Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages
Deuxième Partie
L'Afrique en mouvement sous des gouvernements d'immobilisme (1951-1956) 1
« Après 1946, la plupart (des Africains) ont cru que leur aliénation allait cesser grâce à l'application du principe d'égalité des individus dans le cadre d'une République multiraciale et égalitaire. Cette croyance explique la rude bataille menée par les élus autochtones pour faire triompher le principe d'égalité dans tous les domaines : fonction publique, législation sociale, économie, etc. » 1
Que les dirigeants africains aient espéré de bonne foi que cette assimilation ait été possible, ou qu'ils aient utilisé à fond l'occasion qui leur était offerte de se doter des moyens qui leur permettraient de mettre fin à l'aliénation coloniale, le résultat fut le même. Par déception ou par stratégie, ils adoptèrent des positions de plus en plus nationalistes.
La participation aux Assemblées métropolitaines et la constatation que la majorité gouvernementale n'était pas disposée à accepter les évolutions nécessaires, ont incité les élus africains à s'engager sur la voie du refus et de la revendication et à demander de prendre en main leur propre destinée. L'expérience de la vie politique entraîna « une maturation des esprits, un désir de participation à une administration dont les lignes ont été tracées par la France, et peut-être même de sortir de ces lignes » 2.
D'autres facteurs ont joué.
Dès 1936, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire avaient lancé le concept de « négritude », qui vint rejoindre le « panafricanisme » de W.G.B. Burghard du Bois, élaboré à Londres en juillet 1900, pour susciter une prise de conscience de l'héritage culturel africain. Les Antillais Aimé Césaire et Frantz Fanon, les Sénégalais Léopold S. Senghor, David Diop, Birago Diop, Alioune Diop, Abdoulaye Sadji, les Ivoiriens Bernard Dadié, Joseph Amon d'Aby, le Soudanais Fily Dabo Sissoko, le Nigérien Boubou Hama, les Dahoméens Cyrille Aguessy, Alexandre Adandé, Paul Hazoumé, pour ne nommer que ceux-là, contribuèrent à étendre cette prise de conscience.
La revendication culturelle prit une dimension politique avec Cheikh Anta Diop, qui affirma, en 1955, que « seule l'existence d'États indépendants permettra aux Africains de s'épanouir pleinement et de donner toute leur mesure dans les différents domaines de la création » 3.
L'extension de la scolarisation fit plus qu'augmenter le public de ces écrivains, elle éveilla l'ambition de toute une jeunesse : « Qu'ils sortent des écoles élémentaires ou supérieures, des ateliers ou des centres de formation technique, les jeunes Africains demandent leur ‘place au soleil’ » 4.
Les étudiants, surtout ceux qui se trouvaient dans les Universités françaises, furent à l'avantgarde de la revendication politique, notamment par leur Fédération des Étudiants d'Afrique Noire en France (F.E.A.N.F.), créée à Bordeaux en décembre 1950 (cf. infra p. 275).
Alors que des étapes importantes avaient été franchies dans l'évolution politique des anciennes colonies, on en était resté à « une conception trop exclusivement métropolitaine dans les rapports économiques France-Outre-mer ». Et pourtant il était évident que le temps était révolu « où la seule ‘traite’ des produits tropicaux, complément nécessaire de l'économie métropolitaine, caractérisait l'économie » coloniale.
La France continuait à « concentrer chez elle l'essentiel de l'activité industrielle et économique tandis que les territoires lui fournissait un nombre limité de produits ‘coloniaux’ et des marchés, particulièrement de biens de consommation, pour certaines de ses industries » 5.
Ce retard économique avait une conséquence grave : l'A.O.F. n'avait pas les moyens d'assurer à ses populations un revenu suffisant. « Les paysans ne peuvent se contenter d'un revenu de 20 000 F par an. Les travailleurs ne peuvent pas se satisfaire d'un salaire de 5 000 F par mois. Les étudiants ne peuvent pas demeurer sans garantie d'emploi de leurs diplômes » 6.
Le Haut-Commissaire Cornut-Gentille, qui faisait ces constatations, signalait un prolongement très dangereux de cette situation : une rivalité croissante, notamment dans le domaine de l'emploi, entre les Africains « évolués »et les « petits blancs » :
« Les ‘colonies’ européennes s'accroissent au point de se suffire pour vivre en vase clos. L'immigration sans contrôle légalement possible de nombreux ‘petits Blancs’ ajoute à cette situation (de ségrégation pratique) son ferment. Or, dans toute la mesure où il n'y a pas assimilation ou fusion, mais ségrégation, le terrain est fertile à l'éclosion et au développement du nationalisme sous son aspect le plus dangereux : le racisme » 7.
