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Georges Chaffard
Les carnets secrets de la décolonisation

Paris. Calmann-Lévy. 1967, tome 2, 435 p.


Comment la Guinée entra dans la nuit

« Ce Sékou Touré, quel orgueilleux ! » (Charles de Gaulle)

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Troisième Section

Le 28 septembre à Conakry

A l'approche du jour décisif, les Européens de Conakry prennent conscience, brusquement, d'une rupture imminente à laquelle jusque-là ils ne voulaient pas croire. Les milieux d'affaires, la Chambre de Commerce présidée par M. Pouech, ont cru longtemps, au contact quotidien des dirigeants guinéens, que le « non » du 28 septembre ne changerait rien, sur le fond, aux relations avec la France. Le gouverneur Mauberna, pourvu de consignes strictes, a dû, la mort dans l'âme, les détromper. Le gouvernement français est bien résolu à casser. M. Mauberna a lui-même l'ordre de quitter la Guinée le 26, l'avant-veille du référendum, dont l'issue ici ne fait pas de doute. Espérant encore fléchir le général de Gaulle, M. Pouech et le président des Français libres de Guinée ont fait entre le 20 et le 23 septembre un bref voyage à Paris. En vain. Alors, la communauté européenne donne des signes d'affolement : avions bondés au départ de Conakry ; transferts massifs de capitaux vers la métropole; transactions commerciales et crédits suspendus ; cargaisons marchandes déroutées sur Dakar ou Abidjan. Tous ne partent pas, mais ceux qui décident de rester et de voir venir ont pris quand même la précaution de transférer le maximum de leur avoir, à toutes fins utiles. En métropole, un courant d'hésitation se dessine parmi les enseignants en vacances qui se préparaient à revenir assurer la rentrée scolaire en Guinée. En haut lieu, on leur déconseille de partir.
M. Sékou Touré prend-il conscience brusquement, lui aussi, de la détermination de Paris ? Ou bien, simplement, veut-il exécuter le programme qu'il a toujours proclamé ? Il rend visite le 24 septembre, accompagné de deux membres du Bureau politique du P.D.G., au gouverneur Mauberna. Il lui demande de prévenir Paris que la Guinée envisage, dès le lendemain du référendum — c'est à dire dès le lendemain de l'indépendance — d'envoyer une délégation à Paris, pour négocier des accords d'association avec la Communauté comme le permet l'article 88 du projet constitutionnel. (« La République ou la Communauténpeut conclure des accords avec des États qui désirent s'associer à elle pour développer leur civilisation. ») M. Mauberna télégraphie sur-le-champ à Paris. On ne lui répondra pas. Rappelé à Paris le 26, il s'étonnera devant le ministre de la France d'outre-mer du silence du gouvernement après cette importante communication. Il se heurtera alors à un B.C.-G. faussement désinvolte (en réalité empli d'amertume, tant à l'égard de Sékou Touré, qui l'a déçu, que de de Gaulle, qui ne veut écouter aucune objection) :
— « Votre T.O. 1 du 24 ? dira le ministre. Ah ! oui, ce roman-fleuve. Vous embouteillez le chiffre du ministère, mon pauvre ami ».
Le 26 septembre arrive de Dakar une compagnie de parachutistes du 7e régiment de paras coloniaux (bérets rouges). Elle vient renforcer, pour maintenir l'ordre le jour J, l'unique bataillon d'infanterie stationné en Guinée. Son débarquement réchauffe à peine le coeur des Européens (ils savent que leur sécurité n'est de toute façon pas menacée), mais irrite les dirigeants guinéens qui l'interprètent comme une mesure d'intimidation. Les caméras du ministère local de l'Information ne manqueront pas de filmer les paras sous toutes les coutures ; ces bandes serviront plus tard à illustrer l'horreur de l' « oppression colonialiste » et la « lutte héroïque » du peuple de Guinée.
Le jour du référendum, en vérité, se passe dans le calme le plus parfait. Aucun incident autour des bureaux de vote, ni à Conakry ni en brousse. Disciplinée, bien encadrée par les militants du P.D.G., la population sait quel bulletin elle a à déposer dans l'urne. « Non », cela signifie, lui a-t-on longuement expliqué, « non à la dépendance », mais cela ne signifie pas « non à la France ». Et tel est bien, sincèrement, l'interprétation des dirigeants guinéens. Les troupes, consignées, n'ont pas eu à intervenir. Le matin même est arrivé de Dakar un haut fonctionnaire de la France d'outre-mer, M. Jean Risterucci, inspecteur général des Affaires administratives d'A.O.F. Il vient assurer la « soudure » de la représentation française en Guinée, et apporte avec lui les notifications qui seront faites au gouvernement guinéen sitôt proclamés les résultats de la consultation.
Dans la soirée, quelques centaines dejeunes gens se rassemblent sous les fenêtres de Radio-Conakry, dans l'attente des premiers chiffres. Mais la majorité de la population ne s'est pas dérangée. L'issue du vote était connue. Les résultats officiels et définitifs ne seront proclamés que le 20 ctobre 2, mais dans la nuit du 28 au 29 on sait déjà que la Guinée a voté « non » à 95 %. On sait aussi qu'elle a été seule à le faire, et que des territoires comme le Niger et le Sénégal, dont on espérait à Conakry qu'ils rejetteraient eux aussi la Constitution, ont voté massivement « oui ». La Guinée est indépendante, mais isolée. Alors va commencer un incroyable carrousel, qui durera plusieurs mois, de notes diplomatiques, verbales, écrites, officieuses, officielles, un chassé-croisé de déclarations, de conférences de presse, où l'on verra le gouvernement guinéen s'accrocher à l'idée d'une association avec la France et la Communauté, et Paris tergiverser avec un dédain à peine poli.

