webAfriqa / Bibliothèque / Histoire politique


Joseph-Roger de Benoist
L'Afrique occidentale française
de la Conférence de Brazzaville (1944) à l'indépendance (1960)

Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages


Previous Home Next

Première Partie
L'équivoque féconde de l'Assimilation (1944-1951)

Chapitre VII.
La vie sociale, économique et culturelle

A. Syndicats et législation du travail

Le rôle joué par les organisations syndicales dans l'évolution de vers l'indépendance est sans doute aussi important que celui des partis politiques. Et le combat mené par les parlementaires et les syndicats pour l'élaboration et l'application d'un Code du travail a été la suite logique de la bataille des droits livrée pendant les deux Assemblées constituantes.

1. Les avatars du Code du Travail

Un décret du 18 juin 1945 institua un Code du Travail dans les territoires d'Afrique continentale dépendant du ministère des colonies.
A la première session des États-Généraux de la colonisation (Douala, septembre 1945), la commission du travail, de la main-d'oeuvre et du programme social indigène rejeta le texte à l'unanimité. Selon elle, les dispositions du décret ne pouvaient pas permettre d'améliorer le bien-être du travailleur, de favoriser l'intérêt général et de réaliser un programme social. Selon les colons, un « bon » code du travail devait être basé sur quelques principes généraux :

Ce minimum de travail était de 240 jours par an, que le travailleur soit salarié ou à son compte. S'il n'avait pas eu d'embauche pendant le premier trimestre de l'année, le travailleur aurait été tenu de s'inscrire sur un registre de travailleurs disponibles. Un « indigène » n'ayant pas accompli le minimum de 240 jours de travail aurait été obligé de faire sur un chantier public ou privé une fois et demi le nombre de journées manquantes … 1.
Le texte du 18 juin 1945 ne fut donc pas appliqué. Quelques mois plus tard, les gouverneurs furent consultés sur un projet de décret instituant un Code du Travail pour les « citoyens français et assimilés » en A.O.F. et au Togo 2.
Devant la carence administrative, les sénateurs Ousmane Socé Diop et Fodé Mamoudou Touré déposèrent une proposition de loi tendant à appliquer le Code du Travail métropolitain et à étendre la Sécurité Sociale aux populations d'A.O.F. et d'A.E.F. 3.
Finalement le ministre Moutet promulgua le 17 octobre 1947 un Code du Travail pour les territoires relevant du ministère de la F.O.M. autres que l'Indochine. Le texte comprenait 9 titres et 167 articles. Résolument assimilationniste, il consacrait l'égalité entre tous les citoyens. Il était applicable aux travailleurs de l'agriculture aussi bien qu'à ceux du commerce et de l'industrie. Il prévoyait des contrats de travail, des conventions collectives, des conciliations et arbitrages. Le texte était applicable à compter du 1er janvier 1948 4.
Le principal reproche que l'on fit finalement à ce Code est d'avoir été rédigé sans aucune consultation des Assemblées. Une protestation écrite du sénateur Durand-Réville fut adoptée, à l'unanimité, en novembre 1947, par la commission de la F.O.M. du Conseil de la République. Le président de la Commission, Marc Rucart, adressa une lettre de protestation au ministre : un décret unique pour des territoires si divers et prévoyant tout les détails de la réglementation du travail est inapplicable.
Entre temps le gouvernement fut renversé. Paul Coste-Floret succéda à Marius Moutet au ministère de la F.O.M. Le nouveau gouvernement avait été investi le 24 novembre. Un décret daté du lendemain reporta à une date ultérieure l'application du Code pour « soumettre le texte aux Assemblées locales … et recueillir l'avis de l'Assemblée de l'U.F. » Ce nouveau décret, non signé et ne portant pas de formule exécutoire, ne fut publié dans le J.O. de l'A.O.F. que le 13 janvier 1948. Ces anomalies firent douter de son authenticité ou, au moins, de sa légalité.
Le Grand Conseil de l'A.O.F. réclama l'entrée en vigueur sans délai du Code 5. A son tour, l'Assemblée de l'U.F., au cours de sa séance du 27 février 1948, en demanda l'application, avec des modifications importantes. Par contre, le Conseil économique et social estima, le 23 avril 1948, que la mise en vigueur du texte n'était pas souhaitable et demanda « qu'une législation définitive, sérieusement étudiée et donnant satisfaction à tous intervienne dans les délais les plus rapprochés et en tout cas au cours de la présente session parlementaire ».
Reprenant le sujet, le Conseil souhaita le 9 juin 1948 que le futur texte garantisse « aux travailleurs d'O.M. des conditions de vie et de travail dignes de la civilisation dont nous nous réclamons ».
Le 2 mars 1948, Senghor et Defferre avaient déposé à l'Assemblée nationale, au nom de la S.F.I.O., un projet de Code du Travail. De son côté, le ministre de la F.O.M. faisait étudier un nouveau texte. L'Assemblée de l'U.F. s'en saisit le 2 février 1949. Il passa au Conseil d'État le 14 avril 1949. Et il arriva enfin à l'Assemblée nationale le 18 novembre 1950. Comme nous le dirons plus loin, il fallut attendre jusqu'en décembre 1952 pour que le texte soit définitivement voté.
Un décret du 17 août 1944, modifié le 9 octobre 1945, avait créé un corps d'inspecteurs du travail aux colonies. Le temps passait sans que le décret soit appliqué. Une résolution de Fily Dabo Sissoko et Houphouët-Boigny fut adoptée sans débat le 12 avril 1946 par l'Assemblée constituante : elle invitait le gouvernement « à prendre toutes les dispositions utiles afin d'assurer le plus rapidement possible la mise en place dans les T.O.M. d'une inspection du travail digne de ce nom, relevant directement du ministre de la F.O.M. »
C'est finalement un arrêté n° 2442 du 10 juin 1946 qui organisa le fonctionnement de l'inspection du travail en A.O.F. Il y aurait un inspecteur général pour toute l'A.O.F. à Dakar, 6 inspections territoriales, une dans chaque chef-lieu (à l'exception de la Mauritanie rattachée au Sénégal, et du Niger rattaché au Dahomey) et 6 inspections régionales (Dakar, Saint-Louis, Kaolack, Conakry, Abidjan, Gagnoa). Un arrêté du 10 octobre 1949 créa un office fédéral de placement à Dakar. Par décret du 5 août 1946, les inspecteurs avaient été replacés sous l'autorité locale.