Le développement des voyages et des échanges humains contribua également à faire prendre conscience aux Africains de leurs différences, de leur dignité et de la situation de dépendance et d'aliénation dans laquelle les maintenait le système colonial, même rénové sous le nom d'Union française.
« O paradoxe ! L'élément dissolvant (de l'Union française), c'est le grand principe dont la France a été le champion : l'idée même de liberté » 8. Aux tenants de la colonisation qui reprochaient aux Africains leur revendication d'autonomie, ces derniers disaient :
« Les principes bons pour vous ne le sont-ils pas pour nous ? »
C'est en français que les nationalistes africains exprimèrent leurs revendications : « Les élites noires, après avoir assimilé la culture française, s'interrogèrent et se situèrent en français par rapport à la France » 9. Et Senghor affirmait que, « par le seul fait qu'ils écrivent en français », les écrivains africains « ont approfondi le monde africain en l'élucidant » 10.
Et l'on a pu dire que« l'opposition au colonisateur se fit plus au nom des principes de celui-ci qu'au nom de traditions spécifiquement africaines. Les Africains ayant adopté les grands principes du tuteur occidental : la liberté individuelle, l'égalité civile, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et ses techniques d'organisation bureaucratique, ses méthodes d'éducation, son souci d'industrialisation, … la génération des fondateurs de l'Afrique nouvelle se mit à l'école de l'Occident pour s'opposer à l'Occident » 11.
Nous dirons plus loin le rôle capital joué par les partis politiques dans l'évolution de l'A.O.F. pendant la 2e législature.
Alors que l'action des parlementaires africains s'exerçait surtout dans les Assemblées métropolitaines, les syndicats étaient davantage au contact avec les populations et surtout avec les classes les plus dynamiques, fonctionnaires et travailleurs, comme le constatait Cornut-Gentille dans le rapport déjà cité (cf. p. 172) 12. Le rôle des syndicats ne se bornait pas en effet à revendiquer une amélioration immédiate des conditions de vie de leurs adhérents : « La moindre analyse du phénomène colonial, en tant que domination économique, conduisait les syndicalistes à ne pas s'en tenir aux revendications superficielles concernant les conditions de travail, mais à mettre en cause « la racine pivotante »de tous leurs maux : le régime colonial lui-même » 13.
A l'intérieur de l'U.F., l'évolution de deux territoires voisins de l'A.O.F., préfigurait, aux yeux des dirigeants africains et même métropolitains, ce que pourraient devenir les territoires d'O.M. Parlant du statut du Togo, en voie d'élaboration, le ministre de la F.O.M., Robert Buron, déclarait à l'occasion d'un déjeuner au Cercle de la F.O.M. : « Nous avons là l'exemple d'une des formules qui, dans les territores assez évolués, peut permettre de satisfaire la légitime aspiration des populations de participer à la gestion des territoires » 14.
Dans un message adressé en 1955 au congrès du Bloc Démocratique Camerounais, L.S. Senghor, alors secrétaire d'État à la Présidence du Conseil, affirmait : « La question qui se pose aux Camerounais est de parvenir, au terme ultime de l'évolution, au stade d'État autonome intégré dans une union de peuples amis » 15. Dans la pensée du dirigeant sénégalais, les territoires de l'A.O.F. ne tarderaient pas à suivre le Cameroun dans cette évolution.
Le christianisme a été également un ferment de constestation de la situation coloniale ou au moins des injustices qu'elle engendrait. C'est ainsi que le voyait la jeunesse intellectuelle : « En face d'une situation d'injustice découlant d'un système colonialiste, le catholique, métropolitain ou non, devra adopter une attitude de refus, de protestation et d'opposition effective » 16.
Et lors de leur Assemblée plénière tenue au mois d'avril 1955 à Dakar, les évêques catholiques d'A.O.F. ne craignirent pas d'affirmer dans leur déclaration finale : « Dans le domaine politique, vous aspirez à l'autonomie qui fera de vous les gérants directs de vos propres affaires. Cette aspiration est légitime » 17. Cette attitude de la hiérarchie catholique lui fut d'ailleurs vivement reprochée dans certains milieux métropolitains 18.
