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Georges Chaffard
Les carnets secrets de la décolonisation

Paris. Calmann-Lévy. 1967, tome 2, 435 p.


Comment la Guinée entra dans la nuit

« Ce Sékou Touré, quel orgueilleux ! » (Charles de Gaulle)

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Deuxième Section

De Gaulle à Conakry

La caravane présidentielle est déjà à Brazzaville quand le gouverneur de Guinée, M. Jean Mauberna, reçoit le 23 août, les dernières instructions pour l'accueil du général. Il en est stupéfait. Le protocole présidentiel ignore superbement les contingences locales. Pour son entrée à Conakry, de Gaulle sera seul dans la voiture de tête. Puis viendront, dans trois autres véhicules, Bernard Cornut-Gentille, le ministre de la France d'outre-mer et le haut-commissaire Messmer, l'amiral Cabanier et le général Garbay, le gouverneur de Guinée et M. Jacques Foccart. La voiture du président du gouvernement guinéen sera reléguée en cinquième position ! Jamais s n'acceptera cette mise à l'écart. Et la population guinéenne ne l'admettra pas davantage. Il y a là, dès la descente d'avion, de quoi faire échouer la visite. M. Mauberna envoie aussitôt un câble à Brazzaville. Il y fait valoir en termes diplomatiques que si les Guinéens sont fiers de recevoir de Gaulle, le grand homme du pays, à leurs yeux, n'en est pas moins Sékou Touré. La chaleur de l'accueil qui sera fait au général, le volume des applaudissements, seront proportionnés aux attentions que l'illustre visiteur saura avoir pour « Silly ». Il faut absolument que Sékou, auquel tout un peuple s'identifie, soit placé, aux côtés de de Gaulle, dans la première voiture. Le protocole plie.
L'avion présidentiel se pose à Conakry le lundi 25 août vers seize heures. L'avant-veille, le leader guinéen a reçu un journaliste français de passage, Robert Lambotte, de l'Humanité. Il lui a confié qu'en l'état actuel du projet constitutionnel, il était plutôt tenté de faire voter « non ». Ce qui recoupe les impressions précédemment recueillies par le ministre de la France d'outre-mer. Toutefois, au moment où Sékou recevait Lam botte, il n'avait pas encore eu connaissance du discours de Brazzaville. Quoi qu'il en soit, l'accueil de la capitale guinéenne est chaleureux. Mais les applaudissements sont autant pour Sékou que pour de Gaulle. Si l'on acclame de bon coeur le président du gouvernement français, ce n'est pas, comme le croiront naïvement au début certains officiels, parce qu'il apporte des paroles de libération, mais parce qu'il honore la Guinée en lui rendant visite et consacre son chef en le prenant à ses côtés. On crie « Vive de Gaulle ! », mais on crie tout autant « Silly! » Quelque courtisan a expliqué au général que « Silly », en dialecte, voulait dire « éléphant », mais sans préciser que le majestueux pachyderme est le symbole du P.D.G.-R.D.A. 1, et que le terme par extension, est attribué aussi à Sékou. En toute modestie, de Gaulle croira un moment que les Africains le comparent à l'empereur de la brousse.
Dans la voiture de tête, le général, ravi, se tourne vers Sékou :
— « J'espère que ce sera aussi bien à Dakar.
— Je le souhaite, mon général, répond le Guinéen, et j'espère d'ailleurs voir de mes yeux la réception du Sénégal, car je dois justement me rendre à Dakar demain.
— Alors, mon cher président, dit de Gaulle, royal et paternel, faites-moi le plaisir de prendre place demain dans mon avion personnel. »
Assaut d'amabilité. Soleil radieux. Entente cordiale. Tellement cordiale que Sékou Touré a proposé de loger à sa résidence le ministre de la France d'outre-mer et le haut-commissaire, pendant que le général s'installe au palais du gouverneur. Les aides de camp transportent les bagages au domicile du Premier guinéen.
Le séjour présidentiel n'est que de quelques heures. Sitôt assis dans le grand bureau du gouverneur, de Gaulle convoque Jean Mauberna. Avant de monter à l'étage, celui-ci remet à B.C.-G. et Pierre Messmer, assis dans le grand salon de réception, une copie ronéotypée du discours que Sékou prononcera tout à l'heure à l'Assemblée territoriale en y recevant le général. Selon l'usage, le texte a été communiqué à l'avance au gouverneur.
Mauberna l'a lu sans trop sourciller. Il y a bien, çà et là, quelques propos abrupts, que le gouverneur a coché au crayon rouge. Mais sans s'en offusquer outre mesure. Des propos qu'on a l'habitude d'entendre dans la bouche de Sékou, et qu'il a déjà servis, ici même à Conakry, en février dernier, à M. Gérard Jacquet ministre de la France d'outre-mer dans le gouvernement Félix Gaillard. D'ailleurs, le matin même, le discours a été épluché par l'un des hommes politiques les plus subtils d'Afrique noire, le président du Grand Conseil d'A.O.F. Gabriel d'Arboussier 2.
« Gabriel » se trouvait la veille à Abidjan, pour y accueillir de Gaulle à sa première escale d'A.O.F. Il a pris ce matin l'avion pour regagner Dakar. Les allées et venues des personnages officiels constituent l'aliment principal des bulletins d'informations des radios locales. La radio annonce le déplacement de d'Arboussier. Sékou téléphone à Mauberna. Il voudrait bien voir Gabriel.
Y a-t-il un moyen de faire atterrir son avion quelques instants ?
Les jeunes leaders africains ne doutent de rien et font joujou avec le progrès. Le gouverneur téléphone à la tour de contrôle. Celle-ci communique avec l'avion. D'Arboussier est d'accord pour se poser une heure à Conakry. Une voiture fonce au terrain, le ramène au palais. Rapide examen à trois, épaule contre épaule, du projet de discours.
— « Tu retardes, dit Gabriel à Sékou. Tu réclames le droit à l'indépendance. Mais tu l'as, le général l'a accordé, à Brazzaville. »
Et de suggérer au Guinéen, pour adoucir le ton du discours, d'y introduire une référence à Brazzaville.
Sékou accepte, et griffonne quelques mots en marge.
— « Allons, tout se passera bien, conclut d'Arboussier avec son optimisme chronique et son perpétuel sourire. Il embrasse, à l'africaine, Sékou et Mauberna, et se fait ramener au terrain à vive allure.