2. Naissance et développement des syndicats

C'est le 16 septembre 1944 que fut promulgué en A.O.F. le décret du 7 août 1944 instituant les syndicats professionnels sur les territoires coloniaux français africains 6.
En expliquant le décret aux gouverneurs, le Gouverneur général Cournarie leur faisait remarquer qu'il n'était « plus exigé des membres d'un syndicat professionnel de savoir parler, lire et écrire couramment le français et — pour les originaires des colonies — d'être au moins titulaires du C.E.P.E. ou d'une attestation équivalente. Ainsi il n'est plus fait de distinction entre autochtones et Européens » 7.
Du fait de la création de syndicats « indigènes », l'Union des Syndicats européens confédérés de l'A.O.F. (C.G.T.) devint l'Union des syndicats confédérés de l'A.O.F. 8. Elle lança en 1946 un bimensuel « Le Travailleur de l'A.O.F. » 9.
Les pouvoirs publics ne cachaient pas le soutien qu'ils apportaient alors à la Confédération générale du Travail (C.G.T.). Lorsqu'une mission syndicale quitta Paris le 17 février 1946 pour visiter l'A.O.F., le ministre de la F.O.M. en avertit le Gouverneur général :

« J'attache un grand intérêt à ce que ces deux représentants qualifiés du personnel (Planes et Massibot) puissent mener à bien la tâche qui leur est confiée. J'ai la ferme conviction que la présence en A.O.F. de cette mission ne manquera pas de développer la bonne entente nécessaire entre toutes les catégories de fonctionnaires et qu'elle facilitera la décision à prendre en matière de soldes coloniales » 10.

Le secrétaire général Digo renchérit en donnant ses instructions aux gouverneurs :«Planes et Massibot, délégués du bureau confédéral de la C.G.T., ont été chargés de mission en A.O.F. par la C.G.T. en accord avec le ministre de la F.O.M. ». Bien plus, « sur instructions du département, les frais de voyage des huit délégués d'A.O.F. au Congrès confédéral de la C.G.T. seront supportés par les budgets des colonies. C'est assez dire l'intérêt que porte le gouvernement à l'action des militants de la C.G.T. dans le pays ».L'objectif premier était d'unir les travailleurs européens et africains au sein des mêmes syndicats «en vue de créer un seul et puissant syndicalisme en A.O.F. » 11.
Malgré ce soutien, des syndicats d'autres obédiences se constituèrent. En 1948, les effectifs étaient officiellement les suivants :

  Secteur public Secteur privĂ© Total
C.G.T. 18 500 24 000 42 500
Autonomes 2 500 15 000 17 500
C.F.T.C. 1 500 7 000 8 500
C.G.T.-F.O.   1 000 1 000

La puissante Fédération des Cheminots africains est comptée avec le secteur privé. Les syndicats C.F.T.C. existaient surtout au Sénégal (Syndicat libre des Cheminots africains du Dakar-Niger), en Guinée et au Dahomey. La plupart des membres de la C.G.T.-F.O. étaient au Sénégal 12.
En 1949, l'orientation officielle avait changé. Le soutien administratif était acquis désormais à la C.G.T.-F.O. Lorsque Bouzanquet, secrétaire général adjoint de C.G.T.-F.O., fit, du }er au 20 avril, une tournée en A.O.F., le Haut-Commissaire (socialiste) Béchard demanda aux gouverneurs « de lui réserver … le meilleur accueil et de lui faciliter dans la mesure du possible des prises de contact avec les divers milieux syndicaux » et en particulier « avec les milieux syndicalistes non-R.D.A. » 13. Entre temps, le P.C.F. et ses organisations satellites étaient passés dans l'opposition …
En janvier 1951, c'était André Meriot, secrétaire de l'Union des Syndicats de la Région parisienne, qui était chargé de mission en A.O.F. par Tollet, membre du P.C.F., secrétaire confédéral de la C.G.T., représentant des syndicats C.G.T. des T.O.M. Il visita tous les chefs-lieux des territoires pour y inspecter les syndicats C.G.T., préparer une conférence syndicale panafricaine et organiser le voyage des vingt délégués d'A.O.F. au Congrès fédéral de la C.G.T. en France en avril.
Mais pour le gouverneur Chambon, secrétaire général par interim de l'A.O.F., il était clair que « Meriot était essentiellement chargé par le P.C. de stimuler le zèle des troupes cégétistes et de les organiser en une masse de manoeuvres prête à passer éventuellement à l'action, cette action pouvant revêtir des formes variées depuis l'envoi de pétitions jusqu'au déclenchement de manifestations de force » 14.
La première conférence syndicale panafricaine organisée par la Fédération Syndicale Mondiale (F.S.M.) eut lieu à Dakar du 10 au 13 avril 1947. Elle groupait 58 délégués, représentant 18 organisations annonçant 762 605 syndiqués. Les pays représentés étaient le Sénégal, la Côte-d'Ivoire, le Soudan français, la Guinée, le Togo, la Gambie, la Sierra-Leone, le Nigeria, la Mauritanie, le Maroc, l'Algérie, le Cameroun, l'A.E.F., le Congo belge, l'Afrique du Sud et Madagascar. Les Africains (46) étaient en majorité par rapport aux Européens (12). Les résolutions finales portèrent sur le droit syndical, l'extension aux Africains de la législation sociale des métropoles, l'égalité des salaires et l'amélioration du niveau de vie 15.
Au niveau gouvernemental, les problèmes du travail avaient été étudiés dans une conférence anglo-belgo-française qui se tint à Jos (Nigeria) du 23 février au 1er mars 1946. Toutes les colonies françaises, anglaises et belges étaient représentées. L'A.O.F. avait délégué deux inspecteurs du travail et le directeur de l'enseignement technique, ainsi que trois observateurs non officiels des syndicats patronaux et ouvriers 16.