Plus nombreuses encore furent les influences qui, de l'extérieur, s'exercèrent sur pour y favoriser l'éveil du nationalisme. L'Organisation des Nations Unies, par sa Charte et plus particulièrement par son affirmation du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », a travaillé « dans le sens du réveil national africain » 19. Et plus tard la fascination qu'exerçait sur les États autonomes la perspective d'avoir un siège dans l'Assemblée mondiale et de pouvoir, du haut de sa tribune, s'adresser au monde entier, a sans doute poussé ces États à faire le dernier pas vers l'indépendance. Le général de Gaulle ne s'y est pas trompé, qui, le 13 décembre 1959, apportait à la Fédération du Mali l'accord de la France pour qu'elle accède à la« souveraineté internationale » : le choix de l'expression est de toute évidence prémédité.
Mais derrière les Nations Unies, il y avait les États-Unis d'Amérique et leur anticolonialisme, qui n'était d'ailleurs pas désintéressé : « Nous avons des intérêts précis dans ces régions coloniales en tant qu'elles constituent des sources de matières premières et des marchés possibles. Voilà pourquoi les Américains ont proposé et défendu le « trusteeship » (régime de tutelle internationale) et son indispensable complément, le régime de l'égalité économique » 20.
De passage à Bamako le 8 mars 1954 pour inaugurer le monument élevé à la mémoire de Félix Eboué (secrétaire général du Soudan de 1934 à 1936), le général de Gaulle dénonçait « une certaine surenchère américaine, trop souvent subie plutôt que repoussée », qui s'exerçait en Afrique pour « y battre en brèche la position et l'action de la France » 21.
Dans le même discours, l'ancien Chef de la France Libre mettait en garde contre « l'impérialisme écrasant des Soviétiques (qui) pousse ici, comme partout, à la subversion en vue d'étendre leur terrible dictature sur des pays bouleversés ». Et il poursuivait : « En Europe même … on discerne l'obscur désir de n'avoir affaire qu'à une France plus ou moins séparée de ses T.O.M., c'est-à-dire étroitement confinée et gravement affaiblie ».
A la même époque, se développait en France, dans les milieux financiers, une thèse que l'on pouvait ainsi résumer :
« Décoloniser c'est à la fois faire une bonne affaire et se donner à soi-même une bonne conscience qui sera également une bonne affaire sur le plan international. Une bonne affaire, car la colonisation coûtera de plus en plus cher par les charges sociales qu'elle implique. Une bonne conscience, car le transfert des responsabilités métropolitaines à des États décolonisés passera pour un hommage à la vertu du nationalisme africain et au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » 22.
Exposée d'abord dans la revue « Entreprise », cette thèse fut vulgarisée par Raymond Cartier dans Paris-Match » et est restée connue sous le nom de cartiérisme.
Évoquant l'influence de ce courant d'idées, l'honnête homme et le grand humaniste que fut le gouverneur général Robert Delavignette porte ce jugement désabusé :
« Que les survivants de la démocratie en France ouvrent les yeux sur la décolonisation qui les réjouit. Elle n'a rien de démocratique. Elle a été dictée par l'argent dans l'indifférence du peuple français » 23.
La Guerre d'Indochine, et particulièrement la chute de Dien-Bien-Phu, le 7 juillet 1954, eurent un très grand retentissement en Afrique noire, et le retour des combattants d'Extrême-Orient prolongea les conséquences de cette guerre coloniale gagnée par les anciens colonisés.
L'Algérie était encore plus proche. La guerre qui y commença le 1er novembre 1954 concerna directement l'A.O.F., d'abord parce que des troupes africaines y furent envoyées, ensuite parce que certains intellectuels se sentaient solidaires des nationalistes algériens : « La question algérienne constitue aujourd'hui la clef de voûte du problème colonial, notre sort en dépend partiellement » 24.
La Conférence afro-asiatique, qui se réunit en avril 1955 à Bandung, n'eut que progressivement une influence importante en Afrique : l'Indonésie était loin, les liens avec le seul pays d'Afrique de l'Ouest présent à Bandung, le Liberia, n'étaient pas très serrés. Peu à peu cependant, Bandung devint un point de référence : « Depuis Bandoeng, un peuple colonisé qui se bat pour s'arracher à la négation de son droit à l'autodétermination et à la gestion de toutes ses affaires, ne sera plus jamais seul » 25.