Houphouet-Boigny, d'Arboussier, Hamani Diori, R. Barbe
Gabriel d'Arboussier, Félix Houphouëet-Boigny,
Diori Hamani, Raymond Barbé au congrès du RDA.
Bamako, 26 octobre 1946.

M. Mauberna comparaît maintenant devant Jupiter.
— « Eh bien, monsieur le Gouverneur, que pensez-vous des résultats du prochain référendum, ici, en Guinée? »
Le haut-fonctionnaire répond ce qui lui paraît l'évidence. Dans ce territoire, tout tourne autour du P.D.G., le « parti ». Si Sékou et le P.D.G. donnent la consigne de voter « oui », ce sera du 95 %. S'ils donnent la consigne de voter « non », ce sera aussi du 95 %. Mais l'on ne peut encore préjuger des décisions de Sékou et du Bureau politique. Une conférence du parti se prononcera dans quelques jours.
— « Ce n'est pas le discours que vous entendrez tout à l'heure, mon général, qui vous éclairera », conclut Mauberna en lui tendant le texte.
— « J'ai coché au crayon rouge, précise encore le gouverneur, les passages les plus durs. »
— « Je vais voir cela, fait de Gaulle. Je vous remercie. »
Jean Mauberna redescend, et retrouve au salon Messmer et Cornut-Gentille. Il les interroge : ont-ils lu le discours ? Oui, ils l'ont lu.
« C'est du Sékou », dit B.C.-G., familier de la phraséologie politique du Guinéen. Cornut-Gentille trouve un peu maladroit certain passage : celui où Sékou se réfère à l'ancien ministre Gérard Jacquet. Le général n'aime pas beaucoup qu'on lui rappelle ses prédécesseurs. Il feint de n'en pas avoir. On devrait demander à Sékou de supprimer ce paragraphe. A la réflexion, on n'en fera rien. Mieux vaut prendre le Guinéen comme il est.
Celui-ci, justement, est à son tour au confessionnal. Il attendait dans un petit salon attenant au bureau du gouverneur. Quand de Gaulle a congédié Mauberna, il a prié Sékou Touré d'entrer. L'entretien est bref. Non par froideur, mais parce que le temps du général est minuté. Simple visite protocolaire, avant l'accueil officiel à l'Assemblée. Sur ce qu'ils se sont dit ce jour-là, Sékou n'a jamais fait de confidence. En tout cas, en redescendant, il ne paraît pas mécontent. Mauberna le happe au passage.
— « Le général vous a-t-il parlé de votre discours ? »
— Non, répond le leader guinéen. Mais il l' a certainement lu, car lorsque j'ai été introduit, il le tenait enroulé dans la main gauche. »
C'est enfin le tour de B. C.-G. d'aller à confesse. Lui non plus, en sortant, ne fera de réflexion sur le discours.

« Messieurs, nous n'avons plus rien à faire ici. »

En fin d'après-midi, de Gaulle se rend, à pied, à l'Assemblée nationale. Sékou Touré l'accompagne. Du palais du gouverneur à celui de la représentation territoriale, il n'y a que quelques centaines de mètres, par une large avenue ombragée. La foule, sur le passage des personnalités, est amicale, presque familière.
Les cellules R.D.A. de quartier sont là au complet, femmes à droite, hommes à gauche. On applaudit de Gaulle et « Silly ».
Au siège de l'Assemblée, le président, M. Diallo Saïfoulaye, député, colistier de Sékou Touré au Palais-Bourbon, souhaite la bienvenue au général. Et voilà Sékou qui se lève.
Il a revêtu le boubou blanc et la toque de feutre dont il a choisi de se faire, en ce jour mémorable, un «costume national ». Dès les premiers mots, c'est l'inattendu, c'est le choc. Ce qu'il lit, et qui n'est pas nouveau pour la plupart de ses interlocuteurs, sauf pour de Gaulle, compte moins que le ton sur lequel il le dit.
Tout se passe comme si Sékou avait décidé de faire un éclat significatif, pour s'affirmer en face de l'illustre visiteur, pour dresser devant le général français couvert de gloire l'image du nationaliste africain. Sékou veut « montrer » à de Gaulle qu'il n'a pas peur, qu'il n'est pas un vassal complaisant, qu'il est, lui, un Touré, héritier de Samory 3, le commandeur de la dignité africaine. Et à son peuple, aux militants du P.D.G. qui se pressent dans la salle, qui s'agglutinent aux fenêtres, qui ont envahi la véranda et le perron, qui occupent les escaliers et tendent l'oreille aux micros disposés à l'extérieur du bâtiment, il veut apparaître comme l'homme qui ose parler haut au chef des Français, comme le véritable porte-parole du nationalisme noir.
Pour Sékou, ce discours devant de Gaulle, c'est l'occasion de dresser le monument de l'homme d'Afrique, disant son fait, courtoisement mais fermement, au colonisateur. Alors, brusquement, de l'électricité passe sur la salle et sur la foule. Ce n'est plus le député R.D.A. de Guinée recevant à la bonne franquette son collègue du Parlement français Gérard Jacquet, et expédiant un discours de circonstance. C'est le tribun progressiste qui s'adresse autant à la foule africaine, pour l'électriser, qu'à de Gaulle, pour l'enseigner ; qui scande les formules à l'emporte-pièce ; qui martèle du poing le pupitre des orateurs ; qui est porté par les ovations de ses compatriotes en délire.

« Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance. »
« Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage. »

Qu'importe si ces formules lui ont déjà servi dix fois en d'autres occasions : prononcées sur ce ton, en présence de de Gaulle, elles créent un moment historique.
Qu'importe aussi que le projet constitutionnel contienne déjà la reconnaissance du droit à l'indépendance : ce projet, personne encore dans la foule de Conakry, ne le connaît ; et ce droit revendiqué avec cette fougue, Sékou Touré semble l'arracher, de haute lutte, pour l'honneur de l'Afrique.
Le tribun guinéen voulait prononcer devant son hôte illustre un plaidoyer. Porté par sa passion, il en a fait un réquisitoire. Et c'est ainsi que de Gaulle l'a entendu.
Le discours contenait pourtant un passage constructif, l'ébauche d'une contre-proposition au texte constitutionnel, autour de quoi un dialogue était possible :

« Nous voulons être de libres citoyens de nos États africains, membres de la Communauté franco-africaine. En effet, la République française, dans l'association franco-africaine, sera un élément, comme tous les États africains seront également des éléments, de cette grande Communauté multinationale composée d'États libres et égaux. »

Sous une formulation chaotique, l'argumentation est claire : la Communauté, le Guinéen en accepte d'avance le principe. Mais ce ne peut être qu'une association d'États préalablement indépendants, choisissant librement de se grouper au sein d'une Confédération multinationale, dans laquelle il n'y aura pas d'élément dominant, mais uniquement des égaux. Cela revient évidemment à condamner le projet constitutionnel, qui postule que les territoires qui répondent « oui » renonceront par là même à l'indépendance immédiate. En somme, pour Sékou, le « oui » à l'association n'aurait de valeur que prononcé en situation d'indépendance.
De Gaulle a été exaspéré par le ton du réquisitoire. Et comme il n'en avait vraisemblablement pas lu le texte, bien qu'on le lui eût communiqué préalablement, il n'a pu, à simple audition, analyser de sang-froid les formules du leader guinéen. Il n'en a retenu que la tonalité hargneuse, la véhémence, contrastant avec la courtoisie des autres dirigeants africains rencontrés aux étapes précédentes ; sur-le-champ, il a conclu qu'avec celui-ci, il n'existe pas de langage commun. Pour un homme de la génération du général, Sékou n'est pas un interlocuteur, c'est un « meneur ». Quelqu'un donc avec qui on ne peut s'entendre. Il ne reste qu'à rompre la discussion en pensant, vertement :
— « Qu'il aille se faire f…»

« On a parlé d'indépendance, répond le vieil homme à qui on vient de manquer de déférence. Eh bien, je le dis ici plus haut qu'àilleurs, l'indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre en disant « non » à la proposition qui lui est faite, et dans ce cas, je garantis que la métropole n'y fera pas obstacle !… »

La porte est ouverte, semble dire le général au « meneur ». On ne vous retient pas. Pour un peu, le général ajouterait, ironique,« le bonjour chez vous ! » :

« Et si je ne devais pas vous revoir, sachez que le souvenir que je garde de cette grande, belle, noble ville, ville laborieuse, ville d'avenir, je ne le perdrai pas. »

Voilà. En une demi-heure, ce 25 août 1958, le sort des relations franco-guinéennes vient de se jouer. Sur des humeurs.
Sur des fautes de psychologie. Sur des impolitesses. Le vieux président-directeur-général de la « Franco-africaine » arrivait avec de bonnes intentions. Le jeune « meneur » de la C. G. T. locale l'a exaspéré, par son agressivité, par l'impudence avec lequel il avait préparé sa « claque » aux alentours de la salle.
A peine a-t-il regagné le palais que de Gaulle réunit dans le bureau du gouverneur MM. Cornut-Gentille, Messmer et Mauberna :
— « Messieurs, voilà un individu avec lequel nous ne pourrons jamais nous entendre. Nous n'avons plus rien à faire ici. Allons, la chose est claire : le 29 septembre au matin, la France s'en ira. »
Et comme les trois personnages, interloqués, esquissent une timide réfutation, le général tranche :
— « La Guinée, Messieurs, n'est pas indispensable à la France. Qu'elle prenne ses responsabilités. »

« Bonne chance pour la Guinée. »