3. Les cheminots à l'avant-garde

Le premier mouvement de grève important se produisit dès la fin de l'année 1945, surtout à Dakar, mais aussi dans les territoires voisins. Il était provoqué par un trop grand décalage entre le coût de la vie et les salaires.
Les enseignants du 1er au 7 décembre 1945, les ouvriers de l'industrie du 3 au 10 décembre 1945, avaient lancé le mouvement. La grève reprit en janvier, toucha de nouveau les métallurgistes, mais aussi les employés de commerce et le personnel auxiliaire du Gouvernement général. Les mesures de réquisition prises par le gouvernement provoquèrent le 14 janvier une grève générale, décrétée par 27 syndicats. Le travail ne reprit que le 24 pour les fonctionnaires, le 4 février pour les employés de commerce, le 18 février pour les métallurgistes.
De ce premier mouvement d'envergure, d'utiles enseignements furent tirés des deux côtés. La solidarité auvière était encore très limitée, et beaucoup de travailleurs n'hésitèrent pas à se faire embaucher à la place des grévistes. Les syndicaux s'aperçurent que la grève était difficile à manier . Mais le patronat se rendit compte qu'il devrait désormais compter avec les syndicats.
Mais c'est la grande grève des cheminots, relatée de façon romancée par Ousmane Sembène dans son beau livre « Les bouts de bois de Dieu » 17, qui permit aux travailleurs de de prendre conscience du moyen de lutte qu'était l'action syndicale.
La Fédération des cheminots de présenta ses premières revendications le 30 août 1946 ; elles portaient sur la création d'un cadre unique sans distinction d'origine et sur l'annulation des plans de compression de personnel. Le Haut-Commissaire, par arrêté du 25 octobre 1946, créa une commission consultative paritaire qui commença ses travaux le 5 décembre 1946: Mais les cheminots africains s'en retirèrent bientôt et déclenchèrent la grève, le 19 avril 1947, la veille de l'arrivée du président de la République, Vincent Auriol, à Dakar.
Le ministre de la F.O.M., Marius Moutet, le Haut-Commissaire Barthes et les cinq députés et sénateurs du Sénégal, se saisirent de l'affaire et le soir même, à 17 h, le travail reprenai t: l'accord avait été conclu sur la nécessité de créer un cadre unique et de poursuivre les travaux de la commission.
Celle-ci travailla donc du 15 juin au 6 août 1947. Le 1er septembre, les cheminots saisirent les autorités de leur désaccord sur six points du projet de convention collective.
Les négociations échouèrent et le 11 octobre à zéro heure, près de 20 000 cheminots de toute se mirent en grève. Entre le 15 et le 31 octobre, deux sentences arbitrale et surarbitrale furent rendues, mais les cheminots les refusèrent. La Régie, estimant qu'il y avait rupture de contrat, commença à embaucher de nouveaux travailleurs.
Pendant près de quatre mois, la situation resta bloquée, les deux parties demeurant sur leurs positions, malgré de multiples interventions et un débat à l'Assemblée de l'U.F. le 12 février 1948. Durant toute cette période, la direction des chemins de fer s'efforça de maintenir un trafic réduit, grâce à dupersonnel militaire et à certains cheminots français, grâce aussi aux nouveaux travailleurs et à quelques anciens, qui, las de la grève, reprirent le travail. Au début de l'année 1948, la Régie ne disposait plus que de 246 militaires, 836 exgrévistes et 2 416 nouveaux embauchés, soit 3 498 personnes au lieu des 15 000 nécessaires.
Le 5 janvier 1948, le gouverneur Péchoux réussit à obtenir la reprise du travail sur le réseau Abidjan-Niger. Mais les effectifs au travail n'étaient que de 36 % sur le Dakar-Niger, 46 % sur le Conakry-Niger et 37 % sur le Bénin-Niger.
Lorsque le nouveau Haut-Commissaire, Paul Béchard, arriva à Dakar le 23 février, la situation économique était grave, les marchandises en souffrance s'accumulaient, le matériel automobile était à bout de souffle et les routes complètement dégradées. Dès le 26 février, Béchard prit des contacts directs avec Cunéo, directeur général de la Régie, Ibrahima Sarr, secrétaire général de la fédération des cheminots et son conseiller juridique, Me Léon Boissier-Palun, enfin avec les parlementaires présents à Dakar : Lamine Guèye, Léopold Sédar Senghor, Fily Dabo Sissoko, Hamani Diori, Gabriel d'Arboussier.
Le 14 mars, le Haut-Commissaire présentait ses propositions aux deux parties. Les dernières discussions durèrent toute la nuit du 15 au 16 mars. Le 16 à midi les deux parties signaient le protocole qui reprenait, en l'aménageant, l'essentiel de la sentence arbitrale 18. Et le 19 mars 1948, à zéro heure, le travail reprenait après 160 jours de grève. Le Haut-Commissaire Béchard déclara : « Il n'y a ni vainqueurs, ni vaincus, il n'y a que des perdants : l'économie de l'A.O.F., les cheminots et la Régie ».
L'action syndicale fut sans aucun doute à l'origine de la revalorisation générale des salaires. En 1946, dans tous les territoires, le salaire journalier minimum était de 35 F. En 1951, de grandes différences existaient entre les chefs-lieux des territoires : ce salaire minimum était de 165 F à Dakar, 122,5 à Cotonou, 114 à Conakry, 110 à Abidjan, 90 à Bamako, 72 à Bobo-Dioulasso, 60 à Niamey.
D'autre part, un arrêté de janvier 1950 (avec effet rétroactif à compter du 1er janvier 1947) du Gouvernement général accordait des avantages fiscaux aux établissements industriels et commerciaux qui construiraient des logements pour leur personnel. Des délibérations du 30 novembre 1950 et 11 janvier 1951 de la Commission permanente du Grand Conseil donnaient à celui-ci la possibilité d'accorder son aval aux établissements financiers qui mettraient en oeuvre des programmes de construction de locaux à usage d'habitation. Déjà avait été créée à Dakar une Société anonyme d'économie mixte, la Société immobilière du Cap-Vert (SICAP), qui allait construire des milliers de logements 19.

B. Amorce du développement économique

Au lendemain de la guerre, 68 % des importations de venaient de l'étranger (36 % de la zone dollar et 30 % de la zone sterling). Cette situation de fait incita le gouvernement français à « décrocher » la monnaie de ses colonies par rapport à celle de la Métropole.

Un décret du 25 décembre 1945 créa pour l'Afrique noire française un franc CFA (CFA = Colonies Françaises d'Afrique). La valeur du franc CFA fut fixée initialement à 1,70 F métropolitain.

La dévaluation du franc (55 %) décidée le 25 janvier 1948 fut étendue au franc CFA. Les parlementaires africains se battirent énergiquement pour que soit rapportée cette décision qui frappait lourdement l'économie de l'A.O.F. : comme l'Afrique française à ce moment-là ne commerçait pratiquement qu'avec la Métropole, elle ne vendrait pas mieux ses produits et les importations lui coûteraient beaucoup plus cher. Par deux fois, l'Assemblée nationale émit le voeu que le franc CFA ne soit pas dévalué 20. Ce fut en vain. Les autorités d'A.O.F. prirent alors des mesures pour limiter les effets de la dévaluation : le prix FOB des produits d'exportation fut réévalué de 80 %, une partie des bénéfices que cela représentait pour les détenteurs de stocks déjà commercialisés fut prélevée et versée dans une caisse de réajustement des prix créée le 26 février 1948 21. Cette caisse fonctionna jusqu'au 1er novembre 1948.
Un décret du 17 octobre 1948 fixa une nouvelle parité, définitive cette fois, du franc CFA, qui valait désormais 2 F métropolitains.
Mais c'est la suppression même du franc CFA qui fut demandée par le député M.R.P. Burlot, rapporteur du budget de la F.O.M., le 1er avril 1949 22. L'idée souleva l'opposition du ministre Coste-Floret et de tous les parlementaires africains. Mais la menace n'était pas illusoire, et le 21 juillet 1949, les députés africains constituèrent un Comité de défense du franc CFA, pour le maintien de cette monnaie et du taux de son rapport avec le franc métropolitain 23.