Un chef-d'oeuvre de littérature officielle

Il y a chez les hauts fonctionnaires corses deux espèces : celle des agents d'exécution, autoritaires, secs et un peu inquiétants ; celle des humanistes méditerranéens, souriants, aimables et cultivés. M. Jean Risterucci appartient à la seconde. C'est un diplomate plus qu'un fonctionnaire d'autorité. Quand il rend visite le 29 au matin à M. Sékou Touré, qui le connaît depuis longtemps, il est reçu en ami. Il a bien besoin de toute sa courtoisie pour faire avaler au leader guinéen l'étonnante note qu'on l'a chargé d'apporter à Conakry. Une note non signée, sans en-tête, mais dont Bernard Cornut-Gentille, de plus en plus amer à l'égard de Sékou, ne cachera pas avoir été l'auteur. Voici cette étrange communication, premier acte diplomatique de la France envers la Guinée indépendante :

« L'article premier de la Constitution spécifie que la République et les peuples des territoires d'Outre-mer qui, par un acte de libre détermination, adoptent la présente Constitution, instituent une Communauté.
« Par le vote du 28 septembre, les électeurs guinéens ont refusé l'adoption de la Constitution soumise à leur approbation.
« De ce fait, la Guinée se trouve séparée des autres Territoires de l'A.O.F. qui ont approuvé la Constitution
« De ce fait, la Constitution ne sera pas promulguée en Guinée.
« De ce fait, la Guinée ne dispose plus d'une représentation valable à l'intérieur de la Communauté, qu'il s'agisse des organismes métropolitains ou africains.
« De ce fait, la Guinée ne peut plus recevoir normalement le concours de l'Administration de l'État français, ni des crédits d'équipement.
« De ce fait, les responsabilités assumées par l'État français en Guinée doivent être révisées.
« Afin de ne pas perturber le fonctionnement administratif et financier du Territoire, les fonctionnaires de l'État français en service en Guinée demeureront à leur poste dans l'immédiat, mais un plan de transfert de ces fonctionnaires, mutés à des postes identiques dans d'autres territoires, sera établi et réglé par le Haut-Commissaire en A.O.F. et mis en application dans un délai de deux mois par voie progressive et méthodique.
« De même, la suspension des opérations d'équipement ne permettra aucune iniative nouvelle. »

La Guinée est donc rejetée de l'ensemble franco-africain. Mais son indépendance est-elle formellement reconnue ? Le mot, en tout cas, ne se trouve nulle part ; la note française prend acte d'un état de fait. A la conférence de presse qu'il tiendra un peu plus tard, M. Risterucci, après avoir donné lecture de la communication qu'il vient de faire à Sékou, la commentera brièvement en affirmant que les relations franco-guinéennes sont désormais régies « selon les principes du droit international ».
Pressé de questions, il concède :
— « L'indépendance guinéenne est un fait acquis. »
Quand on l'interroge sur le sort des ressortissants français du secteur privé, après le délai de deux mois prévu pour l'évacuation des services administratifs, il répond en souriant, dans le meilleur style du quai d'Orsay : « Il y a des français au Venezuela, il y en a au Liban … pourquoi pas en Guinée ?… »
Sékou Touré, lui, a écouté la lecture de la note sans sourciller. Il s'attendait à une réaction de mauvaise humeur de Paris, après le vote négatif de la Guinée. Cela est presque normal. L'amour-propre français a été blessé. Mais les sanctions annoncées dans ce texte ne l'impressionnent guère. N'a-t-il pas l'intention de négocier rapidement des accords d'association ? Tout doit s'arranger. Et comme M. Risterucci, avant de prendre congé, lui demande où il va pouvoir s'installer pendant la durée de sa mission de liquidation, puisque à partir du 1er octobre les bâtiments officiels, dont le Palais du Gouverneur, devraient être transférés, Sékou s'étonne :
— « Mais, Monsieur le Gouverneur, installez-vous au palais, naturellement. »
Le 30, c'est au tour du leader guinéen de tenir une conférence de presse, dans la grande salle de l'Assemblée territoriale. Il arrive dans sa Buick noire toujours décorée de sa cocarde tricolore de député français. La tribune est drapée aussi de tricolore. La Guinée n'a pas encore eu le temps de se choisir des couleurs nationales.

« J'espère, dit Sékou, que la France sera la première nation à reconnaître la Guinée indépendante, et j'espère également qu'elle se chargera de nous faire reconnaître par les autres gouvernements et de nous faire entrer à l'O.N.U
« Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas nous associer avec la France, dans la mesure où l'on voudra bien de la Guinée…
« … Si, malgré nous, nous ne trouvions pas le partenaire auquel nous faisons appel, nous serions obligés, à ce moment, et à ce moment-là seulement, d'envisager une autre attitude. Si la Guinée était rejetée de l'ensemble dont elle a fait partie jusqu'ici, elle sera amenée à envisager toutes les solutions qui seraient compatibles avec sa dignité et conformes à ses intérêts. »

Les difficultés qui attendent maintenant la Guinée indépendante, il ne les sous-estime pas, mais :

« Ce que nous pouvons dire maintenant avec modestie, c'est que si un homme se coupe la main avec son couteau parce qu'il ne sait pas s'en servir, il est content quand même, parce qu'il est libre de se servir de son couteau. »

Sékou Touré lance aux Guinéens et aux Européens un appel au calme et à la coopération, et termine : « Vive la Guinée ! Vive la France !» Étrange «sécession » ! A Paris, ce jour-là, le Journal officiel publie une longue liste de magistrats nommés outre-mer. Dix-huit sont affectés en Guinée, dont un président de tribunal à Conakry. Le transfert des services d'État ne s'opérera qu'à partir du 1er octobre. Avant l'heure, ce n'est pas l'heure. Du moins pour les protes de l'Imprimerie officielle.

La Guinée demande son association à la France

Le 1er octobre, une note officieuse du ministère de la France d'outre-mer donne une première idée de ce que serait la réponse française à une éventuelle demande d'association :

« … Aucun règlement final de la situation nouvelle en Guinée ne saurait intervenir avant la mise au point des conventions à établir entre la France et la Guinée … Les représentants de certains nouveaux États d'Afrique noire française ont déjà fait savoir qu'en vertu de la Constitution et des liens réciproques établis entre membres de la Communauté, celle-ci devrait se prononcer sur le cas de la Guinée. »

Le 2 dans la matinée, l'Assemblée territoriale se réunit pour proclamer l'indépendance et se transforme en Assemblée nationale constituante. Aucun représentant de la France n'assiste à la séance, au cours de laquelle sont lus les premiers messages de reconnaissance diplomatique émanant du Ghana et du Libéria. Dans son discours, Sékou Touré confirme solennellement :

« La nouvelle République de Guinée, en vertu des dispositions de l'article 88 de la Constitution française, négociera les bases d'une association avec la République française. »

Après la cérémonie, Sékou Touré et les principaux membres du gouvernement rendent une visite de courtoisie à M. Risterucci, au palais sur lequel flottent toujours les couleurs françaises. Dans l'après-midi, conformément à ses intentions exprimées de longue date, le chef du gouvernement guinéen envoie à M. René Coty, encore président de la République, et au général de Gaulle, président du Conseil, le télégramme suivant :

Conakry, 2 octobre 1958.
Président République Guinée à
Président République française,
Chef Gouvernement français, Paris.