En attendant, il n'y aura pas de place pour Sékou Touré, demain matin, dans l'avion présidentiel. Le général charge B.C.-G. d'en avertir le Guinéen. Le ministre de la France d'outre-mer esquive la corvée, en la repassant à Mauberna.
Le gouverneur se récuse : il est trop affecté par ce qui vient de se passer, et estime mesquine la démarche qu'on lui demande de faire. Finalement, c'est un membre du cabinet de B. C.-G, M. Pierre Bas, qui remplira cette ingrate mission. Bien entendu, il n'est pas question non plus que le ministre et le haut-commissaire passent la nuit, comme prévu, sous le toit de Sékou Touré.
Avec une camionnette et une escouade, le chef du cabinet militaire du gouverneur s'en va récupérer chez « cet individu » les bagages des deux personnalités.
Le lendemain matin, il pleut. Sékou, buté, ne voulait même pas accompagner de Gaulle à l'aéroport. Le gouverneur a dû le « travailler » une partie de la nuit. Dans la voiture, les deux hommes n'ont pas desserré les dents. Au terrain, pendant que de Gaulle passe la revue du détachement d'honneur et prend congé des notables français de Conakry, les officiels guinéens s'écartent. Est-ce une nouvelle manifestation de mauvaise humeur ? Non, ils vont seulement se mettre à l'abri sous l'aile du « Starliner ». Mais ce retrait est significatif : les rites du protocole colonial ne les concernent déjà plus. Avant de gravir la passerelle, de Gaulle, une dernière fois, tend la main à Sékou :
— « Bonne chance pour la Guinée, monsieur le Président. »
Le général disparaît dans l'avion. Mauberna tire par la manche Jacques Foccart qui s'apprête lui-même à grimper :
— « Et moi ? le général ne m'a même pas dit au revoir. »
— « Montez, répond Foccart, il veut vous parler. »
Le gouverneur s'engouffre derrière le conseiller technique et va s'asseoir à côté de de Gaulle pendant que les moteurs tournent. Le dialogue est bref, en partie couvert par le vacarme.
— « Notre décision est prise, monsieur le Gouverneur. Faites-le savoir au gouvernement guinéen. »
Mauberna suggère qu'on laisse quand même à Sékou Touré un délai de réflexion, avant de lui annoncer la rupture.
— « Non ! »
— « Mais il y a aussi les intérêts français en Guinée, mon général.
Ne pensez-vous pas… »
— « Ceux qui ne sont pas contents n'auront qu'à s'adresser à mon cabinet. Dites-leur de venir voir Pompidou. Allez, Mauberna. »
Le gouverneur redescend la passerelle sous la pluie et regagne Conakry en voiture, à côté d'un Sékou au visage fermé.
Vers midi, l'appareil présidentiel se pose à Dakar où une autre dure partie va se jouer.

La palabre inutile

Après le déferlement des pancartes dakaroises, le général est bien prêt de croire que, là aussi, les dés ont roulé. Tel n'est pas l'avis de Cornut-Gentille qui se retrouve, dans la capitale fédérale, sur son terrain fammer. Le Sénégal, il en fait son affaire. L'avion présidentiel doit décoller le mercredi 27 au matin, pour Alger. L'Algérie, cela ne concerne pas le ministre de la France d'outre-mer. Il restera donc à Dakar quarantehuit heures de plus. Il convoque, un à un, les chefs du « pays réel » : marabouts, représentants des grandes familles paysannes, fonctionnaires, qu'il connaît tous depuis longtemps. Les Sénégalais ne sont pas les Guinéens. Ici, on est habitué, depuis plus de cent ans, à vivre avec les Français, on a toujours bénéficié de franchises inconnues des autres territoires, on participe depuis 1848 au jeu parlementaire de la métropole.
— « Vous êtes libres de faire le 28 septembre ce que vous voudrez, explique en substance B.C.-G. Mais vous devez savoir que si vous appelez à voter « non», de grandes complications s'ensuivront. Ce n'est pas vous, Sénégalais, qui pouvez faire cela à la France, et vous ne le voulez certainement pas. »
Ses interlocuteurs hochent gravement du chef. Ici, les notables à Légion d'honneur ne sont pas de « vieux nègres à médailles », ayant toute leur vie courbé l'échine; ce sont souvent des chefs influents, ayant leur clientèle, avec qui les gouverneurs ont toujours dû compter. Les plus importants sont les dignitaires religieux, dont l'audience reste grande sur les populations musulmanes de la brousse :