1. FIDES et FERDES

En 1936, le ministre des colonies, qui était déjà Marius Moutet, avait fait adopter par l'Assemblée nationale un projet de fonds colonial que le Sénat de l'époque se refusa à examiner. Dix ans plus tard, deux propositions de loi furent déposées par les Constituants : celle de Gaston Monnerville tendait à l'établissement, au financement et à l'exécution d'un plan d'organisation, d'équipement et de développement des territoires relevant du ministère de la F.O.M. ; celle de Jacques Soustelle visait à créer un fonds d'équipement économique et social de l'Union française.
Gaston Monnerville présenta un rapport sur ces propositions 24. De ce rapport, il ressortait que le fonds projeté aurait comme buts :

Des débats, sortit une loi créant le Fonds d'Investissement pour le Développement Économique et Social (FIDES) pour financer les plans de développement des T.O.M. 25. Ce fonds devait être alimenté par des dotations de la métropole, par des contributions des territoires intéressés et par des avances à long terme consenties par la Caisse Centrale de la F.O.M. (C.C.F.O.M.). Celle-ci était d'ailleurs chargée de gérer le FIDES sous le contrôle d'un comité directeur, dont le pouvoir de décision était à peu près absolu.
Un décret du 5 juillet 1946 organisa le fonctionnement général du FIDES, un autre décret du 16 octobre 1946 ouvrait dans chaque territoire ou groupe de territoires un budget spécial des plans de développement économique et social des T.O.M. alimenté par le FIDES.
Mais le 3 juin 1949, un nouveau décret supprimait ce budget délibéré par les assemblées territoriales et introduisait une procédure de programmes qui limitait les possibilités de discussion des représentants locaux. Un recours introduit contre ce décret auprès du Conseil d'État par le Grand Conseil n'eut pas de suite. Les crédits consacrés par le FIDES et la C.C.F.O.M. au développement de l'A.O.F. allèrent en croissant régulièrement : 200 millions de francs CF A en 1947 ; 2 800 millions en 1948 ; 5 200 millions en 1949 ; 9 300 millions en 1950 26.
Le Fonds d'Equipement Rural pour le Développement Economique et Social (PERDES) a été créé en A.O.F. par un arrêté du 23 mars 1949. Il était destiné à financer un « grand programme de petits travaux » : dispensaires, écoles rurales, pistes secondaires, marchés, etc. Son fonctionnement était original. Au point de départ, une collectivité (village, société de prévoyance, coopérative, etc.) demandait la réalisation d'un ouvrage et s'engageait à en payer le tiers, soit en argent, soit en nature par son travail ou des apports de matériaux. Si le projet était approuvé, le budget du territoire payait le deuxième tiers, et le budget général versait le dernier tiers.
Après un démarrage assez lent, l'efficacité du FERDES a été remarquable. Au cours des ses six premières années de fonctionnement (1949-1954), il a permis d'investir 2 500 millions de francs CFA pour aménager 26 000 ha de terres, creuser plus de 600 puits, construire près de 200 barrages ou citernes, 250 magasins ou silos, 71 marchés, 52 écoles, plus de 100 parcs à vaccination, abreuvoirs ou abattoirs-séchoirs, 2 500 km de pistes avec une centaine d'ouvrages d'art en matériaux définitifs 27.

3. Principaux problèmes économiques

Lorsque se tint à Dakar, le 16 février 1945, la conférence économique qui réunissait les responsables des grands services fédéraux, les chefs des bureaux économiques des territoires et les délégués des chambres de commerce, l'objectif était encore d'exporter des denrées de première nécessité vers la Métropole. Le gouverneur Digo, secrétaire général, le rappela à l'ouverture :

« Nous n'avons d'autre but, d'autre volonté, que d'intensifier la production et par là, d'assurer à la Métropole un ravitaillement plus large. C'est le rôle qui est assigné à la Fédération d'A.O.F. dans l'effort de guerre des Nations Unies ».

Jarre, directeur des services économiques, ajouta un autre objectif :

« Assurer autant que possible l'approvisionnement de l'A.O.F. sur ses seules ressources ».

Pour les exportations, la priorité était donnée au caoutchouc et aux oléagineux. Pour la consommation interne, il s'agissait de déterminer les quantités que les pays producteurs de riz, de mil et de maïs (Soudan, Guinée, Dahomey et Togo) pourraient fournir aux pays déficitaires (Sénégal et Mauritanie) 28.
Sept mois plus tard, à la conférence suivante, l'optique avait changé, et Jarre assignait aux partenaires un but plus lointain :

« Assurer progressivement, quoique dans les délais les plus courts possible, une mise en valeur rationnelle et complète de toutes les ressources agricoles du pays en fonction de la technique moderne et des conditions économiques et sociales ».

Un télégramme du ministère avait « supprimé toute mesure de contrainte pour la récolte du caoutchouc », et cela « en raison de la fin de la guerre en Extrême-Orient ». La conférence établit le plan rectifié de production pour la campagne 1945-1946, en fixant les quantités de produits que chaque colonie devait tenir disponibles pour l'exportation ou pour l'industrie, soit au total :

Produit Quantité (en tonnes)
Amandes de Karité 6400
Palmistes 56 000
Café 37 400
Beurre de karité 3 050
Arachides 30 900
Cacao 34 400
Graine de coton 2600
Coprah 2 300
Kapok 350
Coton fibre 3 000
Sésame 1 250
Mil 13 000
Huile de palme 11 400
Ricin 1 500
Riz 22 250