« Honneur vous informer proclamation 2 octobre 1958 République de Guinée par Assemblée nationale - Stop - Gouvernement guinéen constitué ce jour- Stop- État indépendant et souverain Guinée souhaite établissement relations domaine diplomatique et sur base coopération internationale avec République française - Stop - Vous réaffirme au nom Assemblée nationale et Gouvernement République de Guinée notre volonté sincère pour sauvegarde et développement amitié et collaboration fraternelle dans intérêt commun nos deux peuples.
« Signé : Sékou Touré. »

Le 8 octobre, il n'est encore parvenu à Conakry qu'un simple accusé de réception, de la présidence de la République. Les dirigeants guinéens ont attribué ce silence au fait que la nouvelle Constitution française — adoptée le 28 septembre — n'ayant pas encore été promulguée, Paris se trouvait dans un certain embarras juridique pour répondre. Mais dès le 9 octobre, Conakry télégraphie derechef à Paris :

Président République Guinée à
Président Gouvernement français, Paris.

« Après promulgation nouvelle Constitution République française Gouvernement République Guinée renouvelle termes télégramme 2 octobre et attend sa reconnaissance par Gouvernement français pour engager négociations en vue librenassociation nos deux Républiques - Stop - Très haute considération.
« Signé: Sékou Touré. »

Cette fois, de Paris, va parvenir un semblant de réponse. Un télégramme non signé, remis par un intermédiaire sur papier sans en-tête :

« Le gouvernement français a pris connaissance de votre nouveau télégramme du 9 octobre et vous donne acte à la fois de votre demande tendant à obtenir la reconnaissance de l'actuel gouvernement de la Guinée et de votre désir de conclure éventuellementnun accord d'association entre la Guinée et la République française. Pour que le gouvernement puisse entrer dans la voie que vous souhaitez, vous comprendrez certainement que diverses conditions doivent être remplies au préalable. Il s'agit en premier lieu pour le gouvernement de connaître vos intentions, notamment en ce qui concerne les demandes que vous croiriez devoir formuler quant à ce que pourrait être un accord d'association. Il s'agit pour lui de recueillir les preuves que l'actuel gouvernement de la Guinée pourrait donner quant à ses possibilités d'assurer effectivement les charges et les obligations de l'indépendance et de la souveraineté. Il s'agit pour lui, enfin, de consulter les organes de la Communauté, quand ils seront en place, sur le sujet des rapports à établir avec l'actuel gouvernement de la Guinée. »

En somme, la thèse de Paris sur le problème de la reconnaissance et de l'association se résume en deux arguments.
Primo : faites d'abord la preuve de votre capacité à subsister en tant qu'État.
Secundo : laissez-nous le temps de nous consulter avec nos partenaires de la Communauté.
Le second argument n'est pas sans valeur. Vis-à-vis des territoires qui ont voté « oui », trop d'empressement à rouvrir les bras aux Guinéens serait, sur le plan de la psychologie, une erreur. M. Félix Houphouët-Boigny l'exprime clairement dans une interview à Carrefour du 15 octobre :
— « Si la France donnait une préférence à ceux qui ont fait sécession contre ceux qui ont choisi la Communauté, alors la sécession guinéenne ferait tache d'huile. »
Toutefois, le président du R.D.A. ne joue pas exactement contre la Guinée le rôle occulte qu'on lui a depuis souvent prêté. Jamais Houphouët-Boigny n'est venu demander expressément à de Gaulle « d'étouffer » le jeune État guinéen. Son avis est qu'il faut se garder de toute attitude publique favorable à Sékou Touré, pour bien marquer que la préférence de Paris va d'abord à ceux qui ont répondu « oui » ; mais qu'il faut sans tarder nouer avec Conakry des discussions officieuses et approfondies. Du point de vue du ministre d'État, la reconnaissance diplomatique par la France peut attendre. En raison du prestige qu'elle conférerait au nouveau régime guinéen, plusieurs États qui ont choisi la Communauté pourraient en montrer de l'envie et céder à la tentation d'en réclamer autant. Or l'“indépendance nominale”, comme dit encore en ce temps-là Houphouët, ne lui semble toujours pas conforme aux intérêts du développement africain.

Mettre à genoux le régime de Sékou Touré

Toutefois, cette attitude nuancée du président du R.D.A. sert d'argument à ceux qui, au ministère de la France d'outre-mer et dans l'entourage du général de Gaulle, professent qu'il ne faut pas se presser d'aider la Guinée. On doit la laisser se débrouiller seule, faire à ses risques et périls l'expérience de l'indépendance, et finalement, échouer. Quand le régime aura, en deux ou trois mois, sombré dans l'impuissance, une preuve salutaire aura été faite, dont les enseignements seront utiles à tous les États d'Afrique francophone. Au besoin, on donnera un coup de pouce au destin. Par exemple :

