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Georges Chaffard
Les carnets secrets de la décolonisation

Paris. Calmann-Lévy. 1967, tome 2, 435 p.


Comment la Guinée entra dans la nuit

« Ce Sékou Touré, quel orgueilleux ! » (Charles de Gaulle)

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Première Section

Conakry et Dakar

Le mardi 26 août 1958, en fin d'après-midi, sur la place Protet — la grande place de Dakar bordée de buildings modernes — le général de Gaulle affronte la foule sénégalaise. Au pied de l'estrade officielle, les organisations d'anciens combattants et les groupements traditionalistes se tiennent sagement. Mais à quelques mètres, au-delà du cordon de police et des barrières blanches, les militants du P.R.A. (Parti du regroupement africain), le mouvement de Senghor 1 et de Mamadou Dia 2 agitent frénétiquement des pancartes et des banderoles : « Indépendance immédiate », « Unité africaine », « Nation fédérale africaine», sont les slogans les plus en vue. Derrière les militants du parti officiel, se pressent les jeunes révolutionnaires communisants du P.A.I. (Parti africain de l'indépendance), masse vociférante et trépignante sur laquelle flottent des drapeaux rouges frappés d'une étoile noire. Ils assistaient une heure plus tôt à un meeting au stade municipal. Ils sont venus en cortège se joindre à leurs concurrents du P.R.A. manifestant place Protêt. Tout ce monde pousse des cris, conspue de Gaulle, réclame l'indépendance sur l'air des lampions. Les officiels sénégalais entourant de Gaulle sourient jaune. Le ministre de l'Intérieur Valdiodio N'Diaye, le président de l'Assemblée et maire de Dakar Lamine Gueye, le président du Grand Conseil d'A.O.F. 3 Gabriel d'Arboussier, avaient appelé leurs concitoyens à« manifester dans l'ordre et la dignité ».
Le maire avait demandé que l'on accueille avec égards « notre illustre hôte ». Consignes et exhortations sont balayées par la vague nationaliste qui emporte la jeunesse dakaroise. Les deux principaux leaders sénégalais l'avaient si bien pressenti qu'ils ont préféré ne pas se trouver là pour recevoir de Gaulle. Léopold Senghor prend comme chaque année à pareille époque des vacances en Normandie dans sa belle-famille. Mamadou Dia, cédant aux conseils impératifs de ses médecins, fait une cure de repos en Suisse. A la tribune officielle, le général se penche vers le ministre de la France d'outre-mer, Bernard Cornut-Gentille — « B.C.-G. » — et, goguenard :
— Que pensez-vous de tout cela ?
— Je trouve cette manifestation assez désagréable, répond franchement le ministre.
— Eh bien, moi, dit de Gaulle, je m'amuse beaucoup.
Il n'était pas de bonne humeur, pourtant, en débarquant à Dakar le matin. La veille, à Conakry, un accrochage public avec le chef du gouvernement guinéen, Sékou Touré, s'était terminé sur une quasi-rupture. On s'était séparé sous la pluie, dans une ambiance funèbre. A Dakar, cela devait, en principe, aller mieux. Mais à l'aéroport de Yoff dès l'arrivée couraient de mauvaises rumeurs. Mouvements nationalistes et syndicats, en l'absence prudente des parlementaires sénégalais, avaient préparé une réception qui risquait de tourner à la conduite de Grenoble. Le programme officiel prévoyait que le cortège traverserait la médina de Dakar, le général debout dans sa voiture découverte. Au dernier moment, pour des raisons de sécurité, on a changé d'itinéraire. Le cortège a pris la route touristique de la Corniche. Les bonnes gens, ceux qui « aiment la France », ont attendu en vain au débouché de la Médina.
Mais ceux du P.A.I. prévenus par quelque complice bien placé, s'étaient rendus sur la Corniche. De Gaulle, entre Yoff et Dakar, n'a entendu que des slogans hostiles. Il est resté assis, dans sa voiture, les dents serrées. Devant le palais du haut-commissaire M. Pierre Messmer, c'est le dispositif policier des jours sombres. L'Union générale des travailleurs d'Afrique noire (U.G.T.A.N.) a déclenché une grève. Jeeps-radio et patrouilles portées sillonnent la ville. Des avions de la base d'Ouakam passent dans le ciel. Le palais est gardé par une compagnie de parachutistes à bérets rouges. L'ambiance est pire qu'à Conakry. A peine descendu de voiture, le général a eu quelques mots fort durs pour son ministre de la France d'outre-mer, coupable d'avoir été mal informé. Et maintenant, place Protêt, il faut faire face. Le pouvoir ne recule pas.
De Gaulle doit subir d'abord le discours du représentant du gouvernement sénégalais. Valdiodio N'Diaye est courtois. Mais il critique quand même le contenu du référendum qui aura lieu dans les territoires d'outre-mer comme en métropole, le 28 septembre. Les questions dit-il, sont mal posées. Ceux qui, en Afrique, envisagent de voter « non » parce que le projet de Constitution ne leur plaît pas, ne sont pas automatiquement des partisans de la « sécession ». Ce qu'on reproche surtout au projet, chez les Sénégalais, c'est qu'il brise les entités fédérales d'A.O.F. et d'A.E.F. qui existent depuis cinquante ans, au profit d'une territorialisation qui équivaut à une « balkanisation » de l'Afrique. Le gouvernement du Sénégal, dit Valdiodio, attendra, avant de se prononcer, de connaître les textes définitifs. Le ministre de l'Intérieur a bien une phrase aimable, et sincère, pour évoquer l'amitié franco-africaine, mais ses paroles, à ce moment précis, sont couvertes par le bruit des avions passant au-dessus de la place. De Gaulle subit encore deux discours lénifiants, de Lamine Gueye et d'Arboussier, puis il se lève. Alors les hurlements redoublent, la forêt des pancartes frémit, les drapeaux rouges s'agitent de plus belle.
— « Je vois, commence de Gaulle, que Dakar est une ville vivante et vibrante… »
Mais les manifestants crient trop fort pour être sensibles à l'ironie du propos.
— « Je veux dire un mot d'abord aux porteurs de pancartes. Je veux leur dire ceci : s'ils veulent l'indépendance, qu'ils la prennent le 29 septembre. Mais s'ils ne la prennent pas, alors qu'ils sachent ce que la France leur propose : la communauté franco-africaine… »
Sa voix, quand il prononce le mot « communauté », est noyée sous les cris. Il reprend :
— « Nous ne contraignons personne. Nous demandons qu'on nous dise « oui » ou qu'on nous dise « non ». Si on nous dit « non », nous en tirerons les conséquences. Si on nous dit « oui », nous serons des frères pour prendre la route côte à côte, la route des grandes destinées… Allons, la route est claire et la lumière est devant nous. »
La péroraison est noyée sous les hurlements contradictoires des manifestants, où les « vive de Gaulle » tentent de couvrir les « non à de Gaulle ». Alors le général reprend la parole :
— « A Dakar, je constate avec une certaine satisfaction qu'en tout cas, le sujet paraît vous intéresser. On crie : « De Gaulle! De Gaulle ! » Je constate, moi, que quand il est là, et qu'il parle, les choses sont claires et qu'on ne s'ennuie pas… Cela dit, je prends congé de Dakar. J'aurais préféré, bien sûr, que ce fût dans un silence complet. Je n'en veux à personne… »
En regagnant sa voiture, le général est d'une humeur massacrante. Une fois de plus, c'est le malheureux Bonneval qui en subit les effets. Comme la garde rouge à cheval tarde à escorter le véhicule présidentiel, de Gaulle apostrophe le fidèle aide de camp assis à côté du chauffeur :
— « Qu'attendez-vous pour nous faire démarrer ? Vous voyez bien qu'on n'a plus rien à f… ici. »
En arrivant au palais, devant Cornut-Gentille et Messmer, il résume d'un mot sa pensée :
— « Je crois bien que c'est foutu. » Comme en Guinée.

Des escales triomphales

Le voyage, pourtant, avait commencé dans l'euphorie. A bord d'un Superstarliner, version de luxe, le président du Conseil avait décollé d'Orly le 20 août à dix-huit heures trente. Dans la suite présidentielle, un seul homme politique de la IVe République, M. Pierre Pflimlin, ministre d'État, et un ministre haut fonctionnaire, celui de la France d'outre-mer. Tous les autres étaient des gaullistes chevronnés : trois militaires anciens de la France libre, compagnons de la Libération, l'amiral Cabanier, le général Garbay, le colonel de Bordas ; trois militants venant du R.P.F., MM. Jacques Foccart et Raymond Labelle, conseillers techniques au cabinet du président du Conseil, et M. Pierre Bas, administrateur des colonies, attaché au cabinet de B.C.-G. Bref, le général partait en famille.