A cela s'ajoutaient 350 000 à 400 000 tonnes d'arachides au Sénégal 29.
Le développement de l'économie supposait une remise en état et une amélioration des infrastructures qui avaient souffert de l'effort de guerre.
En 1944, l'A.O.F. ne disposait que de deux ports : Dakar, où les travaux portèrent sur l'élargissement du môle principal et la construction de hangars, de magasins et d'un entrepôt frigorifique ; Conakry, où les principales réalisations furent le prolongement du quai de commerce et la création d'un port minier. A Sassandra, Port-Bouet et Cotonou, il n'y avait qu'un wharf. La grande entreprise de la période fut en ce domaine la création du port d' Abidjan. Les travaux de percement du cordon lagunaire avaient commencé en 1938 : le canal de Vridi (2 700 m de long, 370 m de largeur de plan d'eau, chenal de 200 m de large par 15 m de fond) fut achevé le 23 juillet 1950. Parallèlement le port lagunaire fut construit, avec 2 000 m de quai en eau profonde et 700 m de quai de batelage.
Le trafic des quatre principaux ports de l'A.O.F. (Dakar, Conakry, Abidjan, Cotonou) augmenta de façon spectaculaire entre 1944 et l'entrée en service du port d'Abidjan en 1951. Les importations passèrent de 569 095 tonnes à 2 650 000 tonnes, les exportations de 501 233 tonnes à 1 949 000 tonnes.
Un arrêté du 17 juillet 1946 regroupa tous les réseaux de voies ferrées en une Régie des Chemins de Fer de l'A.O.F. A la sortie de la guerre, la situation n'était pas brillante : voies en mauvais état, parc à matériel insuffisant et partiellement hors d'usage, déficit de personnel.
Le principal effort porta donc sur le renouvellement du matériel et sur la modernisation des voies : des tracés furent rectifiés entre Kayes et Bamako, des rails de 30 kg remplacèrent progressivement ceux de 20 et 25 kg. Mais le seul tronçon nouveau en construction fut le prolongement de l'Abidjan-Niger au-delà de Bobo-Dioulasso. En 1945, les terrassements de ce qu'on appelait le chemin de fer du Mossi étaient tous achevés ainsi que l'approvisonnement total en ballast. Les travaux de pose du rail, commencés avant la guerre, reprirent en 1947. En février 1948, il restait 290 km de voies à poser. Sur le Dakar-Niger, la ligne fut doublée entre Dakar et Thiès (70 km). En 1949, on élabora un projet d'embranchement sur l'Abidjan-Niger qui relierait Anoumaba à Man, via Oumé et Daloa (220 km). Mais le voeu émis en 1948 par le Grand Conseil d'une liaison Man-Sassandra n'eut pas de suite : il n'était pas question de créer un nouveau petit réseau autonome. De même les projets d'extension du réseau Bénin-Niger furent abandonnés : Parakou-Malanville, Athiémé-Parahoué, avec une éventuelle liaison avec le réseau togolais. Le développement du trafic fut assez lent :

  1944 1944 1951
Voyageurs/km 365 385 136 419 891 892 512 973 000
Tonnes/ km 237 340 050 419 891 892 562 125 000

Le réseau routier comprenait cinq grands axes :

Le tonnage des véhicules empruntant ces routes était généralement limité à 6 tonnes, à cause des nombreux bacs qui coupaient certains itinéraires.
Entre 1947 et 1949, la seule amélioration notable fut le bitumage de la route Dakar-Thiès. Une conférence franco-britannique dite « des facilités » se tint à Dakar pour établir un programme de liaisons routières à réaliser entre colonies limitrophes 30.
C'est seulement en 1949 que fut élaboré un programme de modernisation à réaliser sur les fonds du FIDES. A cette date, il y avait en A.O.F. 75 800 km de routes, dont seulement 23 700 praticables en toute saison. Seules les sorties des grandes villes (Dakar, Conakry, Abidjan) étaient bitumées, soit 115 km au total. Les routes empierrées ne représentaient que 615 km. Le premier plan prévoyait de consacrer 29 milliards à l'aménagement du réseau existant.
Il n'existait qu'un seul véritable aéroport international : celui de Dakar-Yoff, dont la piste de 1 500 m portée à 2 000 m en 1950 était dotée d'un balisage qui la rendait praticable jour et nuit. Ce n'est qu'en 1950 qu'il fut prévu de bitumer les pistes des aéroports « impériaux » de Niamey, Abidjan et Bamako.
Dès 1928, un projet d'aménagement du fleuve Sénégal avait été élaboré. Il fut repris en 1949 31. Le principal ouvrage prévu était un barrage à édifier à Gouina, en amont de Kayes. Les objectifs visés étaient de rendre permanente la navigabilité du fleuve, d'empêcher la remontée des eaux salées dans le delta, d'irriguer de vastes zones en refoulant les eaux du fleuve dans le Ferlo et le Loumbol, et finalement de produire 426 millions de kw par an. La retenue d'eau prévue était de 1 450 millions de m3 , avec un plan d'eau de 14 500 ha.
L'Est de la Haute-Volta et le Niger souffraient d'un grave problème de débouché maritime. En 1947, le gouverneur du Niger dut demander que tout le frêt pour l'Est du territoire passe par Lagos et les Nigerian Railways : le coût du transport était trois fois moins élevé que par la voie CotonouParakou- Gaya 32. Mais la pénurie de matériel ferroviaire au Nigeria posait également des problèmes et les stocks restaient fréquemment en souffrance 33.
Le 21 décembre 1949, le Haut-Commissaire présida à Tenkodogo (Est-Volta) une conférence qui réunissait les gouverneurs de la Haute-Volta, du Niger et du Dahomey, le représentant du Commissaire de la République au Togo, des parlementaires et des chefs de service. Il s'agissait de discuter de l'accès de la Haute-Volta à la mer. Finalement la conférence retint l'axe Fada N'Gourma-Natitingou-Tchaourou et le chemin de fer vers Cotonou, plutôt que la liaison à travers le Togo 34.
Mais cela posait le problème de l'aménagement du wharf de Cotonou. L'insuffisance de matériel, déjà inquiétante en 1948, devenait critique en 1950 : les bateaux devaient attendre 30 à 40 jours en rade et les compagnies de navigation frappèrent l'escale de Cotonou d'un surfrêt de 100 % qui était catastrophique pour l'économie du Dahomey et du Niger 35. La barrière douanière qui existait entre le Dahomey et le Togo constituait un handicap pour les échanges entre les deux pays : le Grand Conseil émit le 9 juin 1950 le voeu que soit réalisée une union douanière entre les deux voisins 36. Les huileries du Sénégal eurent beaucoup de difficultés à obtenir de pouvoir triturer les arachides produites dans le pays et dont la plus grande partie était expédiée aux huileries métropolitaines. Le tonnage attribué aux usines sénégalaises passa cependant de 130 000 tonnes en 1944 à 253 000 tonnes en 1949.
La création de la Communauté Economique du Charbon et de l'Acier (C.E C.A.) provoqua l'inquiétude des parlementaires africains ; à la suite de la conférence anglo-américano-française de Londres en mai 1950, le groupe interparlementaire des I.O.M., comprenant 40 les 67 élus d'Afrique, publia une résolution dans laquelle il était dit notamment :

« Il n'est pas possible, après avoir solennellement proclamé que le régime colonial était aboli Outre-mer, de faire des territoires français d'Afrique une “colonie” internationale, fût-ce par le biais d'une coopération Etats-Unis-Europe pour le développement de la position sociale et économique de l'Afrique … L'Eurafrique, que nous croyons nécessaire, ne saurait être conçue que sous la forme d'une association de caractère économique librement conclue sur un pied d'égalité. L'envisager, comme semble le faire le projet du“pool” franco-allemand du charbon et de l'acier, sous l'aspect d'une domination de l'Europe sur l'Afrique, même habilement dissimulée, conduirait inévitablement à un échec, car l'Afrique n'acceptera pas de devenir l'appendice de l'Europe, son réservoir de matières premières, son débouché pour les excédents de sa production » 37.