Deux mois de blocus économique, entend-on dire alors jusqu'à Matignon, mettront à genoux le régime de Sékou Touré. Les Services spéciaux ne restent pas inactifs. C'est l'époque où le thème de l'“Algérie française” et de la lutte contre la subversion communiste inspirent tous les plans des militaires. Une Guinée “rouge” serait une menace au flanc sud de l'Afrique française. De discrets missionnaires de la “documentation extérieure” parcourent le Fouta-Djalon, région de pieux musulmans, où subsistent des vestiges de chefferies traditionnelles semi-féodales. Le Fouta a toujours été moins perméable que la Basse-Guinée à la séduction du P.D.G. Le vernis marxiste de Sékou Touré continue à inquiéter. Des maquis ne pourraient-ils être créés dans la région, en armant des anciens combattants, en faisant à certains chefs des offres financières ? Le leader de l'opposition à Sékou Touré, Barry Diawadou, naguère député « radical-socialiste » au Parlement français 3 a été maladroitement sollicité. Tout bien pesé, il pense qu'un mouvement de rébellion n'a aucune chance, et préfère aller tout raconter à Sékou. En pleine nuit, le bureau politique du P.D.G. est convoqué pour entendre les informations de Barry. C'est un moment d'union sacrée. L'ex-leader de l'opposition accepte, au nom de l'unité nationale, d'entrer dans le gouvernement. Il n'y aura pas de maquis en Guinée. Pas encore.
Les milieux d'affaires français de Conakry multiplient les démarches à Paris, pour expliquer que Sékou est plus fort qu'on le croit, et que mieux vaut rechercher une normalisation des relations économiques franco-guinéennes. Les dirigeants du groupe Pechiney se sont engagés depuis deux ans dans de vastes investissements pour l'exploitation de la bauxite de Fria. Ils peuvent difficilement reculer. Ils interviennent à plusieurs reprises auprès de M. Jean Meo, conseiller technique pour les questions économiques au cabinet du président du Conseil. Ils réussissent à faire rapporter la décision de détournement des bateaux de riz. Conduite par M. Pouech, une délégation de la Chambre de Commerce de Conakry vient à Paris tirer les sonnettes des ministères et des groupes parlementaires. En neuf jours, elle rencontre vingt-cinq personnes, mais toutes donnent le même avis : c'est à la présidence du Conseil qu'il faut frapper. La délégation repartira sans avoir pu obtenir d'audience du général de Gaulle. Un mémoire lui sera laissé, que M. Pouech a remis à M. Foccart.
Le 15 octobre, à nouveau, Sékou Touré s'adresse au chef du gouvernement français :

« Monsieur le Président,
« Il m'est apparu indispensable de porter à votre haute connaissance les faits suivants qui sont de nature à compromettre gravement les relations de nos deux pays :
« Bien que notre position ait été clairement définie à tous les échelons et en toutes circonstances, nous sommes dans l'obligation de constater à notre grand regret une indéniable volonté d'étouffement de notre jeune République.
« L'un des premiers actes du gouvernement que j'ai l'honneur de présider a été de manifester notre volonté de demeurer dans la zone franc. Nous avons estimé, en effet, que c'était là une des mesures les plus concrèt es de notre volonté de collaboration sincère avec le peuple de France. Or, à cette offre, aucune réponse n'a été faite à ce jour.
« Mieux, les organismes bancaires installés en Guinée ont en fait cessé tous crédits destinés à faciliter la vie économique normale du pays.
« Comme il fallait s'y attendre, une telle attitude, destinée à créer la panique, commence à produire ses effets. C'est ainsi que de nombreux organismes aussi bien que des personnes privées ont opéré ces jours derniers des transferts importants de fonds hors de la République de Guinée.
« C'est ainsi également que des marchandises et des produits commandés pour le compte des maisons installées en Guinée ont été systématiquement détournés de leur destination originale et dirigés sur d'autres territoires.
« Toute cette série de mesures destinées à créer, grâce aux difficultés économiques, des troubles sociaux, est d'une gravité telle qu'il est impensable que la République ne soit pas obligée à très bref délai de prendre les mesures de sauvegarde qu'exige la défense de ses intérêts vitaux.
« C'est pour toutes ces raisons et compte tenu de notre ferme volonté de collaboration sincère que nous avons l'honneur de vous prier de nous faire savoir dans les meilleurs délais possibles la réponse de votre gouvernement à notre offre de maintien dans la zone franc, en déclinant par avance les conséquences de tous ordres de l'incompréhension de notre position, toute de loyauté et de dignité, et au surplus essentiellement conforme aux intérêts véritables de nos deux pays.
« Veuillez agréer, monsieur le Président, les assurances de ma très haute considération. »

A Paris, les services mijotent leur réponse. Le ton leur en sera donné par le général de Gaulle. Dans sa conférence de presse du 23 octobre, le chef du gouvernement français est interrogé en ces termes :
— « Mon général, le gouvernement envisage-t-il de définir dès maintenant d'une façon précise sa position à l'égard des Français installés en Guinée ? »
Alors, de toute sa hauteur, laissant paraître l'âcre dédain que lui inspirent les « individus » de Conakry, de Gaulle déclare :
— « Je n'éprouve aucun embarras à préciser de nouveau quelle est l'attitude actuelle du gouvernement de la République française à l'égard de l'événement qui s'est produit en Guinée : événement d'ailleurs attendu et auquel, comme nous l'avions promis, nous n'avons pas fait le moindre obstacle.
« L'actuel chef du conseil de gouvernement de la Guinée a pris l'attitude que l'on sait, au moment du référendum. C'était son droit, tout au moins vis-à-vis de nous. Pour l'instant, je crois que c'est sur cette base qu'il parle et qu'il agit. Dans ces conditions, la Guinée est pour nous un devenir, et nous ignorons lequel. Nous observons ce qu'elle va être et faire sous son actuel conseil de gouvernement, au point de vue de ses tendances et fréquentations extérieures et au point de vue de sa capacité d'État, s'il arrive qu'un État s'y constitue réellement.
« Nous établirons nos rapports avec la Guinée en fonction de ce qui se passera dans ces différents domaines. Nous le ferons sans acrimonie, mais sans avoir, je dois le dire, la certitude que ce qui est aujourd'hui pourra persister demain.
« Quant aux Français qui sont en Guinée, et dont jusqu'à présent les vies et les biens ne sont pas en cause, nous ne voyons aucune raison pour qu'ils cessent d'habiter ce pays.
« Naturellement, il ne s'agit pas des fonctionnaires et des techniciens que l'État français fournissait à la Guinée dans le système de la loi-cadre, ou qu'il lui aurait fournis dans le système de la Communauté, mais qu'il ne peut pas lui fournir dans le système dit de l'indépendance. Quant aux concours financiers que l'État français apportait au développement de la Guinée, tout le monde comprend pourquoi ces concours ont dû cesser. Au surplus — laissez-moi le dire — la question ne me paraît pas de celles dont la discussion soit si grande qu'elle doive occuper autant de colonnes que les journaux lui en consacrent. »
« Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes. »
C'est-à-dire, souvent, des maladroits. De Gaulle, en l'occurrence, confirme la règle. L'insistance mise dans toutes les déclarations et communications officielles à parler de l'« actuel » gouvernement de Guinée montre qu'on ne le croit pas durable. La Guinée « est un devenir, nous ignorons lequel ». Sur la foi de rapports stupides, le général croit-il réellement que le régime de Sékou va s'écrouler ? Il le croit, mettant en doute publiquement « sa capacité d'État, s'il arrive qu'un État s'y constitue réellement ».
On ne peut, en somme, faire confiance aux Guinéens. Ce ne sont que des garnements dont il faut surveiller les « fréquentations extérieures ». Au demeurant, on leur prête trop d'importance.