Gouverneur F. Eboue et Gen. de Gaulle
Gouverneur-général Félix Eboué et Général Charles de Gaulle. 1943

La première escale, de caractère technique, était pour Fort-Lamy. A ce haut lieu de l'Afrique française libre restait lié le souvenir d'Éboué 4 et de Leclerc. Accueil triomphal d'une ville où tous, Africains comme Européens, vivaient encore dans le souvenir de l'épopée. Du Tchad, on avait mis le cap sur Madagascar. Édouard Michelet 5, fidèle du général, envoyé en éclaireur à Tananarive, était rentré quelques jours plus tôt avec un rapport optimiste. Les nationalistes malgaches les plus exigeants, rapportait-il, ne rejettent pas l'idée d'une association avec la France. Le sénateur de la Seine citait le cas du maire de Tananarive, Stanislas Rakotonerina, un des condamnés des procès de 1948 6, qui venait d'envoyer au Monde une mâle déclaration réclamant la restitution à Madagascar de son « indépendance perdue », mais qui, le même jour, mariant sa fille à la cathédrale de Tananarive, portait fièrement, en tendant le jarret, son écharpe tricolore de maire et son « baromètre » de sénateur. D'ailleurs le chef du gouvernement malgache, ce madré de Philibert Tsiranana, garantissait que tout irait bien. De fait, le général se paya là aussi un triomphe quand à la foule de Tananarive il lança, tendant le bras vers l'ancien palais royal qui resplendissait au soleil sur sa colline: « Demain, vous serez de nouveau un État, comme vous l'étiez quand ce palais était habité. » C'était présager le droit de l'indépendance.

Le second discours de Brazzaville

L'étape suivante était Brazzaville. Un nom lourd d'histoire récente, tant comme capitale de l'Afrique française libre de 1940 à 1943, que comme siège de la conférence impériale qui avait posé, en janvier 1944, les prémisses de la décolonisation 7.

Quatorze ans et demi plus tard, pour la plupart des leaders africains, de Gaulle restait auréolé du souvenir de cette manifestation libérale.
Ce samedi 23 août 1958, se retrouvant dans la capitale de l'A.E.F. au milieu d'une foule ardente et joyeuse, de Gaulle, pour rester fidèle à sa légende, se doit de frapper un nouveau coup. Il va prononcer son second discours de Brazzaville. Le projet de Constitution prévoyait jusque-là que les citoyens d'outre-mer pourraient se prononcer entre deux options : la Communauté, ou l'indépendance immédiate, baptisée sécession.
Des rives du Congo sur lequel planent les ombres émancipatrices de Brazza et d'Éboué, le général lance une troisième option : l'indépendance à terme :

« … Même à l'intérieur de la Communauté, si quelque territoire, au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d'un certain temps que je ne précise pas, en mesure d'exercer tous les devoirs de l'Indépendance, eh bien, il lui appartiendra d'en décider par son Assemblée élue et, si c'est nécessaire ensuite, par le référendum de ses habitants … Je garantis d'avance que la métropole ne s'y opposera pas … »

Que dire de plus? Les leaders de l'A.E.F., pour leur compte, jubilent ; ils décident sur-le-champ que, dans ces conditions, rien ne s'oppose à ce qu'ils fassent voter « oui » le 28 septembre. « Vous nous mettez du baume au coeur, et nous sommes heureux de ce que vous venez de nous dire », déclare en leur nom, au général, le président du Grand Conseil d'A.E.F., le député Barthélemy Boganda. Approbation d'importance. Boganda, chef du gouvernement d'Oubangui-Chari (qui s'appellera bientôt République Centrafricaine) est le plus prestigieux, le plus capable aussi, des hommes politiques équatoriaux 8

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Gouverneur F. Eboue et Gen. de Gaulle
Séance inaugurale de la Conférence de Brazzaville (30 janv. 1944).
Le général de Gaulle prononce le discours d'ouverture. A sa gauche,
René Pleven, commissaire aux Colonies de la Résistance Française

Comme l'aigle volant de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame, le Superstarliner frappé de la croix de Lorraine reprend l'air pour aller se poser, dans le même triomphe populaire, sur l'aérodrome d'Abidjan Port-Bouët. La Côte-d'Ivoire, c'est le royaume de Félix Houphouët-Boigny, alors ministre d'État dans le gouvernement français. Le leader ivoirien a précédé dans sa capitale l'illustre visiteur, pour mieux l'accueillir. Du 24 août dix-huit heures au 25 août quinze heures, la liesse ivoirienne tient du délire. Abidjan a surpassé Fort-Lamy, Tananarive, Brazzaville. « Embarrassant ll est le terme dont use un envoyé spécial de la presse allemande pour exprimer son étonnement : cette inexplicable contagion d'enthousiasme contredit toutes les idées reçues en matière d'anticolonialisme.
Il faut le voir pour le croire.

Cinq ans plus tôt, à Abidjan

Entre Charles de Gaulle et Félix Houphouët, les relations sont déjà anciennes, et cette visite à Abidjan n'est pas la première. Le chef du gouvernement provisoire a fait escale dans le chef-lieu de la Côte-d'Ivoire en janvier 1944, se rendant à la conférence de Brazzaville. Il est revenu plus longuement voici cinq ans, au début de 1953, à l'occasion d'un périple en Afrique noire. Ce dernier voyage avait débuté dans un climat maussade. De Gaulle était à peine remis de l'opération de la cataracte par le professeur Guillaumat. Il avait débarqué au Sénégal de mauvaise humeur. La capitale de l'A.O.F. lui rappelait de trop mauvais souvenirs 9. A Dakar, il n'était pas « chez lui » comme à Brazzaville. A la réception officielle au palais du haut-commissaire (Bernard Cornut-Gentille) se pressait le Tout-Dakar européen, de tradition nettement vichyste, depuis les événements de septembre 1940, mais attiré par la curiosité et la vanité. Aux compliments des uns ou des autres, aux encouragements de ses quelques fidèles locaux « Un jour, mon général, le pays aura besoin de vous », il répondait par des grognements désabusés : « On me donnera raison quand je ne serai plus là… »

Gouverneur F. Eboue et Gen. de Gaulle
Général Charles de Gaulle et Félix Houphouët-Boigny. Elysée, 1959