C. Enseignement et culture

A l'ouverture de la session budgétaire de 1947 du Grand Conseil de l'A.O.F., le Haut-Commissaire Barthes déclarait :

« Donner à tous les citoyens d'un pays le droit d'user d'un bulletin de vote n'aurait de valeur que de symbole, si ces citoyens ne sont pas en mesure d'apprécier la conduite des affaires et de justifier le choix de ceux auxquels ils la confient.
Ouvrir à tous les citoyens l'accès à toutes les fonctions publiques — et à tous les emplois dans la hiérarchie de ces fonctions — n'a d'autre portée que l'affirmation d'un principe, si tous les enfants n'ont pas la possibilité d'acquérir les connaissances nécessaires pour accéder à ces emplois.
Il faut donc avant tout multiplier les écoles primaires élémentaires et le principal effort doit être porté sur ce point. Pour cela il faut des maîtres, donc il est nécessaire de multiplier les écoles normales et les écoles primaires supérieures qui les alimentent » 38.

1. Développement de l'enseignement primaire

La première “charte” de l'enseignement en A.O.F. avait été l'oeuvre du Gouverneur général Roume en 1903. Elle organisait des écoles de village et des écoles urbaines qui conduisaient les élèves au certificat d'études primaires élémentaires (C.E.P.E.). Ceux qui continuaient pouvaient s'orienter vers l'enseignement technique ou entrer dans les écoles primaires supérieures. Après les 3 années d'E.P.S., les meilleurs étaient admis dans une École Normale.

La plus célèbre des Écoles Normales était l'E.N. William-Ponty. Créée à Saint-Louis en 1903, transférée à Gorée en 1913, installée enfin en 1938 à Sébikotane [près de Kaolack — T.S. Bah], elle a formé plusieurs générations de cadres de l'A.O.F. : instituteurs, fonctionnaires de l'administration générale, et elle a ouvert la porte de l'École de Médecine de Dakar aux futurs médecins, pharmaciens et sages-femmes.

Une première réorganisation de l'enseignement avait eu lieu le 1er mai 1924.

La création, en 1930, des écoles rurales avait donné un coup de frein à la scolarisation : les élèves passaient plus de temps dans les jardins potagers et les champs qu'en classe.

Six mois après la Conférence de Brazzaville, le Gouverneur général réunit à Dakar une conférence pédagogique destinée à établir le programme de scolarisation pour l'A.O.F. La conférence eut lieu du 25 au 30 juillet 1944. L'un des participants, l'inspecteur conseil Delage en définit les objectifs : il s'agissait d'atteindre tous les indigènes, non seulement pour leur donner quelques connaissances utilitaires et quelques réflexes moraux, mais une empreinte profonde et durable visant à les promouvoir dans l'ordre social et politique ; ces vues n'étaient pas nouvelles en A.O.F. et il s'agissait simplement de développer systématiquement l'organisation scolaire définie par l'inspecteur général Charton 39.
En octobre 1944, le Gouverneur général informait les chefs de territoire qu'il avait demandé au directeur général de l'enseignement d'établir « un plan d'enseignement de la masse indigène » qui serait valable pour une période de cinquante ans … Il communiquait les premiers objectifs : une augmentation annuelle du nombre de classes, qui allait de 192 en 1944 à 235 en 1949. L'effectif minimum du Cours préparatoire 1re année serait de 60 élèves 40.
Un arrêté d'août 1945 réorganisa complètement l'enseignement primaire en A.O.F., alignant les programmes sur ceux de la Métropole, portant à 4 années la durée des études dans les E.P.S., et rendant l'enseignement strictement obligatoire pour les enfants de fonctionnaires et de militaires de carrière 41. Un arrêté ultérieur étendra cette obligation à tous les enfants dans la mesure de la capacité du Cours préparatoire 42.
Mais le français restait seule langue d'enseignement, ce qui provoquait l'indignation de Senghor :

« On proscrit l'usage des langues indigènes que, dans un mépris ignorant, on qualifie de dialectes, ce qui est une monstruosité pour un linguiste. On pose implicitement que l'enseignement public n'a d'autre but que de former d'actifs producteurs et de bons petits fonctionnaires bien soumis à leurs maîtres » 43.

Sur proposition du même député, le Grand Conseil émit le voeu de « placer l'enseignement en A.O.F. sous le contrôle pédagogique et professionnel du ministère de l'Éducation nationale », supposé être plus ouvert que les fonctionnaires coloniaux à la promotion des Africains 44. Mais une proposition de loi allant en ce sens fut rejetée le 28 juillet 1948 par l'Assemblée nationale.
Une Académie d'A.O.F. avait été créée en 1947. L'année suivante, 21 inspections primaires furent constituées : 3 en Côte d'Ivoire, 2 au Dahomey, 3 en Guinée, 2 en Haute-Volta, 1 en Mauritanie, 2 au Niger, 4 au Sénégal et 4 au Soudan 45.
A la rentrée de 1948, la distinction fut clairement établie entre l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire. Ce fut l'occasion pour le Gouverneur général de supprimer les anciennes « écoles européennes ».
Toutes les écoles primaires devaient désomais être « ouvertes à tous les enfants, quelle que soit la couleur de leur épiderme. Du point de vue pédagogique, il ne peut y avoir que des avantages à cette transformation. Quant à la question d'hygiène, assez souvent invoquée, elle n'est un inconvénient que lorsque le médecin et le directeur de l'établissement relâchent leur surveillance et leur contrôle » 46.
Un nouveau programme d'enseignement fut promulgué en 1950, en même temps que l'on instituait un nouveau C.E.P.E. 47.
Pour développer la scolarisation des filles, le Gouverneur général prescrivit d'utiliser le moins possible les institutrices dans les écoles de garçons et de les consacrer autant que possible à multiplier les écoles de filles 48.
L'enseignement privé fut réorganisé 49 et une réglementation fut édictée pour l'octroi facultatif, sur budget local, de subventions aux établissements privés 50.
Le taux de scolarisation qui était de 3,34 % en 1945, était passé à 6 % en 1949. Ce développement de l'enseignement primaire supposait que l'on forme un nombre croissant de moniteurs et d'instituteurs.
En 1944, il y avait en A.O.F. trois écoles normales de garçons :