Les règles de la zone franc

On ne saurait, en quelques mots, blesser davantage, bien inutilement, l'orgueil de Sékou Touré. La réponse à son message du 15 octobre, bien que rédigée en termes techniques, et probablement irréfutables quant au fond, sera, dans sa forme, tout aussi maladroitement péremptoire. Comme s'il était hors de question de nouer avec la Guinée les relations normales et courtoises qui existent avec n'importe quel État ! Cette note verbale, remise le 28 octobre par l'intermédiaire de M. Risterucci, explique sèchement à Sékou qu'en demandant son maintien dans la zone franc, la Guinée nourrit quelque illusion. Elle présente sa demande comme un geste de bonne volonté envers la France.
En réalité, « l'inclusion de la Guinée dans la zone franc représente pour la France (comme d'ailleurs pour tout autre pays qui pourrait lui être substitué dans ce rôle) une lourde charge, puisqu'il lui faut compenser par des apports de capitaux ou par des prélèvements sur ses réserves de devises, le solde d'une balance commerciale lourdement déficitaire, quand ce n'est pas le déficit même des pouvoirs publics… ».
Moralité : si la Guinée tient à bénéficier des avantages que lui procure l'appartenance à une grande zone monétaire, elle doit aussi en accepter les règles. Et notamment celle-ci :

« La coordination du commerce extérieur et la passation de tous les accords commerciaux avec les pays étrangers dépendent exclusivement des autorités monétaires de la zone franc. Cette mission entraîne l'exercice par ces mêmes autorités d'un contrôle des changes dans tous les pays de la zone. »

Moins de deux ans plus tard, le fonctionnement de la zone franc se sera considérablement assoupli, sinon dans les règles, du moins dans leur application, à l'égard de l'ensemble des États africains. Mais en cet automne 1958, où l'on veut faire sentir aux Guinéens leur présomption, l'interprétation de ces messieurs des Finances est la plus restrictive qu'on puisse imaginer. Aucune perche n'est tendue aux dirigeants de Conakry. Ils ne font pas le poids. Ils ne sont pas de ceux dont l'importance mérite qu'on négocie leur adhésion. Voici nos conditions. C'est à prendre en bloc, ou à laisser.
Derrière l'illusion lyrique que ses discours entretiennent dans le pays, Sékou Touré sait bien que, dans l'immédiat, il n'a pas le choix. Du moins, avant de se plier aux servitudes de la zone franc, voudrait-il toujours à tout prix obtenir cette satisfaction de prestige, ou de dignité : la reconnaissance diplomatique de la France.
Aussi envoie-t-il à de Gaulle cet autre message, daté du 29 octobre:

« Monsieur le Président du Conseil,
« Vous avez bien voulu, en réponse à mes correspondances des 13 et 15 octobre 1958, me faire tenir deux messages en date du 21 du même mois, signés du Directeur de votre Cabinet.
« Par ailleurs, Monsieur le Chef de la Mission française à Conakry, accompagné du Conseiller financier, envoyé extraordinaire du gouvernement de la République française, m'a remis le 28 courant un mémorandum évoquant le problème de l'appartenance éventuelle de la République de Guinée à la zone franc.
« En réponse aux communications précitées,
« J'ai l'honneur de porter à votre haute connaissance les remarques qu'elles appellent de ma part.
« Le gouvernement de la Guinée ayant affirmé à plusieurs procure l'appartenance à une grande zone monétaire, elle doit aussi en accepter les règles. Et notamment celle-ci :

« La coordination du commerce extérieur et la passation de tous les accords commerciaux avec les pays étrangers dépendent exclusivement des autorités monétaires de la zone franc. Cette mission entraîne l'exercice par ces mêmes autorités d'un contrôle des changes dans tous les pays de la zone. »

Moins de deux ans plus tard, le fonctionnement de la zone franc se sera considérablement assoupli, sinon dans les règles, du moins dans leur application, à l'égard de l'ensemble des États africains. Mais en cet automne 1958, où l'on veut faire sentir aux Guinéens leur présomption, l'interprétation de ces messieurs des Finances est la plus restrictive qu'on puisse imaginer. Aucune perche n'est tendue aux dirigeants de Conakry. Ils ne font pas le poids. Ils ne sont pas de ceux dont l'importance mérite qu'on négocie leur adhésion. Voici nos conditions. C'est à prendre en bloc, ou à laisser.
Derrière l'illusion lyrique que ses discours entretiennent dans le pays, Sékou Touré sait bien que, dans l'immédiat, il n'a pas le choix. Du moins, avant de se plier aux servitudes de la zone franc, voudrait-il toujours à tout prix obtenir cette satisfaction de prestige, ou de dignité : la reconnaissance diplomatique de la France.
Aussi envoie-t-il à de Gaulle cet autre message, daté du 29 octobre:

« Monsieur le Président du Conseil,
« Vous avez bien voulu, en réponse à mes correspondances des 13 et 15 octobre 1958, me faire tenir deux messages en date du 21 du même mois, signés du Directeur de votre Cabinet.
« Par ailleurs, Monsieur le Chef de la Mission française à Conakry, accompagné du Conseiller financier, envoyé extraordinaire du gouvernement de la République française, m'a remis le 28 courant un mémorandum évoquant le problème de l'appartenance éventuelle de la République de Guinée à la zone franc.
« En réponse aux communications précitées,
« J'ai l'honneur de porter à votre haute connaissance les remarques qu'elles appellent de ma part.
« Le gouvernement de la Guinée ayant affirmé à plusieurs reprises son désir de demeurer dans la zone monétaire franc, il nous paraît utile de le rappeler, en attendant que des accords régulièrement discutés viennent sceller ce choix.
« Le mémorandum concernant le problème de la zone monétaire devant normalement faire l'objet de discussions bilatérales entre la République de Guinée et la Communauté, il semble qu'aucune décision définitive ne saurait être envisagée avant que celle-ci soit installée, ses organismes réguliers consti-tués, ainsi que vous l'avez souligné vous~même dans vos messages.
« En attendant, nous pensons, Monsieur le Président, que pour des raisons de toute nature, la République française pourrait enfin reconnaître de jure le pays auquel elle a accordé si spontanément l'indépendance le 29 septembre dernier.
« Ce geste, auquel nous étions en droit de nous attendre, en tout premier lieu contribuera, j'en suis certain, à assainir l'atmosphère de plus en plus pénible dans laquelle certains milieux, peu soucieux des intérêts supérieurs de la France et de la Guinée, souhaitent enfermer nos relations, et permettra d'envisager en toute liberté et dans la clarté les conversations qui devront s'ouvrir sur les rapports entre nos deux pays. cc La Guinée a confiance. Elle sait que cette confiance ne sera pas déçue par la France.
« C'est pourquoi je me permets de faire auprès de vous cette ultime démarche, qui correspond aux sentiments profonds du peuple de Guinée, dont l'attitude n'a jamais varié, quant à son désir de maintenir avec la France, par-dessus les vicissi-tudes de toutes sortes, une amitié solide.
« Ce faisant, j'espère recevoir de vous la communication tant attendue, consacrant la reconnaissance de iure par le gouvernement français du gouvernement de la République de Guinée.
« Je vous prie de croire … « Sékou Touré. »

Un Guinéen à Paris : Nabi Youla

Ce message, Sékou l'a confié à un envoyé personnel, M. Nabi Youla, dont il sait la bonne renommée dans les milieux politiques métropolitains. L'habileté, l'entregent et la courtoisie de ce fonctionnaire guinéen lui ont depuis longtemps ouvert les portes des salons parisiens. Agé d'une quarantaine d'années, il a déjà touché à bien des domaines, de l'enseignement à la coopération agricole, du journalisme au cinéma, où il a naguère inspiré, dit-on, une passion à une belle actrice corse. Il a appartenu en 1956-1957 au cabinet de M. Houphouët-Boigny. Le voici l'un des premiers diplomates de la jeune République guinéenne. Ambassadeur avant le titre — puisqu'il n'existe pas encore de relations diplomatiques de jure — il arrive à Paris dès la fin octobre 1958. Il réussit à se faire recevoir à l'hôtel Matignon, ce qui n'est pas une mince victoire, et remet à de Gaulle, en mains propres, au cours d'une entrevue cordiale, le message de Sékou.
La réponse du général parvient à Conakry par lettre du 5 novembre, toujours sans en-tête ni cachet :

« Monsieur le Président,
« J'ai bien reçu votre lettre du 29 octobre, et d'autre part Monsieur Nabi Youla m'a rapporté ce que vous l'aviez chargé de me dire.
« Je lui ai précisé à votre intention, ce qui me semblait devoir être fait par vous, si votre désir est d'entreprendre la négociation d'un accord avec la République française et, au cas où cette négociation aboutirait à un résultat positif, comment et pourquoi la nature des futurs rapports entre la Guinée et la France serait déterminée par les termes de l'accord.
« Veuillez croire… »

De reconnaissance, toujours point. Elle dépendra, de Gaulle le laisse clairement entendre, du résultat d'une négociation. Côté guinéen, tout en souhaitant visiblement conclure des accords de coopération, on reste sur ses positions : négociation ? Oui. Mais seulement après la reconnaissance. C'est le sens de la sixième lettre de Sékou à de Gaulle :

Conakry, le 14 novembre 1958.
« Monsieur le Président,
« Je suis heureux de vous faire savoir que le gouvernement de la République de Guinée a été extrêmement sensible à la délicate attention dont notre envoyé a été l'objet de votre part et au contenu, à notre avis très positif, du message que vous avez bien voulu lui remettre.
« Mon Gouvernement se réjouit sincèrement de l'esprit constructif et essentiellement conforme aux intérêts de nos deux pays qui a présidé à ce contact direct.
« Il est persuadé que ce climat de confiance que vous seul pouviez permettre se développera rapidement pour le plus grand bien des relations franco-guinéennes.
« Dans notre dernière lettre, nous avions appelé votre très haute attention sur le désir de la Guinée de demeurer dans la zone franc, avec l'espoir que les conditions qui nous seront faites tiendront le plus grand compte de notre nouveau statut.
« La République de Guinée a d'autres besoins.
« Ceux-ci sont de tous ordres : culturel, économique, technique, diplomatique.
« Nous entendons en rechercher les solutions d'abord avec la France.
« Et dans ce sens, nous sommes disposés à engager des négociations dès que nous pourrons, en tant qu'Etat souverain juridiquement reconnu par la France, désigner des interlocuteurs valables.
« Il vous appartient, Monsieur le Président, de nous mettre dans les conditions ainsi souhaitées, pour qu'une étroite collaboration s'instaure rapidement entre la Guinée et la France.
« Dans cette attente faite d'un immense espoir, nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, avec les assurances de notre très haute et très déférente considération, les voeux sincères que nous formons pour vous personnellement et pour votre Gouvernement. »

Sékou s'acharne à obtenir cette reconnaissance de jure qui, venant de l'ancienne métropole, serait à ses yeux la consécration suprême de l'indépendance, une sorte de label de qualité. Et Paris continue à la lui marchander; en subordonnant toujours son acceptation à la présentation préalable par Sékou d'éclaircissements sur les formes de coopération qu'il envisage, la France semble vouloir obliger la Guinée à des gestes qui « rachèteraient » son « non » du 28 septembre.
Le 23 novembre, en l'absence de Sékou, parviennent au gouvernement guinéen, par l'intermédiaire de la Mission Risterucci, les deux documents suivants, sans cachet, portant seulement, sur le premier, le nom du président du Conseil :