L'humeur était déjà meilleure à Bamako, où on l'attendait pour inaugurer un monument au gouverneur général Éboué. Il y avait parlé de l'Union française. «Nous ne la laisserons briser ni par les pressions étrangères, ni par les actes diplomatiques. » Dans l'ombre du général, qui était accompagné de Mme de Gaulle, veillaient deux fidèles : le commandant-comte de Bonneval, aide de camp, et l'homme de confiance pour l'outre-mer, Jacques Foccart, conseiller de l'Union française (R.P.F.). Le voyage de l'ancien président du gouvernement provisoire ne pouvait bénéficier des fastes protocolaires d'une vishe officielle. Mais par égard pour le chef de la France libre et de la Résistance, pour l'ancien commandant en chef en temps de guerre, les gouverneurs avaient été prévenus partout d'avoir à accueillir de Gaulle avec solennité et de faciliter son périple. C'est dans le DC-3 de commandement du haut-commissaire Cornut-Gentille que le général atterrit le 10 mars 1953 à Abidjan. La population européenne, là aussi, restait antigaulliste de coeur, même si la fraction la plus dure des milieux colons avait cru devoir, un certain moment, porter au R.P.F. son soutien utilitaire. Mais l'étape était surtout importante en raison du climat politique local.
La population noire, dans sa grande majorité, apportait sa caution au Rassemblement démocratique africain, le mouvement du député Félix Houphouët-Boigny. Deux ans auparavant, le R.D.A. jusque-là qualifié arbitrairement de « procommuniste », avait amorcé une politique de coopération avec l'administration 10. Beaucoup d'Européens ne croyaient pas à la sincérité de ce rapprochement. De Gaulle allait-il enchérir dans leur sens, en fustigeant les « séparatistes » ou bien allait-il donner à Houphouët-Boigny l'accolade de paix qui vaudrait témoignage ?
Côté africain, l'accueil fut empreint de déférence et d'espoir. De Gaulle continuait à bénéficier, à ses premiers pas sur l'aéroport de Port-Bouët, de l'auréole de Brazzaville. Saurait-il la conserver ? Le Comité directeur du R.D.A., parlementaires en tête, était venu en corps saluer le général à sa descente d'avion. Cette démarche avait déjà une signification : la confiance. En voiture découverte, ayant à sa gauche un homme courtois et de bonne volonté, le gouverneur de Côte-d'Ivoire Camille Bailly, le général de Gaulle parcourut, pendant une heure trente, les principaux quartiers africains d'Abidjan. Une foule très dense se pressait sur son passage, car le R.D.A. avait donné la consigne de le bien accueillir. Le général, debout, saluait de la main droite en articulant entre les dents son habituel « merci ». Bonneval, à demi retourné sur le siège avant, lui tenait la main gauche pour l'aider à garder l'équilibre aux cahots du véhicule.
A l'Assemblée territoriale qu'il visita ensuite, de Gaulle fut accueilli par un discours d'Houphouët-Boigny. Le président du R.D.A., fier d'avoir démontré à l'illustre visiteur l'emprise du Rassemblement sur les foules africaines, parla avec sagesse et mesure. Mais sans dissimuler ce que son parti attendait de la nouvelle politique de coopération : que la métropole et l'administration fassent droit aux principales revendications des territoires.
Il sut habilement rappeler que la conférence de Brazzaville avait donné le branle au mouvement de promotion sociale et civique des Africains, et en rendit grâce à de Gaulle. Il assura enfin que le R.D.A. n'entendait nullement, dans son action politique, se placer hors du cadre constitutionnel de l'Union française, mais au contraire, promouvoir, dans ce cadre, une « entente égalitaire et fraternelle » entre la métropole et les pays africains.
La réponse de de Gaulle fut, au dire d'un témoin de qualité 11 « le discours d'un libéral et d'un homme très conscient de l'évolution des esprits ». C'est également le souvenir que devait en garder Félix Houphouët-Boigny. Le président du R.D.A. eut à deux reprises, dans la soirée, l'occasion d'échanger quelques mots en aparté avec le général. Dans le port d'Abidjan, ce jour-là, relâchait le croiseur-école Jeanne-d'Arc. Gardiens et héritiers des traditions conservatrices de la « Royale », le capitaine de vaisseau Berest, ses officiers et ses midships avaient eu la disgrâce quelques jours plus tôt, de recevoir un télégramme leur enjoignant de mettre le pavillon en berne pour honorer le chef d'État étranger qu'ils abhorraient le plus : Joseph Staline, décédé le 5 mars. Ce 13 mars, nouveau coup du sort : ils avaient dû fournir un détachement pour présenter les armes au chef militaire français le plus détesté par les marins de tradition : Charles de Gaulle, l'allié des Britanniques au temps de Mers el-Kébir. De cette ingrate mission, ils s'acquittèrent avec déplaisir et discipline.

Deux voisins, rue de Solférino

De ce périple africain, de Gaulle a récolté, en 1958, le bénéfice: la confiance qu'il aura su inspirer à Houphouët-Boigny en mars 1953 lui vaut en juin 1958 le ralliement du principal parti d'outre-mer, le R.D.A. Entre-temps, Houphouët et de Gaulle se seront revus plusieurs fois. Devenu ministre d'État en janvier 1956 dans le gouvernement Guy Mollet, le député de Côte d'Ivoire a ses bureaux rue de Solférino. Le siège de l'ancien R.P.F. est à deux pas. De Gaulle y vient encore, de Colombey, chaque semaine, pour recevoir ceux qui demandent à le voir.
Le nouveau ministre d'État possède le sens des convenances.
De Gaulle a naguère visité la Côte-d'Ivoire. Houphouët estime qu'il doit maintenant lui rendre sa visite. Il fait prendre rendezvous par l'intermédiaire d'Edmond Michelet. Le leader africain traverse à pied, en voisin, la rue de Solférino. Il en a prévenu Guy Mollet, qui n'a pas fait d'objection pourvu que l'entrevue reste entourée de discrétion. L'accueil du solitaire a été amical.
Par la suite, le ministre d'État déménage rue de Lille. Mais Houphouët reviendra plusieurs fois voir de Gaulle 12. L'entretien du 15 février 1958 sera sans doute le plus important. Le président du R.D.A. est impressionné par la campagne d'opinion qui, depuis plusieurs mois, réclame le retour du général au pouvoir. Houphouët est certes loyal à la IVe République. Elle a permis aux Noirs d'accéder à part entière au Conseil des ministres.
Elle leur a donné la loi-cadre, étape importante vers l'autonomie des territoires. Il ne vient donc pas, comme cela a été écrit, lancer un appel à de Gaulle au nom de l'Afrique 13. Mais il a tout de même le devoir, comme leader du R.D.A. et comme responsable du destin de son peuple, d'envisager l'hypothèse où le général redeviendrait le chef du gouvernement français. Ce jour-là, l'ermite de Colombey a montré, plus qu'en toute autre occasion, une largeur de vues de bon augure. Houphouët en rend compte aussitôt à ses amis présents dans la capitale : Modibo Keita, secrétaire d'État à la France d'outre-mer, Diori Hamani, vice-président de l'Assemblée nationale. Un gouvernement de Gaulle ? Simple hypothèse de travail. Ce n'est pas aux Africains qu'il appartient d'en hâter ou d'en retarder l'éventualité.

13 mai 1958 : l'Afrique fait confiance à de Gaulle

Quand sont survenus les événements du 13 mai, tous les députés d'outre-mer ont, instinctivement, fait front avec la gauche de l'Assemblée. L'éventualité d'une dictature militaire imposée par les colonels d'Alger leur faisait redouter des conséquences pour l'Afrique noire: serait-ce un coup d'arrêt au processus de décolonisation, la limitation des franchises reçues de la IVe République? Mais quand, au fil des jours, il est apparu que le coup de force d'Alger tournait au bénéfice de de Gaulle, on a vu les craintes des hommes d'outre-mer s'apaiser. On s'était attendu au pire. Le retour du solitaire de Colombey rassurait.
Les élus africains avaient pu mesurer les limites de résistance de la gauche française. Au nom du R.D.A.,Diori Hamani, député du Niger, avait participé aux tractations qui se déroulaient au siège du R.G.R. 14, place du Palais-Bourbon. Partis de gauche et syndicats discutaient d'un appel commun à la « défense républicaine ». Les pourparlers avaient tourné court parce que des représentants du parti radical et les dirigeants syndicalistes de Force ouvrière refusaient de s'associer à ceux de la C.G.T. et du parti communiste. « Les communistes ? avait expliqué un représentant de F.O., nous voulons bien de leurs pieds, mais non de leurs têtes. » En tant que vice-président en exercice de l'Assemblée nationale, Diori avait encore participé au défilé Nation-Bastille du 28 mai. Déjà, cependant, les leaders du R.D.A. avaient été approchés par des émissaires « gaullistes de gauche », notamment par M. Roland Pré, ancien gouverneur de Guinée, qui leur garantissait le libéralisme du général. Houphouët- Boigny là-dessus savait mieux que quiconque à quoi s'en tenir. Il réunit ses amis présents à Paris et les convainquit de ce que le retour du général au pouvoir, désormais certain, ne modifierait rien au processus de décolonisation. D'ailleurs, ne venait-on pas de lui proposer, de la part du général, de conserver dans le gouvernement de Gaulle son portefeuille de ministre d'État ?
Ainsi, le président du R.D.A. pourrait continuer à surveiller de l'intérieur l'application des réformes. Décision fut prise de voter l'investiture.
Rien d'étonnant, donc, à ce que cette troisième visite de de Gaulle à Abidjan soit triomphale. La suite du général exulte. Après ce plébiscite populaire, la cause est gagnée !