Notables civils ou dignitaires religieux, B.C.-G. sait comment emporter leur décision. Après la tirade sentimentale qui les met en condition (et où il entre, de part et d'autre, une bonne dose de sincérité), vient le moment des promesses concrètes. Il ne s'agit pas vulgairement d'acheter des consciences, mais de rendre des services. Tel a fait ces temps derniers de mauvaises affaires : on épongera ses dettes. Tel autre, prêt à battre la campagne en faveur du « oui », a très envie d'une automobile neuve : on la lui procurera, avec des bons d'essence. Les marabouts n'ont pas besoin d'argent pour eux. Les dons de leurs fidèles et leurs propres transactions commerciales suffisent à les entretenir sur un pied royal. Mais il y a la question des mosquées. Elles ne sont jamais assez nombreuses, jamais assez belles pour le prestige de la secte et de son chef. Au khalife général des Mourides, El Hadj Falilou M'Backé, B.C.-G. promet, par exemple, un don de cinquante millions de francs C.F.A. 4 pour terminer les travaux de la grande mosquée de Touba. (Dans les autres territoires, les gouverneurs reçoivent de même, à l'approche du référendum, la disposition de fonds secrets, à utiliser au mieux des conjonctures locales. Au Soudan, le gouverneur Henri Gipoulon devra réceptionner sur l'aérodrome de Bamako, des caisses entières de billets C.F.A. Puisque les dirigeants du R.D.A. local (« l'Union soudanaise ») ont déjà décidé, librement, de voter « oui », il n'aura aucun scrupule à leur remettre les caisses, non ouvertes, pour leurs frais de campagne. Cette manne servira à renouveler le parc automobile des sections et sous-sections du parti.)
En même temps qu'il reçoit les assurances du « vieux Sénégal », le ministre de la France d'outre-mer tente de renouer avec Sékou Touré. Puisque le leader guinéen devait venir à Dakar le 27, B.C.-G. lui envoie un avion à Conakry. Sékou, malgré l'algarade de la veille, ne dédaigne pas de l'emprunter. Le voilà à Dakar. Toute la nuit du 27 au 28, Bernard Cornut-Gentille s'entretient avec lui. La nuit africaine est propice aux longues palabres où chacun vide son sac. De celle-ci, il ne sortira rien. Sékou reste sur ses positions. Il ne veut pas d'une fédération, mais d'une confédération. Il veut aussi que le projet constitutionnel mentionne, noir sur blanc, la création d'exécutifs fédéraux au niveau de l'A.O.F. et de l'A.E.F. Si ces deux concessions sont inscrites dans les textes, le Guinéen votera « oui ».
— « Sinon ? demande B.C.-G.
— Eh bien, nous réfléchirons… », dit Sékou.
Ce court séjour à Dakar, le Guinéen veut surtout le mettre à profit pour se concerter avec des compagnons de lutte : les dirigeants de l'U.G.T.A.N.; le chef du gouvernement du Niger, Bakary Djibo, venu dans la capitale fédérale pour y saluer de Gaulle ; le ministre du Travail du Soudan, Abdoulaye Diallo, qui s'apprête à se désolidariser de ses camarades du R.D.A. soudanais. Diallo est en Afrique noire un personnage important. Il a été le secrétaire général de la C.G.T. soudanaise, et l'un des vice-présidents de la Fédération syndicale mondiale. C'est un vieux militant marxiste, honnête, pur, et dogmatique. L'U.G.T.A.N. a décidé de lancer aux « masses laborieuses » la consigne de voter « non ». Mais sa section sénégalaise, aux prises avec les contingences locales, jugera plus prudent de ne pas populariser le mot d'ordre de la Centrale.
Sékou a pu constater que sa position n'était pas tout à fait celle d'un isolé. L'U.G.T.A.N., le chef du gouvernement nigérien, Abdoulaye Diallo, sont d'accord avec lui. « Oui » à un projet constitutionnel admettant l'indépendance, les exécutifs fédéraux, et la possibilité d'une association ultérieure avec la France. « Non » à un projet qui « balkanise » l'Afrique et qui entend détourner les peuples de l'indépendance en les menaçant de pressions économiques. Un communiqué est publié dans ce sens le 28 août à Dakar.
Ce même jour, Sékou, qui vient de regagner Conakry, réunit au cinéma « Vox » les représentants des milieux d'affaires européens, pour leur expliquer son choix. Parce que le projet constitutionnel ne lui agrée pas, la Guinée votera « non. » Mais ce vote négatif ne devrait pas signifier la sécession. La Guinée souhaite rester associée à la France, sur d'autres bases. Il reste juste un mois avant le référendum. De Gaulle s'est refusé à modifier une nouvelle fois le texte du projet, puisque la majorité des dirigeants africains lui ont déjà apporté leur approbation. De nombreux « missionnaires » vont essayer encore de convaincre Sékou en lui démontrant que le texte offre aux plus intransigeants nationalistes de larges possibilités d'avenir.
Ces efforts seront vains.

La mort d'Ouezzin Coulibaly

Le ministre de la France d'outre-mer est pessimiste. Il prend au sérieux le défi de Sékou Touré. Il commence même, lui qui s'est cru naguère si proche du Guinéen, à céder au ressentiment. B.C.-G. s'est imaginé longtemps qu'il avait Sékou « dans sa poche », en souvenir de connivences passées.

[Nota bene. Georges Chaffard ne précise pas davantage ces complicités. Peut-être fait-il allusion à l'attraction homosexuelle entre les deux dirigeants. Voir ma note précédente. — T.S. Bah.]

A une conférence des responsables civils et militaires d'Afrique, où l'on passait en revue territoire par territoire, les opportunités d'intervention pour le succès du référendum, le général Grossin, directeur du S.D.E.C.E., a levé la main :
— « Que fait-on en Guinée ? »
— Ne vous inquiétez pas, a répondu le ministre, la Guinée, je m'en charge. »
Aujourd'hui B.C.-G. constate que Sékou, qui lui doit tant et dont il se serait presque porté garant trois semaines plus tôt, est en train de « trahir » sa confiance.
Le ministre aurait souhaité faire une ultime tentative à Conakry, appuyée sur des promesses très concrètes. De Gaulle ne l'a pas autorisé. Et dans l'entourage du général, on dit qu'il faut laisser faire le président du R.D.A., Félix Houphouët-Boigny.
Lui seul peut réussir encore une négociation à l'africaine, qui ramènerait Sékou dans le giron du Rassemblement. Houphouët compte avec l'ascendant d'Ouezzin Coulibaly sur Sékou Touré. Malheureusement, Ouezzin est à Paris, gravement malade. Souffrant d'un cancer du foie, il vient d'être hospitalisé à Saint-Antoine. Une réunion du Comité de Coordination, l'instance suprême du R.D.A., était prévue pour le 4 septembre à Ouagadougou, capitale de la Haute-Volta. Sékou devait s'y rendre. En raison de la maladie d'Ouezzin, qui est le secrétaire politique du mouvement, on décide in extremis d'annuler la réunion. Seuls les membres du Bureau se retrouveront à Paris, au chevet du leader voltaïque. Sékou, convoqué, refuse de se déplacer. Il n'admet pas les termes d'un communiqué publié le 31 août sous la signature d'Ouezzin. Par ce texte, le R.D.A. critique les déclarations que le Guinéen a faites les 27 et 28 à Dakar et Conakry.