En 1944, fut institué un concours unique d'entrée pour les trois écoles dont le régime fut harmonisé ; mais elles gardaient leur spécialisation :

Parallèlement les cours normaux, pour la formation des moniteurs d'enseignement, étaient réorganisés et la durée des études portée à 4 ans. En octobre 1944, tous les titulaires du C.E.P.E. âgés de moins de 18 ans y furent admis sans concours 51. Quant aux E.P.S., en attendant de pouvoir en construire de nouvelles, elles devaient sortir des promotions d'au moins 35 élèves, avec même une double promotion en 1944 52. Trois ans plus tard, les E.P.S. furent transformées en collèges modernes 53.
L'École Normale de Filles de Rufisque, créée en 1939, formait à la fois des institutrices et des sages-femmes. A partir de 1947, celles-ci durent préparer le concours d'entrée à l'École de Médecine et Rufisque ne forma plus que des enseignantes 54.

2. Ouverture de l'enseignement secondaire aux Africains

Le cours secondaire ouvert à Saint-Louis en 1841 par les Frères de Ploërmel avait donné naissance le 6 novembre 1920 au lycée Faidherbe. Un autre établissement secondaire créé à Dakar à la fin de la première guerre mondiale était devenu en 1937 le lycée Van Vollenhoven.
C'étaient les deux seuls établissements secondaires existant officiellement en A.O.F. en 1944.
Pendant la guerre, le Gouverneur général avait autorisé l'ouverture de cours secondaires privés dits “libres” à condition qu'ils ne recrutent que des élèves européens et seulement pour les classes de 6e et 5e : « Ces créations disparaîtront en effet au retour des conditions normales et il serait imprudent d'orienter dans la voie de l'enseignement secondaire des jeunes indigènes qui verraient ainsi interrompre brusquement leurs études » 55. Le collège secondaire libre d'Abidjan devint établissement public en 1945, celui de Bamako en 1946. Le groupe scolaire Terrasson de Fougères de Bamako devint collège classique le 3 novembre 1947.
Ce n'est que peu à peu que les Africains eurent accès à l'enseignement secondaire.
Signalant qu'il n'y avait, en 1946, que 174 Africains sur 723 élèves du secondaire, L.S. Senghor affirmait à l'Assemblée constituante :

« On s'oppose par tous les moyens à la formation des élites indigènes … On fait de l'inégalité un principe de gouvernement en s'opposant par tous les moyens possibles à ce que les autochtones aient des diplômes d'État et puissent en conséquence occuper d'autres fonctions que subalternes » 56.

Cependant « en exécution d'instructions reçues du département au sujet de la création de l'Université d'Afrique noire», le gouverneur secrétaire général Digo annonçait en avril 1946 l'ouverture immédiate à William-Ponty d'une classe de préparation au baccalauréat : les 30 élèves qui y seraient admis recevraient des cours spéciaux qui viendraient s'ajouter à l'enseignement normal de l'École 57. Ces cours se prolongèrent pendant les vacances. Les élèves qui échouèrent à l'examen furent admis en 1re B au lycée Van Vollenhoven, tandis que 10 élèves de 2e années des Écoles Normales étaient reçus sur concours en classe de seconde B du même établissement. Tous bénéficièrent d'une bourse complète d'internat 58.
En juin 1947, il y avait 219 candidats à se présenter au baccalauréat dans les centres de Dakar, Saint-Louis et Bamako. Il y eut au total 61 reçus, 18 à la seconde partie (dont 8 Africains) et 43 à la première partie (dont 18 Africains).
A la rentrée scolaire de 1947, le cycle du secondaire fut uniformisé et commença à la classe de 6e dans tous les établissements, lycées, collèges modernes et classiques, cours secondaires et normaux 59.
La même année, le B.E. fut remplacé par le B.E.P.C. 60 et ce nouvel examen fut passé dès 1948 dans 4 centres : Dakar, Saint-Louis, Bamako, Abidjan 61.
L'organisation de l'enseignement secondaire en A.O.F. était une raison de ne plus envoyer en France des élèves boursiers du secondaire. L'opposition manifestée par le recteur Capelle à ces départs fut appuyée par L.S. Senghor :

« Nous pensons que nos enfants doivent avoir d'abord une éducation africaine solide avant d'assimiler les techniques européennes » 62.

3. Naissance de l'enseignement supérieur

Trois établissements constituaient l'amorce d'un enseignement supérieur.

Le Gouvernement général continuait à donner des bourses pour les études supérieures en France. Le nombre de bourses attribuées après la création du C.H.E. de Dakar étaient le suivant :

Domaine Cycle 1950/51 Cycle 1951/52
Droit 27 38
Médecine 35 42
Pharmacie 15 22
Chirurgie dentaire 10 10
Lettres 18 24
Sciences 14 32
Grandes Écoles 4 6
Préparation aux Grandes Écoles 22 25
Grands Etablissements d'Enseignement Technique 22 25
Total 26 26
I.F.A.N.

L'Institut Français d'Afrique Noire (I.F.A.N.), fondé en 1936, était un organisme de recherche scientifique, dont les efforts portaient surtout sur les sciences humaines et naturelles. Sous l'impulsion de son directeur, le professeur Théodore Monod, I'IFAN s'était développé et avait acquis un grand rayonnement grâce à ses multiples publications. Il avait créé des « Centrifan » dans tous les chefs-lieux, et des laboratoires spéciaux :

L'IFAN eut l'honneur d'organiser le premier Congrès des Africanistes du 19 au 25 janvier 1945 66.

L'année 1947 vit paraître deux publications qui, à des plans différents, jouèrent un rôle dans la formation de l'opinion publique en Afrique, plus spécialement en A.O.F.

Présence Africaine

« Présence Africaine » était l'aboutissement d'un projet formé en 1942 par des étudiants d'Outer-Mer à Paris. Le premier numéro de la revue parut en octobre 1947 à Paris. Elle ne se plaçait « sous l'obédience d'aucune idéologie philosophique ou politique ». Son ambition était d'être le lieu de rencontre d'hommes susceptibles de « définir l'originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde moderne ». Le directeur en était le Sénégalais Alioune Diop, qui en restera la cheville ouvrière. Le comité de patronage regroupait des hommes aussi divers qu'André Gide, Paul Rivet, Théodore Monod, Emmanuel Mounier, le P. Maydieu, L.S. Senghor, Paul Hazoumé, Richard Wright, J.-P. Sartre, Michel Leiris, Albert Camus et Aimé Césaire.