L'éléphant et la croix de Lorraine

En route, maintenant, pour Conakry et Dakar. L'accueil n'y serait-il pas le même ? Certes, au Sénégal, on s'agite beaucoup. Les deux leaders locaux assistaient, fin juillet, à ce congrès du P.R.A., à Cotonou, où l'on s'est séparé sur le mot d'ordre d'indépendance immédiate et d'unité fédérale de l'A.O.F. Mais, à Paris, on compte sur le solide bon sens du « vieux Sénégal », celui des paysans, des confréries musulmanes, des notables de brousse et de la bourgeoisie saint-louisienne pour faire réfléchir les dirigeants du P.R.A. Chacun sait d'ailleurs que Senghor et Mamadou Dia ont plutôt joué à Cotonou le rôle d'éléments modérateurs.
Quant à la Guinée, elle n'était même pas prévue, initialement, sur l'itinéraire présidentiel. C'est le ministre de la France d'outre-mer qui a fait ajouter l'escale de Conakry. Il pensait par là donner à Sékou Touré une satisfaction de prestige. On lui doit bien cette compensation, après sa récente déception de n'avoir pas siégé à Paris au Comité consultatif constitutionnel. Bernard Cornut-Gentille, qui pense connaître son Guinéen, et Houphouët-Boigny, « patron » du R.D.A., auquel appartient Sékou, prévoient un accueil cordial, avec peut-être un peu moins d' enthousiasme qu'ailleurs. Simplement, B. C.-G. a insisté, au moment d'arrêter l'itinéraire définitif, pour que la visite présidentielle commençât par les capitales les plus ostensiblement acquises au projet constitutionnel. Ainsi de Gaulle arriverait de Tananarive, Brazzaville, Abidjan, porté par un courant d'assentiment populaire qui balayerait les hésitations de Conakry et de Dakar.
Et pourtant l'escale de Conakry va être marquée d'une rupture historique. Sur les murs de la capitale guinéenne, on avait apposé, avant l'arrivée du général, des affiches à l'intention naïvement amicale : l'éléphant (symbole du R.D.A.) portant une croix de Lorraine. Mais, devant de Gaulle, l'éléphant, trouvant la charge un peu lourde, donnera quelques ruades. Alors de Gaulle, plutôt que d'alléger la charge, préférera la faire descendre tout entière pour l'empaqueter et l'emporter avec lui. « Silly » (l'éléphant) se retrouvera libre, mais stupéfait : il n'en demandait pas tant.
Si de Gaulle avait mieux connu Sékou, si Sékou avait mieux connu de Gaulle, les choses se seraient passées différemment. Mais l'occasion a été manquée, quelques semaines plus tôt, d'associer aux travaux constitutionnels le leader de l'aile gauche du R. D. A. C'est à partir de là qu'on peut reconstituer la genèse de la rupture.

La querelle des exécutifs fédéraux

Le chef du nouveau gouvernement français investi le 1er juin par l'Assemblée nationale, a reçu mandat d'élaborer le projet d'une nouvelle Constitution. Un groupe d'experts s'est aussitôt mis au travail sous la responsabilité de M. Michel Debré, garde des Sceaux. La cheville ouvrière en est M. Raymond Janot, secrétaire général du Conseil d'État. Une première ébauche a déjà été soumise à un comité interministériel, composé des quatre ministres d'État, MM. Félix Houphouët-Boigny (U.D.S.R. - R.D.A.), Louis Jacquinot (Indépendant), Guy Mollet (S.F.I.O.) et Pierre Pflimlin (M.R.P.) assistés du professeur René Cassin, vice-président du Conseil d'État. Ce palier franchi, le texte a été envoyé à l'examen d'un Comité consultatif, composé pour parties de parlementaires élus dans les deux Assemblées et de personnalités désignées en raison de leur compétence. Devant la spécificité des problèmes d'outre-mer, on a décidé de créer un groupe de travail ad hoc, réunissant la moitié des commissaires. En sont membres, notamment, quatre élus africains, MM. Léopold Senghor et Lamine Gueye (Sénégal), Gabriel Lisette (Tchad), Philibert Tsiranana (Madagascar), plus M. Houphouët-Boigny (Côte-d'Ivoire), membre de droit en sa qualité de ministre d'État. Le général de Gaulle a annoncé sa venue devant le Comité pour arbitrer entre deux tendances.
Celle qui a pour porte-parole les élus P.R.A. du Sénégal et leurs collègues métropolitains du M.R.P. (notamment MM. Paul Coste-Floret et Pierre-Henri Teitgen) souhaite voir inscrire dans le projet de Constitution le droit à l'indépendance et le principe d'un regroupement fédéral au niveau de l'A.O.F. et de l'A.E.F. Ces « fédérations primaires », dotées de l'autonomie interne en attendant l'indépendance, seraient simplement confédérées avec la métropole.
La tendance qui a pour chef de file M. Houphouët et ses collègues du R.D.A. est hostile à la création d'exécutifs fédéraux à Dakar et à Brazzaville ; ce serait, explique-t-on, interposer des structures inutiles entre chaque territoire africain et la capitale française, et empêcher des rapports directs de coopération.
Quant à l'indépendance, les partisans d'Houphouët l'estiment prématurée, contraire aux intérêts de leur territoire ; s'ils ne peuvent s'opposer à ce que l'option soit offerte, du moins souhaiteraient-ils qu'elle soit assortie d'une mise en garde aux dirigeants qui seraient tentés de la saisir : l'aide de la France sera réservée en priorité à ceux qui auront refusé la « sécession ».
M. Houphouët-Boigny est intervenu dans ce sens, de toute son autorité, auprès du chef du gouvernement français. Il s'affirme partisan, depuis toujours, d'une fédération égalitaire francoafricaine, à la direction de laquelle les Africains seraient associés proportionnellement à leur nombre.
Pourtant, au sein même du R.D.A., une tendance animée par Sékou Touré est plus proche des thèses confédérales du P.R.A. que du projet fédéral d'Houphouët-Boigny. Bien que le ministre d'État se dise assuré du contraire, le nouveau ministre de la France d'outre-mer Bernard Cornut-Gentille, en vient même à se demander si le R.D.A. ne va pas au-devant d'une scission.
« B.C.-G. », comme on l'appelle familièrement, a été naguère, pendant huit ans, haut-commissaire, en A.E.F. d'abord, puis en A. O. F. Il connaît son échiquier africain. Il pense qu'on pourrait, en agissant en souplesse, « récupérer » Sékou Touré. Mais il faudrait aussi, d'une manière ou d'une autre, neutraliser le parti rival, le P.R.A., dont la propagande qui tourne à la surenchère, vise à déborder le R.D.A. par la gauche.

De Gaulle : « Me prenez-vous pour Edgar Faure? »

Dès sa prise de fonction, le 4 juin, à son arrivée de Buenos Aires où il était ambassadeur, B. C.-G. a voulu faire entrer Senghor au gouvernement. Le député du Sénégal est l'élément modérateur du P. R. A. Son ancien condisciple de Normale supérieure, Georges Pompidou est directeur du cabinet du général de Gaulle.
Georges avait déjà parlé au général de son ami Léopold. De Gaulle avait répondu par un grognement non entièrement négatif.
Un télégramme était aussitôt parti pour Dakar. Et le 2 juin au soir, Senghor prenait l'avion de Paris. Mais le grand homme du Sénégal, une fois dans la place, tergiverse. Le cheval de bataille de son parti, c'est l'exécutif fédéral. Senghor ne peut entrer au gouvernement sans obtenir d'abord du général une bonne parole en faveur de l'exécutif fédéral. Faute de quoi, ses camarades du P.R.A. le désavoueraient. Or, le général est parti pour l'Algérie d'où il ne rentrera que le 8 juin. En son absence, B. C.-G. voit Senghor, enregistre ses réticences. Le député-poète, il faut lui rendre cette justice, est un homme désintéressé. Même sans la pression de ses amis politiques, il serait hésitant, car il redoute de cautionner, par sa présence au Conseil des ministres, la politique algérienne des héros du 13 mai.

Senghor et Gen. de Gaulle
Léopold Sedar-Senghor et Général Charles de Gaulle. Elysée, 1968

Houphouët, plus pragmatique, n'a pas de scrupules de ce genre. Senghor est un intellectuel de gauche qui fait corps avec la politique française. Houphouët est un paysan, qui ne s'intéresse à la cuisine de Paris que pour autant qu'elle nourrit son Afrique noire. Au retour du général, qui vient d'expliquer à Alger « combien c'est beau, combien c'est grand, combien c'est généreux, la France », B.C.-G. lui suggère d'offrir un portefeuille à Senghor.
— « Oui, dit de Gaulle. Pompidou m'en a parlé. » Et après un silence :
— « Mais j'ai déjà Houphouët… »
Faire cohabiter dans un même gouvernement les leaders des deux partis concurrents, les grands hommes de deux capitales africaines rivales, n'est pas une mince entreprise. Le ministre de la France d'outre-mer revient à la charge, avec de bons arguments : on ne peut laisser au R.D.A. le monopole de la représentation africaine ; le P.R.A. aussi est un grand parti; le vieil antagonisme entre Dakar et Abidjan, la querelle autour de l'exécutif fédéral, exigent que les deux principaux leaders de l'A. O. F. soient associés au pouvoir, etc. Bref un dosage est nécessaire. Alors de Gaulle, excédé :
— « Un dosage ? Me prendriez-vous pour Edgar Faure ? »
B.C.-G., nouveau dans l'entourage de de Gaulle, ne sait pas encore qu'il y a des mots à ne pas prononcer devant le général.
Il n'a plus qu'à se mordre les doigts. Et quand, après dix jours de tergiversation, le Comité directeur du P. R. A., le I2 juin, autorisera Senghor à être ministre, il sera trop tard. Le général n'aime pas attendre les verdicts des comités Théodule.
Grâce à l'appui du M.R.P., auquel il a été longtemps apparenté, le député du Sénégal a été « repêché » pour le Comité constitutionnel. Sa place y était acquise d'avance. Senghor a la réputation, au Palais-Bourbon, d'un maître ès constitution.
On lui avait déjà confié, en 1946, parce qu'il est agrégé de grammaire, le soin de relire la loi fondamentale de la IVe République, pour la mettre en bon français. A travers sa personne et celle de son vieux maître et rival Lamine Gueye, le P.R.A. est présent aux débats du Palais-Royal. Le ministre de la France d'outre-mer aurait souhaité qu'y soit présente aussi, en la personne de Sékou Touré, l'aile gauche du R.D.A. Il s'est heurté à l'opposition d'Houphouët-Boigny.