« Le projet du général de Gaulle, écrit le secrétaire politique du mouvement, contient nos revendications essentielles… Devant des déclarations qui risqueraient de porter atteinte à l'unité du R.D.A., j'affirme une fois pour toutes qu'aucun dirigeant, isolé ou groupé, n'est habilité à faire des déclarations qui ne seraient pas dans le sens de la décision de notre réunion du 3 août. » (Cette réunion à l'issue de laquelle un Sékou Touré encore docile avait été désigné comme le porte-parole du R.D.A. à l'hôtel Matignon.)

Aussitôt le Guinéen s'est cabré. Il n'admet pas, lui, un tel communiqué. Et il en interdira la diffusion en Guinée, alors que le Comité de Coordination n'en a pas été saisi. Et puisque la rencontre n'a pas lieu à l'endroit prévu, en terre africaine, mais à Paris, sous le regard des milieux métropolitains, il n'y participera pas. Il enverra seulement, en observateurs, deux de ses ministres, Roger Najib Accar (Santé) et Camara Bengaly (Enseignement).
Le 3 septembre, dans la soirée, les membres du Bureau se réunissent au domicile d'Houphouët-Boigny, avenue Mac-Mahon. Ils se sont succédé dans la journée au chevet d'Ouezzin, et ont recueilli les conseils du sage terrassé par la maladie. La plupart, ce soir-là, estiment que le projet constitutionnel satisfait aux revendications du mouvement. Dans ces conditions, la réunion d'un Comité de Coordination n'est plus urgente. Les deux envoyés de Sékou ont gardé le silence. Ils affirmeront plus tard ne s'être associés à aucune résolution. Mais ils ne s'y ont pas davantage opposés.

Ouezzin Coulibaly
Daniel Ouezzin Coulibaly (1909 — 1958), né en
Haute-Volta (Burkina Faso), député et sénateur de
Côte d'Ivoire, secrétaire politique du R.D.A.

Le 7 septembre, on apprend subitement la mort d'Ouezzin Coulibaly. Il avait cinquante et un ans. Jusqu'à son dernier souffle, le fidèle compagnon d'Houphouët s'est consacré à la vie du R.D.A. Son corps est transporté en Afrique. Une cérémonie funèbre a été prévue pour le 12 à Abidjan, et les obsèques officielles auront lieu le 13 à Bobo-Dioulasso. A la stupéfaction générale, Sékou Touré n'y assistera pas. Cette absence derrière le cercueil d'un maître unanimement respecté est commentée dans toute l'Afrique. Que Sékou, dans une circonstance aussi sacrée, ait manqué à la solidarité du R.D.A., voilà le signe de ce que le Guinéen est prêt à tout pour suivre orgueilleusement sa propre route. Félix Houphouët, cette fois, commence à croire que Sékou est perdu pour le R.D.A. Et lui aussi, comme B.C.-G., et bien plus que lui encore, a des raisons de se laisser gagner par l'amertume. Son appui entier n'a jamais fait défaut au « jeune frère » de Guinée dans les moments les plus durs de la répression. Ce sont les subsides du P.D.C.I. qui ont financé les campagnes électorales du P.D.G. Ce sont, entre autres, les interventions d'Houphouët à Paris qui ont évité la prison à celui qui se présente aujourd'hui comme le champion de la lutte anticolonialiste. En 1950-1951, au temps où Houphouët-Boigny négociait la fin de la répression contre le R.D.A., c'est le tout jeune Sékou, son disciple préféré, qu'il emmenait avec lui à l'hôtel Matignon pour y rencontrer le président du Conseil René Pleven 5. Celui qui, quelques années plus tôt, signait modestement « Touré Sékou » de modestes articles syndicaux en page 4 dans la presse du R.D.A., maintenant qu'il est devenu, avec l'appui fervent de tout l'appareil du Rassemblement, le leader de la Guinée, tourne ostensiblement le dos à ses camarades et se prétend le seul dépositaire de l'honneur africain ! Voilà ce que pense, en ce mois de septembre 1958, non seulement Félix Houphouët, mais la majorité des responsables du R.D.A., autour du cercueil drapé de noir de feu Ouezzin Coulibaly.

Dernières tentatives pour rallier la Guinée

Jusqu'à la fin du mois pourtant, tout sera tenté, du côté africain, pour ramener Sékou. Houphouët et ses amis vont parfois jusqu'à penser qu'il entre dans l'attitude du Guinéen une part de calcul, pour donner plus de prix à un ralliement théâtral de dernière heure. Des émissaires du Rassemblement viennent encore à Conakry le 14 septembre, pour assister à la conférence territoriale du P.D.G. Ces assises doivent décider, officiellement, de l'attitude à prendre sur le référendum. Toutes les autres sections territoriales du R.D.A., celles de Côte-d'Ivoire, Soudan, Haute-Volta, Niger, Tchad, Gabon, Congo, ont déjà décidé de voter « oui ». Seule, la Guinée ne s'est pas prononcée jusqu'à présent dans les formes statutaires, bien que son leader n'ait pas caché ses intentions. A Conakry arrivent donc, mandatés par l'étatmajor du R.D.A., MM. Gabriel Lisette, président du gouvernement tchadien, Jean-Marie Koné, président du gouvernement soudanais, et Doudou Guèye, président de la commission permanente du Grand Conseil d'A.O.F. Mais M. Lisette a le tort, aux yeux de Sékou, d'être un Antillais, non un véritable Africain, de surcroît ancien fonctionnaire colonial, et plus brillant technocrate que militant nationaliste. M. Jean-Marie Koné n'est, malgré son titre de président du Conseil, que le second personnage du Soudan, après l'influent Modibo Keita, qui n'a pas voulu se déranger. Et M. Doudou Guèye, bien que vieux militant R.D.A., n'est que le secrétaire d'une section numériquement et politiquement sans importance, celle du Sénégal. Pour entamer auprès de Sékou l'ultime démarche, il eût fallu des émissaires de plus de poids. La présence de ceux-là n'empêchera nullement le congrès du P.D.G. de confirmer, à l'unanimité, le mot d'ordre de son secrétaire général :

