer en vue de l'accueil du chef de l'Etat. Tôt, dans la matinée du 19 novembre, le secrétariat permanent de la milice, sis à côté du stade Modibo Keîta est encerclé par les militaires. Quelques coups de feu tirés en l'air effraient les miliciens présents qui se laissent neutraliser et désarmer sans résistance. La milice qui devait veiller sur la Révolution active ne joue aucun rôle, n'entreprend aucune action pour faire avorter le coup d'Etat. Bingoro Coulibaly, un responsable de la jeunesse, alerté tôt le matin par un officier supérieur de l'armée, loyaliste, se rend au camp du service civique en compagnie de quelques camarades. Ils voient aux alentours du camp Seydou Badian Kouyaté, ministre délégué à la présidence depuis le dernier remaniement, et Ousmane Ba, ministre des affaires étrangères. Avant de pouvoir dire ou faire quoi que ce soit, Bingoro et ses compagnons, Kansoro Sogoba, chef du service civique et Gabou Diawara, commissaire à la jeunesse et tout nouveau ministre délégué à la présidence, sont arrêtés sur place, embarqués dans un camion militaire et conduits au camp de génie où ils trouvent quelques camarades. D'autres les y rejoindront par la suite.
Quelques responsables politiques dont Ousmane Ba et Seydou Badian Kouyaté et responsables syndicaux se réunissent à la hâte pour rédiger un tract qui lançait un appel au peuple malien pour faire échouer la tentative de coup d'Etat. Beaucoup d'entre eux sont arrêtés dans la matinée du 19 novembre au domicile du syndicaliste chez qui ils se réunissent, s'y croyant en sécurité.
Un groupe de jeunes, fidèles, qui a entre les mains le tract rédigé le matin, essaie en vain de le faire reproduire pour le distribuer. Il court d'un bureau à l'autre et se heurte partout au mur de la peur ou de la démobilisation. Comme par enchantement, toutes les machines à tirage, qui se trouvent dans les bureaux des personnes qu'on croyait réellement engagées dans la révolution active sont tombées en panne ce 19 novembre ! Ces jeunes réussissent tant bien que mal à faire quelques tirages et lancent les tracts dans quelques établissements de la ville. Ils sont houspillés et chassés par les élèves des établissements en question qui menacent de les dénoncer aux militaires. Ils se sauvent, essaient de rentrer en contact avec d'autres jeunes. Un rendez-vous est fixé pour l'après-midi du 19 novembre à côté d'un cinéma bamakois pour provoquer l'échec du coup d'Etat. A l'heure du rendez-vous et plusieurs heures après, seules trois personnes avaient fait le déplacement. Vaincues et déçues, elles déchantent et regagnent leur domicile.
Hors de Bamako, le gouverneur de Ségou fait mettre en alerte la garnison de la ville et donne ordre au commandant de la place d'arme de se tenir prêt à intervenir pour faire échouer le coup d'Etat. Il est rapidement neutralisé et consigné à résidence au gouvernorat. Son initiative lui vaudra d'être le seul des six gouverneurs de région à être arrêté et déporté au nord.
A Kayes, Bakara Diallo, secrétaire du C.N.D.R. et directeur de cabinet de Modibo, organise un meeting populaire avec un officier appartenant à la milice secrète de Modibo. Ils avaient convoqué la population par voix de micro à travers la ville et voulaient contrer le coup. Ils sont rapidement mis hors d'état de nuire.