Sékou Touré écarté du Comité constitutionnel

Sékou, Bernard Cornut-Gentille le considère un peu, en ce temps-là, comme un homme à lui. L'ancien haut-commissaire à Dakar a été chargé naguère de faciliter sa « récupération », quand le jeune secrétaire général du R.D.A. guinéen n'était encore qu'un rebelle intransigeant.

[Nota bene. Les relations entre Sékou Touré et B. C-G ne se limitaient apparemment pas à la politique et à l'administration. Les deux hommes furent à point intimes que l'on parla à l'époque de rapports homosexuels. Lire André Lewin : Chapitre 15, note 322 et Chapitre 1, note 378T.S. Bah]

Sékou a coûté cher, notamment lorsqu'on a voulu le persuader d'opérer la scission de la C.G.T. d'A.O.F. pour créer une centrale autonome. On ne peut même pas dire que son ralliement au « système » ait été rentable. Car au lieu de s'enrichir personnellement, et donc de se compromettre, le Guinéen a utilisé les enveloppes de fonds secrets à développer l'organisation de son Parti. Un tel homme, mieux vaut pourtant l'avoir avec soi, même du bout des lèvres, que contre soi. Si l'on pouvait le faire nommer dans le Comité consultatif constitutionnel qui se réunira fin juillet au Palais-Royal, et l'associer ainsi aux projets institutionnels pour l'outremer, fût-ce au prix de quelques concessions sur le texte initial, l'aile gauche duR. D. A. serait neutralisée et la surenchère du P.R.A. tomberait à plat. La Commission du suffrage universel de l'Assemblée nationale doit désigner le 22 juillet les députés qui siègeront à la C.C.C. La majorité a décidé de ne pas choisir ses délégués à la représentation proportionnelle, ce qui exclut d'office les communistes ; elle se contentera d'entériner les propositions des groupes ayant voté l'investiture du gouvernement de Gaulle. Le ministre de la France d'outre-mer souhaiterait que le R.D.A., parti associé au gouvernement, présente la candidature de Sékou Touré. Mais Houphouët-Boigny ne l'entend pas ainsi. Le ministre d'État considère le Guinéen comme un jeune frère turbulent à qui il ne faut pas fournir de nouvelles occasions de troubler l'unité du R. D. A. Qu'il prenne chez lui, à Conakry, pour la galerie, des positions en flèche, c'est son affaire. Mais à Paris, là où l'on débat des choses sérieuses, Houphouët est le meilleur juge de l'intérêt de l'Afrique. Sur l'intervention du ministre d'État, la candidature de son dévoué lieutenant Gabriel Lisette, député du Tchad, est présentée au nom du R.D.A.
Reste à désigner par décret les personnalités « choisies en raison de leur compétence ». B. C.-G. demande à de Gaulle si l'on peut inscrire Sékou Touré sur la liste. En principe, celle-ci est réservée à des non-parlementaires. Mais puisqu'on fait une exception en faveur de Paul Raynaud, on peut en faire une autre pour l'un des députés les plus influents de la jeune Afrique, de surcroît secrétaire général de la plus importante centrale syndicale. De Gaulle est perplexe.
— « Enfin, Cornut-Gentille, c'est bien aux Africains de choisir eux-mêmes leurs hommes ?
— Certes, mon général, mais …
— Alors, Cornut-Gentille, puisque Houphouët lui-même me dit que la présence de Sékou Touré n'est pas nécessaire, et qu'il en répond, que vous faut-il de plus ? Houphouët connaît son affaire. »
Et comme B. C.-G. tente une dernière intervention, de Gaulle le coupe brutalement :
— « Écoutez, mon petit. Dans mon gouvernement, ce n'est pas vous, le nègre. Alors, f…-moi la paix. »
Le ministre de la France d'outre-mer ne s'avoue pas battu, et intervient auprès de Michel Debré. Le garde des Sceaux est le « maître-Jacques » du Comité constitutionnel. Il réussirait, lui, à fléchir le général. Debré dit oui. Peut-être seulement pour embêter Houphouët, car les deux hommes ne sympathisent qu'à demi. Il y a entre le R.D.A. et les ex-procureurs du R.P.F. trop d'anciennes méfiances mal éteintes. Un jour où Debré et B. C.-G. arrivent ensemble au Conseil des ministres, ils sont rejoints par Houphouët-Boigny.
Le ministre d'État demande à Debré si on a prévu un Africain sur la liste des personnalités.
— « Le ministre de la France d'outre-mer, répond le garde des Sceaux, nous propose M. Sékou Touré, et personnellement je n'y vois nulle objection. »
Houphouët exprime aussitôt son désaccord. Il s'agit là, dit-il, d'une affaire interne du R.D.A. Et de gagner immédiatement le cabinet du général, au premier étage de l'hôtel Matignon, pour vider son sac. De Gaulle, excédé, lui donne raison et ne veut plus entendre parler de ce problème.
— « C'est, répète-t-il, l'affaire des Africains. Qu'ils se mettent d'accord entre eux. »

Le congrès de Cotonou : « Indépendance d'abord, le reste ensuite. »

Du 25 au 27 juillet, à Cotonou, se réunit le congrès du parti du regroupement africain. Il y a du défi dans le choix de cette cité dahoméenne, dont la municipalité est un fief du R.D.A.
La délégation du Niger, la plus en flèche, a fait une arrivée spectaculaire, en caravane de quarante voitures. Elle est conduite par le président du Conseil nigérien lui-même, M. Bakary Djibo.
D'emblée, il donne le ton au congrès, en lançant, dès la séance d'ouverture, le slogan « Indépendance nationale d'abord, le reste ensuite ». « Le reste », c'est l'intention de se confédérer librement avec la France. A aucun moment, le congrès ne la mettra en cause. Mais de la formule-choc lancée par le tribun nigérien, seul le premier terme, par sa netteté et son audace, va soulever l'enthousiasme. La délégation venue de Niamey se dresse en bloc pour acclamer son leader. Alors les délégués des autres territoires, électrisés, se lèvent aussi et applaudissent. Dans ce climat, le rapport modéré préparé par M. Senghor est balayé. Le député du Sénégal avait tenté en un texte-fleuve de trente-neuf feuillets, de détourner ses amis d'une indépendance prématurée. Il les exhorte à« dégonfler les ballons rouges », à « regarder les réalités en face ». L'indépendance, dit en substance Senghor, c'est une notion juridique, ce n'est pas une solution aux problèmes concrets. La véritable indépendance, « c'est une victoire qui s'arrache moins sur les autres que sur soi-même, moins par les armes que par des larmes de sueur, par la discipline et le travail ». Ce qui lui vaut, de M. Ly Abdoulaye, chef de file de la gauche sénégalaise, cette réplique à la Saint-Just :
— « Nous disons non, camarade Senghor; il n'y aura pas de larmes, camarade Senghor; mais il y aura la joie des camarades qui bâtissent; il y aura la fierté d'hommes libres qui construisent leur destin. »
En vain, le député-poète a-t-il voulu communiquer à l'auditoire sa confiance dans les projets constitutionnels du général de Gaulle. L'éloquence senghorienne, pour une fois, ne « passe » pas.
— « Du respect que nous devons au général, ne découle pas forcément la confiance », répond Mamadou Dia, qu'on n'a pas l'habitude de voir s'opposer publiquement à son prestigieux collègue.
— « Le dernier remaniement ministériel auquel vient de procéder de Gaulle est significatif: il a fait appel à M. Soustelle !… En matière coloniale, la France est toujours en retard d'une réforme. Or, il y a une accélération extraordinaire de l'Histoire, grâce aux ultras d'Alger. Pour toutes sortes de raisons, nous restons partisans de la Confédération avec la métropole. Mais il n'y aura de référendum valable, qui mérite notre soutien, que celui reconnaissant le droit à l'indépendance. »
M. Bakary Djibo va, derechef, beaucoup plus loin :
— « L'association avec la France ? On ne peut s'associer valablement que quand on est indépendant. Vous n'empêcherez pas demain la jeunesse africaine de se lever et de dire : nous ne voulons pas d'association. »
Parmi tous les délégués présents à Cotonou, il en est peu qui soient aussi liés à la vie parlementaire française que ceux du Soudan, Fily Dabo Sissoko et Hammadoun Dicko. Tous deux députés, anciens ministres, tous deux clients de la S.F.I.O., à qui ils doivent leur carrière. Le premier est un ancien directeur d'école qui parle par sentences fleuries. Le second est un jeune instituteur de trente-quatre ans, à qui la vie parisienne a trop tôt offert ses délices et ses poisons. Aujourd'hui, dans l'euphorie du congrès, ce sont eux qui vont enchérir sur Bakary Djibo.
— « Si le gouvernement de Gaulle veut gagner en Afrique sa bataille du référendum, qu'il commence par gagner la paix en Algérie, et tout de suite », exige le premier. Et le second propose à la salle d'adresser immédiatement ce message au gouvernement français :
— « Le congrès du P.R.A. réuni à Cotonou vous adjure de proclamer l'indépendance des peuples d'Afrique. »
Notons bien qu'à aucun moment les congressistes du P. R. A. ne sont tombés dans ce que Paris appellerait l' « extrémisme ». Quand M. Ly Abdoulaye a demandé d'inclure dans le projet de résolution finale une référence au marxisme, il a été battu à une écrasante majorité. « Si l'indépendance doit instituer un régime de répression physique sous le drapeau rouge, avec le signe de la faucille et du marteau, l'Afrique n'en veut pas », a riposté péremptoirement M. Nazi Boni, député de la Haute-Volta 15. Et quand le délégué de la F.E.A.N.F. 16 a lu un message de solidarité de la part des « sept mille étudiants contraints de poursuivre leurs études en France par le fait du colonialisme », la salle a éclaté de rire.