« Nous voterons« non » à une Communauté qui n'est que l'Union française rebaptisée, c'est-à-dire la vieille marchandise dont on a changé l'étiquette. Nous voterons « non » à l'inégalité ; nous voterons « non » à l'irresponsabilité. A partir du 29 septembre, nous serons un pays indépendant. »

Pas plus que les messagers du R.D.A., M. Mamadou Dia, président du Conseil du Sénégal, n'a pu fléchir Sékou Touré. Le coéquipier de Senghor est venu à Conakry avec quelque embarras. Son intention primitive était de faire voter « non ». Mais sa cure de repos en Suisse a été propice à la réflexion. Il a compris qu'une telle consigne serait hasardée. Dans le doute, Dia, pieux musulman, a entrepris un pèlerinage aux sources. Dès son arrivée à Dakar le 3 septembre, il est allé à Touba, pour consulter le khalife général des Mourides. El Hadj Falilou M'Backé a rendu son oracle : le « oui » doit triompher au Sénégal. Les autres chefs religieux ont pris une position identique. Au gamou (pèlerinage annuel) des Tidjanes, à Tivaouane, le grand marabout El Hadj Abdou Aziz Zy appelle à voter « oui ». Le grand marabout de Kaolack, El Hadj Ibrahima Niasse, a parlé par parabole : « Lorsque Dieu ouvre une porte de paix, il faut y entrer avant qu'elle se ferme. » Aller contre de tels mots d'ordre équivaudrait à se faire mettre en minorité par le corps électoral. Déjà Senghor a pris le virage.
Le très brillant Senghor n'est pas qu'un intellectuel de la rive gauche. C'est aussi un homme politique avisé qui sait se tenir à l'écoute des masses rurales sénégalaises.Le vent de la brousse, Léopold l'a senti se lever dans le sens du « oui ». Et les milieux d'affaires européens, dont le porte-parole est le président de la Chambre de Commerce M. Gallenca, n'ont eu aucune peine à lui démontrer que pour un pays de monoculture comme le Sénégal, l'intérêt est de ne pas se couper d'une métropole qui achète l'arachide au-dessus des cours mondiaux. La « sécession », ce serait la cacahuète vendue à bas prix, la misère dans la brousse. Senghor a donc entrepris bravement la campagne du « oui », sans jamais cacher d'ailleurs que le Sénégal profitera un jour des possibilités ouvertes par la Constitution pour aller à l'indépendance. Mamadou Dia s'en est allé expliquer à Sékou la spécificité du problème sénégalais. Le vote en faveur de la Constitution ne signifie pas qu'on renonce à l'indépendance, mais qu'on est obligé de tenir compte des contingences locales. Que Sékou accepte lui aussi de patienter : sa sortie de la Communauté ne pourrait qu'affaiblir le camp de ceux qui veulent, à terme, prendre l'indépendance. Mais Sékou est resté intransigeant.
La vérité est que les Guinéens ne croient pas réellement aux sanctions économiques et à la cessation de l'assistance technique française dont de Gaulle les a menacés. Ils sont persuadés que la France, quoi qu'elle dise pour les intimider, restera en Guinée. Et qu'on pourra dès le lendemain de l'indépendance conclure avec elle des accords d'association aussi avantageux que les liens de la Communauté. Quand le gouverneur Mauberna, le 25 septembre encore, les a mis en garde contre un retrait immédiat de l'aide française, Sékou Touré et son lieutenant Diallo Saïfoulaye ont ri. Un autre Guinéen lié de longue date aux milieux français du M.R.P., Antoine Lawrence, membre du Conseil économique, arrive de Paris. Dans l'avion, à l'occasion d'une escale africaine, il rencontre un ministre du gouvernement de Conakry ; il le prévient du climat qui règne dans la métropole à l'égard de la Guinée : attention. L'autre sourit, incrédule. Lawrence vient s'en ouvrir au gouverneur Mauberna. Comment convaincre Sékou et les siens que la décision de de Gaulle est irrévocable ?
Le ministre de la France d'outre-mer en donne encore le 23 septembre, au Monde, la confirmation :
— « Si la Guinée vote « non » le 28 septembre, ainsi que M. Sékou Touré l'y a invitée, du moins aura-t-elle été parfaitement avertie des conséquences qu'aura son geste quant à ses relations avec la métropole. Le général de Gaulle a dit sans équivoque qu'un territoire qui voudrait se séparer de la Communauté serait libre de le faire, mais bien entendu à ses risques et périls. Les territoires qui voteraient « oui » se trouveront par la suite dans une situation plus favorable par rapport à la métropole, alors que la Guinée, si elle vote « non », ne bénéficiera sûrement pas d'une prime. »
Mais à Conakry, on ne cesse de répéter qu'on ne voit pas pourquoi la France « abandonnerait » la Guinée amie, alors qu'elle continue d'aider le Maroc et la Tunisie, soutiens du F.L.N. algérien. D'ailleurs, tout compte fait, les risques d'une rupture sont bien exagérés. Avec sa bauxite et son minerai de fer, demain son aluminium, la Guinée n'aurait pas trop de mal à vivre et à trouver d'autres amis. Dès maintenant, ne rapporte-t-elle pas à la zone franc plus de devises qu'elle n'en dépense pour elle-même ? Cet excédent de devises, en cas de rupture, restera acquis à la Guinée. C'est, à travers la zone franc, la métropole qui sera perdante.
A Paris, pourtant, diverses combinaisons ont été suggérées jusqu'à la veille du référendum, pour éviter une sécession brutale de la Guinée. Le 22 septembre, M. Gaston Cusin, ancien hautcommissaire en A.O.F. (remplacé depuis le mois de juillet par M. Messmer) a fait parvenir à Georges Pompidou une note pour le général de Gaulle. Il s'efforce d'expliquer que le « non » à la constitution de Sékou Touré et de quelque~ autres (notamment Bakary Djibo, au Niger) ne sera pas un « non » à la France, mais l'expression d'un désaccord politique sur le projet présenté.
Comme il est trop tard, en tout état de cause, pour remanier le texte constitutionnel, on devrait admettre que les citoyens africains qui souhaitent à la fois l'indépendance, la création d'exécutifs fédéraux sauvegardant l'unité de l'A.O.F. et de l'A.E.F., et l'association avec la France, puissent répondre, par exemple, en surchargeant leur bulletin : « Oui, dans l'unité pour l'indépendance. » Et le Savoyard Gaston Cusin 6 de citer un précédent :
— « Il y a cent ans, Niçois et Savoyards avaient été enfermés dans un dilemme. S'ils ont massivement répondu « oui » à la France, dans trois arrondissements, ils ont voté : « Oui et Zone », obtenant du Second Empire un régime économique et douanier particulier » (les zones franc).
Pourquoi, suggère l'ancien haut-commissaire qui, à Dakar, avait été lui-même un obstiné partisan des exécutifs fédéraux, ne pas trouver pour le référendum dans les territoires d'outre-mer une formule aussi ingénieuse ? Elle permettrait aux Guinéens, et à d'autres, d'exprimer ce qu'ils pensent, sans risque de rupture avec la métropole, et de rester provisoirement dans la Communauté en attendant que les autres territoires partagent leur souci d'unité fédérale et d'indépendance. M. Cusin prévoit même, dans sa note, le cas des populations analphabètes, incapables de surcharger leurs bulletins. Il leur suffirait alors d'utiliser, à l'appel de leurs responsables, un signe conventionnel, par exemple en écornant l'angle d'un bulletin.
Mais à la date où cette note parvient à Matignon, il est trop tard. Son auteur ne recevra pas de réponse. B.C.-G. de son côté avait proposé qu'on supprime du projet constitutionnel la partie concernant la Communauté. On l'aurait remplacée par une simple conférence des chefs de gouvernements, sur le type des conférences constitutionnelles que tiennent les Britanniques avec les représentants de leurs colonies. Cette rencontre périodique des leaders africains autour des responsables français aurait fixé les étapes de l'accession à l'indépendance, en cinq ou dix ans, et les modalités de coopération interterritoriale en A.O.F. et A.E.F. avait rendue :
— « Non, ce n'est pas possible maintenant. A cause de l'Algérie. »