« Monsieur le Président,
« Votre lettre du 14 novembre, répondant au message que je vous avais fait remettre par Monsieur Nabi Youla, m'est bien parvenue.
« Pour confirmer et compléter ce message, je vous adresse la note que vous trouverez ci-jointe.
« Veuillez croire, Monsieur le Président, à ma considération très distinguée.
« Signé : De Gaulle. »

Note « Le Gouvernement de la République française a confirmé, au lendemain du référendum du 28 septembre, qu'il ne faisait pas obstacle à la rupture des liens existant entre la France et la Guinée. Il a manifesté cette reconnaissance de facto par l'envoi auprès du Conseil de Gouvernement de Guinée d'un chargé de mission pour régler les principales questions posées dans l'immédiat par la situation ainsi survenue.
« En même temps, le Gouvernement de la République française a précisé, que l'établissement définitif de ses rapports avec la Guinée dépendait de la conclusion des accords qui seraient éventuellement passés et de l'acquiescement de la Communauté aux conventions ainsi établies.
« Le Gouvernement français n'ignore pas que ces conditions ne pourront être satisfaites sur-le-champ. Aussi est-il disposé, si la Guinée en exprime le désir, à laisser en place pour le moment les organismes de la zone franc et les services de sécurité aérienne et maritime.
« Le maintien en place de ces organismes est toutefois conditionné par le rétablissement des modalités régulières d' existence de la zone franc et par le respect, de la part de la Guinée, des règles fondamentales du statu quo.
« Dans cette perspective, et en attendant les propositions précises de négociations que la Guinée voudra présenter, la mission du gouverneur Risterucci sera réduite à compter du 1er décembre, les problèmes concernant les conséquences administratives de la situation nouvelle étant pratiquement réglés. Un organisme de liaison pourra, toutefois, continuer à assurer les contacts de fait et centraliser certaines questions litigieuses concernant la Communauté en Guinée.
« Cette situation provisoire prendrait fin lors de l'aboutissement éventuel de la négociation qui pourrait s'engager. C'est sur la base des accords conclus que la question de la reconnaissance de jure de la République de Guinée pourrait alors être résolue. « 22 novembre 1958. »

Deux messages d'Accra

Ainsi continuera, pendant plusieurs semaines, ce stérile échange de lettres et de notes. A la date du 22 novembre, une trentaine de pays déjà ont reconnu la Guinée. La France s'en tient toujours aux relations de facto. D'Accra, où il est venu étudier avec le président Kwame Nkrumah le principe d'une Union Guinée-Ghana (et, surtout, négocier un prêt de dix millions de livres ghanéennes), Sékou a pourtant donné une nouvelle preuve de son attachement à l'ensemble français. La Déclaration finale signée des deux présidents, et qui porte la date du 23 novembre, stipule expressément :

« … Nous affirmons que notre prise de position en vue de la réalisation des États-Unis d'Afrique occidentale n'est nullement destinée à mettre en cause les relations présentes et à venir entre le Ghana et le Commonwealth d'une part, entre la République de Guinée et l'ensemble français d'autre part. »

Le même jour, d'Accra encore, Sékou demande à de Gaulle le parrainage de la France pour l'admission de la Guinée aux Nations Unies :

« Excellence,
« J'ai l'honneur de porter à votre haute connaissance la décision de mon gouvernement de solliciter son admission en qualité de membre de l'O.N.U. au cours de l'actuelle session de l'Assemblée générale.
« En raison des liens de toutes sortes qui nous ont unis dans le passé et qu'il nous apparaît hautement souhaitable de sauvegarder dans l'intérêt commun de nos deux peuples, j'ai jugé tout naturel de saisir Votre Excellence de cette affaire à laquelle nous attachons la plus haute importance. Compte tenu de ce passé commun, je crois pouvoir vous demander que la France assume le parrainage de notre candidature et veuille ainsi, dans un esprit d'amitié, guider nos premiers pas sur la scène internationale … »

De réponse, point. Et quand le 13 décembre 1958, l'Assemblée générale de l'O.N.U. votera l'admission de la République guinéenne, tous les délégués, unanimes, lèveront la main, à l'exception d'un seul : le représentant de la France, qui restera les mains jointes.
Il faut, dès lors, de la constance aux dirigeants de Conakry, pour s'accrocher encore à l'idée d'une coopération francoguinéenne. L'abstention française à l'O.N.U., le refus persistant d'une reconnaissance de jure, la hargne maussade dans laquelle les derniers éléments français d'infanterie et de gendarmerie quittent Conakry début décembre, le départ de M. Risterucci lui-même, rappelé à Paris une fois sa mission de liquidation achevée, tout contribue à ramener les relations franco-guinéennes au point zéro.