La vigilance inquiète d'Houphouët-Boigny

Reste que pour la première fois, une importante fraction du personnel politique africain vient de se prononcer pour l'« indépendance immédiate ». Les deux parlementaires du P.R.A. membres du Comité constitutionnel, MM. Senghor et Lamine Gueye, ont reçu mandat impératif de défendre les résolutions du congrès devant l'aréopage du Palais-Royal. Certes, on peut faire confiance à l'agrégé de grammaire et à ce vieux renard de Lamine Gueye, maire de Dakar et vétéran de la politique francosénégalaise, pour présenter l'enfant à ses cousins métropolitains sous son profil le plus rassurant. Mais saura-t-on, à Paris, interpréter les discours de Cotonou d'abord pour ce qu'ils sont réellement : des joutes d'éloquence où la parole va plus vite que la pensée ? Saura-t-on à Paris naviguer au mieux entre les deux écueils que Senghor plus que tout autre redoute : ou bien, un raidissement du gouvernement, aux conséquences catastrophiques ; ou bien au contraire un affolement précipitant l'Afrique vers cette indépendance immédiate que bien peu souhaitent au fond d'eux-mêmes ? Le juste milieu, ce serait la reconnaissance dans le projet constitutionnel du droit à l'indépendance, mais assorti de délais raisonnables pour en pallier les risques. Et, devant le Comité constitutionnel, Senghor, appuyé par le M.R.P. Coste-Floret, lance l'idée d'une révision quinquennale des rapports franco-africains.
C'était compter sans la vigilance inquiète d'Houphouët-Boigny, ardemment accroché à son plan de Communauté fédérale franco-africaine. Le président du R.D.A. se précipite à l'hôtel Matignon. Il fait valoir devant de Gaulle deux arguments.
Primo : accepter qu'on puisse dans cinq ans quitter la Fédération, cela équivaudrait à construire sur du sable ; ni la métropole ni les territoires ne s'engageront à fond et sans arrière-pensée dans la communauté fédérale franco-africaine si l'on sait de part et d'autre qu'elle n'est qu'une construction transitoire.
Secundo: en ouvrant cette perspective quinquennale, on semble désavouer le R.D.A. qui, par réalisme, et avec courage, s'oppose au courant qui emporte les peuples d'Afrique vers l'“ indépendance nominale”.
Conclusion d'Houphouët : si l'on veut exorciser le démon de l'indépendance, c'est tout de suite qu'il faut le faire en obligeant les territoires et les dirigeants à choisir immédiatement entre la République fédérale franco-africaine et la sécession ; en les prévenant que le choix de la sécession les priverait des avantages de l'aide métropolitaine ; en assurant par contre ceux qui choisiront la « Communauté égalitaire et fraternelle » que l'appui de la France leur sera acquis pour se développer plus rapidement que n'importe quel État africain indépendant, le Ghana par exemple.
« En admettant l'option de l'indépendance immédiate, explique Houphouët, vous prendrez de court les dirigeants du P.R.A., qui ne postulent qu'une révision dans cinq ans, vous irez donc au-delà de ce qu'ils demandent eux-mêmes, et vous les obligerez à prendre sur-le-champ leurs responsabilités. »
De Gaulle se sent probablement plus d'affinités avec le normalien Senghor qu'avec le chef baoulé Houphouët. Mais dans son analyse de la conjoncture africaine, le R.D.A. est plus important que le P. R. A. Le rapport des forces joue présentement en sa faveur.
— « Eh bien, d'accord, a dit de Gaulle. Faisons la Communauté, et laissons les territoires libres de l'accepter ou de la refuser. »

Le R.D.A. chez de Gaulle

Le 3 août, les secrétaires généraux de toutes les sections territoriales du R.D.A. se réunissent à Paris autour de leur président Félix Houphouët. Il y a là les représentants de Côte-d'Ivoire, de Guinée, de Haute-Volta, du Soudan ; du Tchad, du Gabon, où le R.D.A. est au pouvoir, et ceux du Niger, du Sénégal, du Dahomey, du Moyen-Congo où il constitue une minorité agissante 17. Sékou Touré représente la Guinée. Ç'aura été la dernière grande rencontre du Comité de coordination, organe directeur du mouvement. Le secrétaire politique du R.D.A., Ouezzin Coulibaly, mène la discussion. Malgré les réserves de la Guinée, du Soudan, et des quelques militants sénégalais, la majorité se prononce à nouveau pour les thèses d'Houphouët. Ces thèses ont trouvé en Ouezzin un avocat chaleureux. Depuis la mort du prestigieux Mamadou Konaté 18, l'ancien secrétaire général du syndicat des instituteurs d'A.O.F. est un peu la conscience du R.D.A. Il a été autrefois surveillant général à l'école normale William Ponty de Dakar, par où sont passés la plupart des dirigeants africains. Il est resté pour beaucoup d'entre eux le grand frère qui a dirigé leurs premières études, l'ami avec lequel ils passaient leurs vacances, qui accueillait les étonnements et les questions de ces jeunes ruraux brusquement confrontés à une civilisation étrangère, l'initiateur qui les a éveillés à la vie publique.
Avec l'âge, Ouezzin a tempéré sa fougue naturelle; il est toujours aussi ardent au service de l'Afrique ; mais au contact des réalités de gouvernement dans sa Haute-Volta continentale et pauvre, il est parvenu à cette conclusion que l'indépendance immédiate ne réglerait rien et que les peuples mossi, bobo ou lobi ont surtout besoin de l'aide amicale d'une grande communauté franco-africaine.
Naguère à la pointe du combat anticolonialiste en Côte-d'Ivoire, traqué par les forces de l'ordre dans les années 1950-1951 ; tenant quotidiennement, dans la brousse, un journal de lutte aux accents généreux, Ouezzin Coulibaly, aujourd'hui président du Conseil de Haute-Volta, est le plus sûr compagnon de Félix Houphouët. Infatigable commis-voyageur du R.D.A., c'est lui qui en Guinée, en 1954, a aidé le jeune Sékou Touré à réorganiser le parti, après les bourrasques de la répression ; qui, au Soudan, en 1956, a conseillé les dirigeants locaux dans leur campagne électorale victorieuse ; qui, au Congo, a amené au R.D.A. les partisans du maire de Brazzaville, l'abbé Fulbert Youlou. L'orgueilleux Sékou Touré lui-même subit son ascendant et, devant cet aîné qu'on appelait en 1950-1951 « le lion du P.D.C.I. 19, » Sékou est repris par la fraternité du R.D.A.
Leader puissant à Conakry, il se retrouve, à Paris ou à Ouagadougou, comme un cadet devant son aîné.
Ouezzin et Houphouët ont obtenu, ce 3 août 1958, l'accord de leurs compagnons sur les grandes lignes du programme qu'ils veulent présenter le 5 à l'audience du général :