L'évolution des territoires britanniques, et plus particulièrement des deux voisins qu'étaient le Nigeria et la Gold-Coast, était suivie avec attention en A.O.F. Depuis le 12 mars 1953, Kwame N'Krumah, un des champions du panafricanisme, était premier ministre du gouvernement autonome de Gold-Coast. Un an plus tard, le 2 mars 1954, il adressait une lettre personnelle à certains dirigeants d'A.O.F. pour leur lancer un appel en faveur d'une Fédération dénommée « États-Unis d'Afrique Occidentale ». Il écrivait notamment :
« Un peuple ne peut demeurer éternellement sous l'esclavage déguisé qu'est la colonisation … La Grande-Bretagne, fidèle à ses traditions et à ses conceptions, a dû relâcher ses liens en nous laissant encore aux pieds les derniers, dont le relâchement nous permettra de prendre notre vol définitif. Nos frères des régions voisines, devenus français par un coup de plume sur du papier, se demandent chaque jour avec angoisse ce qu'ils vont devenir dans un proche avenir. De la Nigeria à la Mauritanie, on sent une odeur de politique comprimée qui ne tardera pas à se répandre sous sa propre poussée » 26.
Et le Haut-Commissaire ne risquait guère de se tromper lorsqu'il écrivait :
« Il n'est pas concevable que l'expérience de la Gold-Coast se déroule à la frontière de l'A.O.F. sans soulever un intérêt qui pourrait devenir une contagion » 27.
Une dernière influence inquiétait l'administration française en A.O.F. : le panarabisme, qui provoquait, dans l'Islam en Afrique et notamment à travers le mouvement réformiste du wahhabisme, « une évolution à base d'idées proche-orientales, à tendance xénophobe et nationaliste » 28
Notes
1. P.F. Gonidec, in Revue Juridique et Politique de l'Union française, 1957, p.453.
2. P.O. Lapie, in Politique Etrangère, octobre 1954, p. 440.
3. Cheikh Anta Diop. Nations nègres et culture. Paris, Présence Africaine, 1955.
4. Cornut-Gentille. Les problèmes politiques en A.O.F., rapport sans date, (probablement 1954), p. 29.
5. Id., n° 22.
6. Id., n° 20.
7. Id., n° 20.
8. P.O. Lapie, ibid., p. 438.
9. Henri Brunschwig. L'avènement de l'Afrique Noire, du 19e s. à nos jours. Paris, Armand Colin, 1963, 248 pp. ; p. 189.
10. Marchés Coloniaux, 14 mai 1955.
11. Henri Brunschwig : L'Afrique noire contemporaine, 5e partie de : Les pays pauvres et la naissance de nouveaux mondes, dans Le Monde depuis 1945, sous la direction de Maurice Crouzet, Presses Universitaires de France, Paris, p. 933.
12. Bernard Cornut-Gentille. Memorandum sur la fonction publique en A.O.F., 13 janvier 1955, p. 2.
13. Joseph Ki-Zerbo. Histoire de l'Afrique Noire. Paris, Hatier, 1972, 702 pp. XXXII pp. ; p.477. L'expression « racine pivotante» est de Lazare Coulibaly, un des fondateurs du syndicalisme au Soudan.
14. Afrique Nouvelle, n° 375, 13 octobre 1954.
15. Id., n° 405 , 10 mai 1955.
16. Joseph Ki Zerbo, in Tam-Tam, bulletin des Étudiants catholiques africains en France, cité in Afrique Nouvelle, n° 292, Il mars 1953.
17. Cf. J.R. de Benoist. L'Église catholique romaine et le mouvement nationaliste en Afrique noire, in Revue française d'études politiques africaines, n° 53, mai 1970.
18. Notamment par François Méjan. Le Vatican contre la France d'Outre-mer Paris Librairie Fiesherbacker, 1956, 248 p.
19. J. Ki Zerbo, op. cit., p. 472.
20. Ernest Lindley, in Washington Post, 15 janvier 1945.
21. Afrique Nouvelle, n° 292, 11 mars 1953.
22. Robert Delavignette. L'Afrique noire française et son destin, Paris, Gallimard, 1963, 208 pp. ; p. 174.
23. Id ., p. 176.
24. Albert Tevoedjre. L'Afrique révoltée. Paris, Présence Africaine, 1958, 160 pp. ; p. 38.
25. Id., l'orthographe Bandoeng, utilisée pendant le colonisation néerlandaise, est maintenant transformée en Bandung.
26. Circulaire envoyée par le « French Department » du « Central Office of West Africa » (Accra), communiquée par le Haut-Commissaire à tous les gouverneurs d'A.O.F. par lettre 38/Int.Coord. du 17 mai 1954 ; à l'époque Nigeria était féminin.
27. Cornut-Gentille. Les problèmes politiques en A.O.F. , p.17.
28. Id., p. 16.