Les protocoles franco-guinéens du 7 janvier 1959

C'est pourtant avec sympathie qu'est accueillie à Conakry, dans cette période, la mission d'un inspecteur général de la France d'outre-mer, M. Robert Bargues. Ce haut fonctionnaire n'a rien de l'interlocuteur que souhaiteraient rencontrer les Guinéens. Il appartient au cadre de l'administration coloniale, dont la Guinée a cessé de dépendre. Chargé de s'informer sur les intentions de Sékou en matière de coopération avec la France, il n'est habilité qu'à des conversations techniques, alors qu'on voudrait, à Conakry, des entretiens politiques, à un niveau élevé.
La mission de M. Bargues n'est pourtant pas un échec, dans la mesure où on parvient de part et d'autre à délimiter le champ d'une coopération éventuelle. Mais pour passer du principe à l'accord en bonne et due forme, les Guinéens continuent à poser le préalable de la reconnaissance de iure. M. Bargues est un homme de bonne volonté. Il va s'employer à persuader Paris d'une prompte reconnaissance, s'il peut obtenir d'abord de Sékou un « geste » : la conclusion d'un protocole sur le maintien de la Guinée dans la zone franc et les relations monétaires francoguinéennes.
Nanti de ce document, il fait un rapide voyage à Paris. Quand il revient à Conakry, il ne ramène pas la reconnaissance à laquelle s'attendaient les Guinéens. La présidence du Conseil demande d'abord que le protocole financier soit complété par d'autres protocoles dans le domaine culturel et de l'assistance technique. Sékou accepte la poursuite des négociations. Les trois accords sont finalement consignés dans un seul document. Il est convenu en principe que ce texte sera publié, précédé d'un préambule annonçant la reconnaissance de iure. Il y aura donc simultanéité. Personne n'aura perdu la face. Mais les Guinéens tiennent « mordicus » à une consécration officielle : ils exigent que le document, au lieu d'être simplement signé des hauts fonctionnaires qui l'ont négocié, porte la signature du chef du gouvernement français, Charles de Gaulle, ou au moins du ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville.
M. Bargues doit rendre compte de l'exigence guinéenne. De Gaulle se trouvant alors en Algérie, il est convenu que l'inspecteur général se rendra à Alger pour le rencontrer. Il demande directement, de Conakry, une audience pour le 15 décembre au matin. Il se propose, aussitôt après son entrevue, d'informer Sékou par télégramme de la réponse du général, car le leader guinéen doit faire le 16, devant son Assemblée nationale, un exposé sur les négociations en cours. Le 16, aucun message n'étant arrivé d'Alger ni de Paris, Sékou reporte au 17 la séance de l'Assemblée. Puis, le 17, toujours sans nouvelles de M. Bargues, il décide d'un nouveau délai de vingt-quatre heures pour se présenter devant les députés guinéens. Le 18, on ne connaît toujours pas la décision du général. L'Assemblée, irritée, vote alors une résolution subordonnant la poursuite de toute négociation à la reconnaissance préalable par le gouvernement français.
M. Nabi Youla, convoqué à Conakry, repart fin décembre pour Paris, porteur d'un nouveau message personnel de Sékou à de Gaulle. Il est reçu à Matignon le 29. Entrevue aussi cordiale que la première. C'est un de Gaulle paternel et détendu, qui lui explique ses soucis. Reconnaissance diplomatique ? C'est une formule. Est-elle tellement nécessaire ? Plusieurs dirigeants africains de la Communauté émettent des réserves. Un acte public et solennel comme celui de la reconnaissance de la Guinée risque de blesser dans leur dignité, bien inutilement, les États qui, le 28 septembre, ont choisi de ne pas prendre l'indépendance immédiate. De Gaulle est comptable à leur égard des gestes qu'il accomplit au nom de la Communauté. Mieux vaudrait trouver une formule moins spectaculaire, moins provocante. Après tout, si la France et la Guinée décidaient, à peu près simultanément, d'un échange de représentations diplomatiques, personne n'y trouverait à redire, ce serait une décision normale. Eh bien, l'échange d'ambassadeurs, cela ne signifie-t-il pas, ipso facto, la reconnaissance ? Voilà ce que lui, de Gaulle, aimerait que « Monsieur le chargé de mission » (ainsi appelle-t-il l'élégant Nabi Youla) rapporte au président du Conseil de Guinée, « en l'assurant que de Gaulle n'a aucune amertume pour ce qui s'est passé récemment ».
Le 1er janvier, Nabi repart pour Conakry. Le 5, il est de retour à Paris. Le président et le Bureau politique du P.D.G. ont donné leur accord à la formule du général. Le 7 janvier, on apprend simultanément la signature à Paris de trois protocoles d'accord, culturel, financier, technique, et la demande d'agrément du gouvernement guinéen pour la désignation, comme ambassadeur à Paris, de Nabi Youla. De son côté, le gouvernement français annonce son intention de nommer prochainement un chargé d'affaires à Conakry. Le 8, de Gaulle prend officiellement la charge de président de la République, à laquelle il a été élu le 21 décembre. M. Michel Debré devient premier ministre. De Conakry, Sékou félicite le nouveau chef de l'État français en termes chaleureux :

« … Vous prie d'accepter voeux ardents du peuple et du gouvernement de Guinée pour succès votre haute mission. Espérons que votre septennat permettra en même temps que grandeur de la France resserrement des liens de coopération et amitié de nos deux pays. »

De Gaulle répond sur le même ton :

« Très sensible à votre message… J'exprime ma satisfaction des protocoles réglant nos accords. Vous adresse mes meilleurs voeux pour République guinéenne reconnue par République française. Souhaite resserrement liens de coopération entre Guinée et France. »

Tout semble, enfin, rétabli entre Paris et Conakry. On revient de loin. La brutale rupture du 25 août, confirmée par le « non » du 28 septembre paraît effacée. Aux termes des protocoles, le français reste la langue officielle en Guinée ; la jeune République reste dans la zone franc ; elle pourra bénéficier de l'assistance technique française et, pour commencer, recevoir à nouveau des enseignants.
En réalité, les textes publiés le 7 janvier ne comblent que très partiellement le fossé qui s'est creusé entre Paris et Conakry au lendemain du référendum. Signés dès le 1er octobre, ce qui eût été facile, les protocoles auraient évité toute solution de continuité dans les rapports franco-guinéens. Trois mois d'ingrates tergiversations françaises ont commencé à habituer la Guinée à l'idée qu'elle pouvait vivre sans la France ; ont « cassé » le mouvement spontané qui portait Sékou à demander l'association de la Guinée à l'ensemble français ; ont laissé s'exercer, de l'extérieur, d'autres offres, se dessiner d'autres alléchantes perspectives.
Dans les documents de janvier 1959, il n'est déjà plus question d'association, mais seulement de coopération. Ajoutons qu'un protocole, dans le langage diplomatique, n'est pas encore un accord. Il est seulement le procès-verbal qui consigne les points sur lesquels un accord paraît possible entre deux pays. Reste à négocier les modalités d'application. Et là, tout va recommencer.

Notes
1. Télégramme officiel.
2.

InscritsVotantsNonOui
1.405.9861 200.1711.130.29256 959

3. « La section “radicale-socialiste” de Guinée fit un temps la joie des échotiers parlementaires, par la complaisance avec laquelle elle jouait, à la tribune des congrès radicaux, de ses mandats, la plupart fictifs. Elle eut même pour porte-parole éphémère M. Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de l'Express, « délégué de la Fédération de Guinée »…

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