La délégation du R.D.A. est reçue à l'hôtel Matignon le 5 après-midi. C'est Sékou Touré qui a été chargé par ses amis d'exposer le point de vue du rassemblement. Paradoxe volontaire.
Les majoritaires du R.D.A. ont pensé flatter Sékou, en faisant de lui leur porte-parole auprès de de Gaulle, et le neutraliser, en lui faisant défendre la thèse des modérés. Le député- maire de Conakry n'a pu résister à l'appel du sage Ouezzin. Il s'acquitte de sa mission avec une parfaite loyauté apparente, comme s'il s'était rallié aux idées majoritaires d'Houphouët-Boigny et d'Ouezzin. Il plaide en faveur de l'autonomie complète des territoires, adjure le général de comprendre les exigences de l'opinion africaine, mais parle à peine d'indépendance et pas du tout d'exécutif fédéral. De Gaulle répond qu'il comprend les impatiences des nationalistes d'outre-mer et qu'on peut lui faire confiance ; mais il attend en retour que ses interlocuteurs comprennent les hésitations de l'opinion métropolitaine et ses propres difficultés, et qu'on ne complique pas sa tâche en posant des exigences trop catégoriques.

L'arbitrage du général

Dès le lendemain de cette entrevue, Sékou Touré, maladroitement écarté du Comité constitutionnel, ayant payé pour la dernière fois son tribut à la solidarité duR. D. A., a estimé qu'il n'a plus rien à faire à Paris. Il a choisi de partir la veille même du jour où de Gaulle doit prononcer, devant l'aéropage du Palais-Royal, une allocution capitale. Il entend montrer ainsi que, désormais, il se désintéresse du débat. En réalité, c'est un homme mortifié qui a pris le 7 août l'avion de l'U.A.T. (après une ultime soirée parisienne au cabaret Keur Samba, en compagnie d'une amie française, Monique Cazaux, animatrice du cercle France-Afrique).
Sur le chemin du retour, il s'est arrêté à Dakar, pour se concerter avec ses amis syndicalistes de l'Union générale des travailleurs d'Afrique noire (U.G.T.A.N.). Dans le studio qu'il occupe au premier étage de l'hôtel du Grand-Conseil, il attend impatiemment, le 8 août au soir, le compte rendu de la séance du Comité consultatif. Tous les élus africains absents de Paris sont, comme lui, suspendus à leur poste de radio. Et ceux-là mêmes qui siègent au Palais-Royal, avant d'entrer en séance, ne cachaient pas leur anxiété. Un seul, Félix Houphouët-Boigny, était dans le secret du général.
Relayée sur les ondes de Radio-Dakar — station fédérale — la voix de l'homme de Brazzaville résonne dans la pénombre du studio, devant un Sékou silencieux et tendu.
Le général, après avoir résumé l'économie du projet constitutionnel, arrive au coeur du débat :
— « Bien entendu, et je le comprends, on peut avoir envie de la sécession. Elle impose des devoirs. Elle comporte des dangers. L'indépendance a ses charges. Le référendum vérifiera si l'idée de sécession l'emporte. Mais on ne peut concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l'aider. Le gouvernement tirera les conséquences, économiques ou autres, que comporterait la manifestation d'une telle volonté. Une réponse affirmative au référendum sera, au contraire, un refus de la sécession … »
Quant aux structures de la Communauté, de Gaulle, d'une phrase, arbitre entre Senghor et Houphouët :
— « On dit “fédération”, “confédération”. C'est là querelle de vocabulaire. Je dis, moi, Fédération, et nous nous en tenons là. »
Et la péroraison, souveraine :
— « C'est moi, de Gaulle, qui vous convie à faire la Fédération sur des bases d'égalité. C'est le référendum qui tranchera le débat. »
En somme, de Gaulle a jusque-là suivi les conseils d'Houphouët-Boigny. Dès la fin de la séance du Palais-Royal, le R.D.A., par la voix de son représentant au Comité consultatif, Gabriel Lisette, exprime sa satisfaction. Le chef du gouvernement malgache, Philibert Tsiranana, annonce son « accord complet ».
L'Afrique modérée est satisfaite. En revanche, l'Afrique progressiste a été piquée au vif par les allusions de de Gaulle aux conséquences de la sécession. Et la piqûre ne se cicatrisera pas.

« Le chantage à l'isolement »

Dans le studio de M. Sékou Touré, le téléphone sonne. Ce sont les reporters de Radio-Dakar. Le leader guinéen veut-il commenter les déclarations du Palais-Royal ?
— « Attendez que j'aie eu connaissance du texte intégral », répond prudemment Sékou.
Qu'à cela ne tienne. On lui fait porter dans la soirée une copie des dépêches de l'A.F.-P.
Une tractation presque identique se déroule au même moment à Niamey, avec Bakary Djibo, chef du gouvernement nigérien.
Djibo, secrétaire général du P. R. A. en est aussi l'élément le plus avancé, comme l'est Sékou au R.D.A. Le 9 août, leurs deux interviews diffusées par la radio fédérale expriment les mêmes réactions. Sékou Touré :
— « En entendant hier le général de Gaulle, franchement, j'ai été choqué. Mon amour-propre pour la dignité de l'Afrique a été choqué. On nous dit que nous pouvons prendre l'indépendance, mais que ce sera avec toutes ses conséquences. Eh bien je réponds, moi, que ces conséquences ne sont pas seulement africaines. Elles peuvent être aussi françaises. »
C'est presque un défi. Et Bakary Djibo :
— « S'il plait à la métropole de prendre l'initiative d'une rupture totale, c'est son affaire. Mais il ne faut pas déplacer les responsabilités devant l'Histoire. Il ne faut pas oublier que le chantage à l'isolement et à l'étouffement ne peut plus émouvoir à l'heure des “Spoutniks” et des “Explorateurs”… Le général de Gaulle admet, au moins théoriquement, que nous puissions, par un vote négatif, recouvrer notre indépendance. Nous n'aurions rien trouvé à redire si cette générosité n'avait pas été associée de menaces voilées, se référant à toutes les conséquences économiques ou autres … »
Cette réaction épidermique d'hommes comme Sékou Touré et Bakary Djibo (et à un moindre degré des dirigeants sénégalais — Senghor ayant, en termes plus modérés, exprimé sa “déception” — n'a pas, sur le moment, retenu l'attention de Paris. Sauf peut-être de Bernard Cornut-Gentille, dont la sensibilité inquiète est toujours en éveil. Porte-parole de l'aile progressiste africaine, persuadés d'incarner la « dignité » des peuples africains (comme Houphouët et Tsiranana sont persuadés de leur côté d'en incarner le pragmatisme paysan), Sékou et Djibo sont de jeunes pur-sang ombrageux. La menace de de Gaulle quant aux conséquences de la sécession les a exaspérés. On veut faire sur eux du chantage ? Ils sont prêts à répondre « chiche ».
Au cabinet du ministre de la France d'outre-mer, on fait rapidement les comptes.

Si ces premiers symptômes se confirment, B.C.-G. sait que l'appareil de la France d'outre-mer ne pourra pas renverser le courant en Guinée. Le pays est trop solidement quadrillé par le parti de Sékou Touré, le P.D.G. Seuls Houphouët et Ouezzin Coulibaly seront peut-être en mesure de ramener Sékou, en faisant vibrer la corde de la fraternité R.D.A. Cornut-Gentille paiera s'il le faut de sa personne, en usant avec le leader guinéen des artifices qui lui ont réussi du temps où il était haut -commissaire en A.O.F. Quoi qu'il en soit, le résultat n'est pas garanti. C'est alors que germe dans l'esprit du ministre l'idée de faire passer par Conakry l'avion présidentiel. Sékou en sera flatté, un climat meilleur sera créé, propice à des palabres secrètes.
Au Niger, en revanche, la position de Bakary Djibo est contestée. Il existe une forte minorité R.D.A. favorable à HouphouëtBoigny. En la soutenant à fond, en multipliant sous les pas de Djibo les embûches administratives (au besoin, on changera le gouverneur), on peut encore enrayer la menace de sécession.
Bernard Cornut-Gentille pense sans doute à un mot du général, le 14 juillet, dans l'avion qui emmenait de Gaulle à Toulon pour la revue de l'escadre. Le « Grand Charles » s'était penché sur le ministre de la France d'outre-mer, assis à côté de lui :
— « Quoi de neuf, en Afrique ? »
B. C.-G. avait répondu en exprimant son inquiétude. Plusieurs déclarations d'hommes politiques locaux, des rapports de gouverneurs, montraient en certains territoires une rapide évolution vers l'idée d'indépendance. Le Sénégal menait le branle. Le nouveau gouvernement ne disposait que de peu de temps pour entamer la réforme constitutionnelle et apaiser les craintes des élus d'outre-mer. On risquait d'être débordé. A la fin du mois de juillet, le congrès du parti du regroupement africain, à Cotonou, allait relancer la revendication du droit à l'indépendance. Des manifestations graves n'étaient-elles pas à redouter ? De Gaulle écoutait, presque distraitement. Au bout d'un moment, il avait posé lourdement sa main sur le poignet de Cornut-Gentille :
— « Allons, mon petit. Ne vous faites pas de mauvais sang. Si c'est nécessaire, on leur serrera la vis. »