Notes
1. Parti démocratique de Guinée, section territoriale du R.D.A.
2. D'Arboussier, né en 1908, ancien administrateur des colonies, ancien député à l'Assemblée constituante, puis conseiller de l'Union française, est un métis eurafricain. Son père était gouverneur du Soudan, sa mère appartenait à une grande famille Peule. Secrétaire général du R.D.A., vice-président du Conseil mondial du Mouvement de la Paix, d'Arboussier n'accepta pas le “tournant” de 1951, et se sépara momentanément de ses amis. Après quelques années difficiles, il se réconcilia en 1955-1956 avec Houphouët et entra au Grand Conseil comme élu du Niger. Son exceptionnel brio le conduisit rapidement à la présidence de l'Assemblée fédérale. Nous le retrouverons plus loin.
3. Pour frapper l'imagination populaire, Sékou Touré usera fréquemment, en ce temps-là, de son homonymie avec l'“almamy” Samory Touré, né à Dinguiraye vers 1830, dernier chef noir de l'Ouest africain qui ait résisté à la conquête française. Samory, pris en 1898 par le capitaine Gouraud, mourut en exil, au Gabon en 1900. Il reste en Afrique une figure légendaire de « résistant », chantée par les griots et célébrée par les nationalist es. La soi-disant filiation de Sékou avec Samory relève des procédés d'action psychologique.

[Erratum. G. Chaffard confond deux figures historiques qu'environ un demi-siècle sépare. En réalité, Samory Touré (1830-1900) naquit à Minianbalandougou (préfecture de Kérouané) dans le Mandé méridional guinéen, et non pas à Dinguiraye, qui est située plus au nord, entre le Fuuta-Jalon et la Haute-Guinée. Dinguiraye fut le tremplin de l'empire tijjaniyya d'Elhadj Oumar Tall (1794-1864), qui vit le jour à Podor (Fuuta-Tooro). — T.S. Bah]

4. Un million de francs lourds. La promesse ne sera d'ailleurs jamais tenue.
5. Voir document annexe sur les négociations Houphouët-Pleven. Sur la jeunesse militante de Sékou Touré et sa promotion politique, il faut lire le chapitre que lui consacre Jean Lacouture dans son excellente étude Cinq hommes et la France (Seuil).
6. Il est de Cruseilles (Haute-Savoie), comme Louis Armand.

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