En définitive, il y a très peu d'initiatives pour faire échouer le coup d'Etat. Par contre de grandes et bruyantes manifestations pour le soutenir. Les manifestations et les motions de soutien n'en finissent pas. De manifestations spontanées et un peu désordonnées partout dans les rues de la capitale, elles deviennent au fil des jours des manifestations organisées avec itinéraire tracé et motions de soutien rédigées et lues en présence des membres du C.M.L.N. à la permanence du parti. Chaque fois que des manifestants arrivent à la permanence du parti, transformée pour la circonstance en siège du C.M.L.N., un représentant du C.M.L.N. sort, il est toujours accueilli par un tonnerre d'applaudissements, il écoute attentivement la lecture de la motion de soutien, et y répond en rappelant les raisons qui les ont poussés à faire le coup d'Etat pour « sauver » le peuple malien et en remerciant les manifestants de leur soutien. L'Essor du 3 décembre 1968 faisait encore état des manifestations de soutien au C.M.L.N.
Pendant ce temps, on communique la liste des membres du Comité militaire de libération nationale. Il y a trois capitaines et 11 lieutenants, hissés au rang de héros, de libérateurs du peuple malien. Leur chef est un lieutenant, Moussa Traoré.
En marge des manifestations de joie et des motions de soutien au C.M.L.N., les rumeurs les plus folles, les plus extravagantes circulent. C'est le délire. On dit que Modibo et ses compagnons se sont enrichis sur le dos des maliens et qu'ils ont planqué leurs biens en Suisse et dans d'autres pays européens. Que le palais de Modibo à Koulouba est rempli de fétiches qui réduisent à néant celui qui oserait y prendre sa place. Que le militaire qui a vu le premier ces fétiches est tombé littéralement paralysé. Il n'a aucune chance de s'en sortir. Que Modibo a fait mettre dans le chateau d'eau de Koulouba qui ravitaille Bamako en eau potable du Nashi 6 qui lui assure l'obéissance servile de tous ceux qui boiraient l'eau. Que parmi les préparations secrètes destinées à le protéger de tous ses ennemis, on a trouvé la graisse de M'Bérébata, un albinos bien connu que les Bamakois ont perdu de vue depuis un bon moment. Que… Que… etc… etc…
Enfin, il se dit des choses absolument époustouflantes et incroyables. Et pour donner du poids à tout cela, certains vont jusqu'à citer des parents et amis proches de tel ou tel membre du C.M.L.N. bien placé pour savoir et confirmer la véracité de ces absurdités. Les chiffres des avoirs des responsables déchus avancés sont faramineux, à couper le souffle. Ces rumeurs circulent avec tellement de persistance que le C.M.L.N. fait passer dans l'Essor du samedi 30 novembre 1968 le communiqué suivant :
« Le C.M.L.N. a constaté la circulation abondante et avec commentaire d'une liste d'anciens possesseurs de sommes importantes déposées à l'Etranger. Le C.M.L.N. n'a publié ni distribué aucun document de ce genre. Il insiste auprès du peuple sur les inconvénients de la passion suscitée par les rumeurs. Il assure fermement le peuple malien qu'il sera largement informé des résultats de toutes les enquêtes relatives à la frustration de ses droits et biens ».
Malgré ce démenti, les rumeurs persistent et continuent deplus belle, obligeant le C.M.L.N. à publier un autre communiqué ainsi libellé :
« Le CMLN saisit l'occasion, en raison des rumeurs les plus fantastiques qui circulent à Bamako depuis le 19 novembre 1968, pour informer à nouveau l'opinion publique qu'il n'a encore publié ni diffusé aucun renseignement de quelque nature que ce soit et à propos du sort et des avoirs des ex-dirigeants du pays … ».
Ces manifestations sans fin et ces histoires rocambolesques peuvent être interprétées comme une réaction à retardement du peuple de Bamako contre le manque de liberté qui caractérisait « l'ancien régime ». Le peuple était baillonné et privé de toutes les libertés fondamentales. Aujourd'hui, comme s'il a honte d'avoir accepté l'inacceptable, de s'être tu et terré au lieu de s'opposer quand il n'était pas d'accord, il prend sa revanche, justifie son inaction par l'effet des fétiches. Il utilise la liberté qu'il croit avoir retrouvée pour de bon, pour exprimer avecune démesure en rapport avec les frustrations inhérentes aux manques de libertés subis, son désaccord.
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