Un amendement trop discret

Le 19 août, la veille du départ pour le périple africain, un Conseil de cabinet a encore examiné le projet de Constitution.
Le texte a été amendé par le Comité consultatif. M. Raymond Janot, impressionné par le soutien que le M.R.P. (auquel il a été longtemps lié), continue d'accorder à MM. Senghor et Lamine Guèye, a persuadé M. Michel Debré d'accepter un amendement important. Celui-ci prévoit qu'un territoire d'outre-mer qui aura voté « oui » c'est-à-dire choisi la Communauté, pourra quand même, ultérieurement, aller à l'indépendance. Accepter cette novation, c'est admettre que l'indépendance à terme n'est plus l'infamante « sécession ». Un autre amendement est passé presque inaperçu. Son initiateur, M. Paul Coste-Floret n'a pas, pourtant, la minceur et la pâleur d'un passe-muraille. Mais cette nouvelle rédaction affecte le titre XI, « Des collectivités territoriales », et non le titre XII « De la Communauté », sur laquelle les regards sont concentrés. Le nouvel article 76 prévoit que les territoires d'outre-mer pourront entrer dans la Communauté « groupés ou non entre eux ». C'est réintroduire par un biais, sans tapage, la possibilité d'une fédération primaire au niveau de l'A.O.F. ou de l'A.E.F. Mais avec ce correctif, propre à rassurer M. Houphouët-Boigny, que le groupement des territoires n'est pas institutionnalisé par le projet de Constitution : il est seulement laissé à l'initiative des assemblées locales ; cela ne concerne plus la métropole. Quand deux ans plus tard le Soudan et le Sénégal décideront d'une éphémère fédération, c'est l'article 76 qu'ils feront jouer. Sur le moment, cependant, ni M. Sékou ni M. Bakary Djibo, obnubilés par le titre XII qui seul paraît les concerner, n'ont prêté attention à cette trop discrète concession de dernière heure.

De Gaulle, le 1er août, a décidé d'accepter les deux amendements.
Mais, fidèle à sa tactique habituelle, il ne rend pas immédiatement officielle son acceptation. Il se réserve d'annoncer lui-même la bonne nouvelle au cours de sa tournée africaine, de préférence à Brazzaville, sanctuaire du gaullisme colonial. Le choc sur les esprits n'en sera que plus grand. Les représentants du P.R.A. au Comité constitutionnel ne se doutent de rien.
Déçus par la tirade du général, le 8 août, contre les « sécessionnistes », ils boudent. M. Senghor n'a pas assisté à la dernière séance du Comité et hésite même à aller accueillir de Gaulle à Dakar. Me Lamine Gueye, plus radicalisant que jamais, est bien venu à la séance de clôture du Comité, mais, au moment du vote, s'est abstenu avec le sourire.

Notes
1. Léopold Sedar Senghor, né en 1906, agrégé de l'Université, député du Sénégal depuis 1946, secrétaire d'État à la présidence du Conseil (gouvernement Edgar Faure, février 1955-janvier 1956), secrétaire général de l'Union progressiste sénégalaise (U.P.S.), section du parti du regroupement africain.
2. Mamadou Dia, né en 1910, directeur d'école, sénateur du Sénégal depuis 1949, puis député depuis 1956, vice-président du Conseil de gouvernement issu de la loi-cadre de 1956.
3. Le Grand Conseil était, jusqu'au référendum de 1958, l'Assemblée fédérale d'A.O.F., à laquelle étaient représentés les huit territoires du groupe.
4. Félix Éboué, haut fonctionnaire d'origine antillaise, gouverneur du Tchadnen 1940, rallia dès le mois d'août son territoire à la France libre. Devenu gouverneur général de l'A. E. F. Mort en 1944.
5. Alors sénateur de la Seine, et l'une des personnalités les plus libérales de l'ancien R.P.F.
6. Après le soulèvement nationaliste de 1947, les parlementaires de Madagascar, Raseta, Rabémananjara et Ravohangy, et plusieurs de leurs compagnons, dont Stanislas Rakotonerina furent jugés à Tananarive dans des conditions qui soulevèrent, à l'époque, la réprobation des milieux de gauche.
7. Avec le recul du temps, les orientations prises dans la capitale de l'A.E.F., du 30 janvier au 8 février 1944, sous la présidence effective du général de Gaulle et l'impulsion du ministre des Colonies René Pleven et du gouverneur général noir Félix Éboué, apparaîtront bien timides, au regard des problèmes surgis dans le monde colonisé au lendemain de la guerre. Si on se réfère toutefois à la mentalité coloniale qui demeurait celle des puissances blanches en 1944 et au fait que la rencontre de Brazzaville était une réunion de fonctionnaires, et non de politiques, on doit trouver positif que, pour la première fois, une voix française officielle ait proclamé le moment venu d'amener les hommes d'outre-mer « à participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires ». Le préambule de la Constitution de 1946 devait reprendre presque les mêmes termes. Du point de vue pratique et dans l'immédiat, la conférence recommandait une large représentation des indigènes dans les assemblées politiques françaises, la création d'assemblées locales élues, l'accès des autochtones à tous les emplois, la suppression du travail forcé, le développement de l'instruction, la mise à la disposition des indigènes des moyens de développement des productions agricoles, etc. Certes, la prescience des lendemains n'allait pas jusqu'à envisager,à plus ou moins long terme, la constitution de « self-governments. » La notion d'Empire restait préférée à celle de Commonwealth. Telles quelles, les recommandations de Brazzaville introduisaient pourtant dans les rouages de la colonisation traditionnelle des germes révolutionnaires.
8. Barthélemy Boganda, ancien ecclésiastique, trouvera la mort en 1959 dans un accident d'avion.
9. L'échec de la tentative de débarquement des forces gaullistes, appuyées par une escadre britannique, les 23 et 24 septembre 1940. Le haut-commissaire Bojsson, l'armée et la marine, fidèles au gouvernement de Vichy, avaient refusé de rallier la France libre et ouvert le feu sur l'escadre alliée. De Gaulle se trouvait lui-même devant Dakar sur le transport de troupes Westerland, navire hollandais battant pavillon français.
10. Sur le « tournant » du R. D. A., qui eut des conséquences importantes à l'échelle de l'Afrique noire, voir Carnets secrets de la décolonisation, tome I, Quand Houphouët-Boigny était un rebelle. Voir aussi, en annexe, un récit des négociations de I950·I95I entre Houphouët-Boigny et le président du Conseil, français, René Pleven. C'est au ministre de la France d'outre-mer de l'époque, François Mitterrand, que revient le mérite d'avoir mené à bien la suite de l'opération.
11. M. Camille Bailly. Lettre à l'auteur.
12. Déclarations de M. Houphouët-Boigny à l'auteur.
13. Dans le livre des frères Bromberger, Les Treize complots du 13 Mai.
14. Rassemblement des gauches républicaines.
15. Que le journal France-Soir appellera un jour, distraitement, le député nazi Boni (!)
16. Fédération des étudiants d'Afrique noire en France, organisation nationaliste et progressiste, proche des organisations communistes internationales.
17. Minorités agissantes, mais d'importance diverse. Le R.D.A. n'est que provisoirement minoritaire au Niger. Il le sera toujours au Sénégal (avec Doudou Guèye) et au Dahomey (avec Justin Ahomadegbe). La section du Congo, dirigée par l'abbé Fulbert Youlou, n'est qu'une formation apparentée, ne méritant pas l'appellation d'origine.
18. Ancien instituteur, député du Soudan, vice-président de l'Assemblée nationale, mort en 1957, Mamadou Konate était le doyen du R.D.A., unanimement écouté et respecté. Son intégrité et sa modestie étaient légendaires.
19. Parti démocratique de Côte-d'Ivoire, section territoriale du R.D.A.

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