Afrique Nouvelle

Beaucoup plus modeste, « Afrique Nouvelle » était un hebdomadaire édité par les missions catholiques en A.O.F. Le premier numéro parut à Dakar le 15 juin 1947, sous la direction du P. Paternot, Père Blanc. Son objectif était de porter un jugement spiritualiste sur les événements importants dont l'A.O.F. était le théâtre. Le premier éditorial était signé par un étudiant qui devait devenir dix ans plus tard le premier Africain professeur agrégé d'histoire : Joseph Ki Zerbo.
La liberté d'expression du journal gêna assez vite les autorités administratives qui cherchèrent une occasion de le faire taire. Au début de 1951, le Haut-Commissaire Béchard poursuivit « Afrique Nouvelle » pour un prétendu délit de presse. La période était mal choisie, à quelques mois des élections législatives : l'opposition de tous bords soutint « Afrique Nouvelle » contre le gouvernement. L'incident fut exploité au point que le 4 avril 1951, le budget de la F.O.M. fut repoussé par l'Assemblée nationale par 354 voix contre 231, et le ministre de la F.O.M., François Mitterrand, voulut démissionner, entraînant la démission du gouvernement Queuille. Les choses finirent par s'arranger, non sans que le Sénat, à son tour, ait sérieusement accroché François Mitterrand. Dans les années qui suivirent, « Afrique Nouvelle » devint la tribune où les principaux dirigeants africains d'A.O.F. s'exprimèrent en toute liberté sur les sujets les plus brûlants.

D. Problèmes sociaux et religieux

1. La Santé publique

Le poste de directeur général de la Santé publique était occupé à Dakar par un médecin général, tandis que des médecins colonels des troupes colonia: les hors cadres dirigeaient les services territoriaux de la Santé publique. Un effort assez important fut fait après la guerre pour développer la capacité des formations sanitaires :

Capacités formations sanitaires 1945 1950
Médecins de la Santé publique 477 568
Médecins privés 19 31
Formations sanitaires 504 524
Nombre de lits d'hospitalisation 9 830 12 642
Nombre de lits de maternité 2 644 3 634
Sages-femmes 326 376

Deux services spécialisés menaient la lutte contre les principales maladies qui décimaient les populations d'A.O.F. :

En 1946, fut créée une mission de recherches de l'organisme d'enquêtes pour l'étude anthropologique des populations de (alimentation et nutrition) dont la direction fut confiée au médecin lieutenant-colonel Pales 68. La mission dura deux ans et accumula une masse considérable d'informations qui furent publiées aussitôt 69.
Le personnel médical était composé surtout de médecins militaires, appartenant au Corps de Santé des Troupes coloniales et détachés en position hors cadres. Depuis 1918, des médecins africains étaient formés à l'École de Médecine de Dakar.
Les jeunes médecins des dernières promotions supportaient de moins en moins l'état d'infériorité dans lequel on les maintenait. Ne faisaientils pas leur service militaire comme sergents-infirmiers 70 ? Beaucoup demandaient de pouvoir bénéficier de bourses pour continuer leurs études en France et obtenir le doctorat. Ils ne voulaient pas être en retard sur leurs jeunes camarades qui, ayant fait des études secondaires, entraient directement dans les facultés de médecine. Mais les contingents de bourses étaient très limités. En 1951, seuls 5 médecins, 1 pharmacien et 4 sages-femmes de la promotion 1950 obtinrent des bourses, ainsi que 10 médecins, 1 pharmacien et 4 sages-femmes en service depuis plusieurs années.
La Conférence de Brazzaville avait préconisé l'augmentation massive du nombre de médecins et la création d'une École de Santé coloniale civile. Un referendum eut lieu en 1947 parmi les médecins des troupes coloniales : fallait-il envisager une « civilisation » totale de la Santé publique O.M. ou continuer à maintenir hors cadre des médecins militaires qui serviraient aux côtés d'un corps civil ?
En 1948, un projet de création de ce corps civil fut élaboré ; il aurait été constitué par de jeunes médecins sortant d'une section civile de l'École de Santé Navale de Bordeaux et par des médecins recrutés directement par concours.
Lorsque le Dr Louis-Paul Aujoulat devint secrétaire d'État à la F.O.M., il réunit, le 23 décembre 1949, une commission interministérielle pour étudier un projet de décret créant un cadre général de la Santé publique O.M., composé de médecins militaires hors cadres, de médecins civils recrutés par concours et de médecins civils formés à Bordeaux. Les raisons mises en avant pour cette « civilisation » étaient que le maintien d'une direction militaire dans une administration totalement civile était un anachronisme, qu'il fallait prévoir un cadre pour les médecins africains de plus en plus nombreux, qu'il ne pouvait qu'être bénéfique d'élargir le recrutement à toutes les facultés de médecine de France 71.

alcoolisme

C'est en 1949 que fut poussé officiellement le premier cri d'alarme contre le danger que l' alcoolisme faisait courir aux populations d'O.M. Le gouvernement prépara trois projets de lois qui permettaient aux chefs de territoire d'imposer un contingent d'importation des boissons alcooliques, de contrôler la fabrication et la consommation des boissons locales et de réprimer l'ivresse publique et l'ouverture abusive de débits de boisson. C'était le début d'une longue bataille qui se heurtera au front uni de tous les négociants en vins et spiritueux

2. La chefferie

Avant même que soit adoptée la loi sur la citoyenneté, l'évolution politique avait provoqué chez certains une réaction contre l'autorité parfois abusive des chefs coutumiers. De plus en plus souvent, des plaintes étaient portées en justice contre les « représentants indigènes de l'autorité administrative ». Le Procureur général Attuly attira l'attention des autorités locales sur les inconvénients graves de ces pratiques :

« Même s'il intervient une ordonnance de non-lieu ou un jugement de relaxe en faveur de l'inculpé ou du prévenu, celuici n'en a pas moins subi un préjudice matériel et surtout moral, et avec lui, l'autorité française qu'il représente ».

C'est pourquoi le Procureur général recommandait d'engager des poursuites pour dénonciation calomnieuse chaque fois que les accusations contre les chefs se révélaient non fondées 72.
Il ressort nettement de ce texte que les chefs étaient bien considérés comme des collaborateurs de l'administration et non comme des représentants de leurs collectivités. Un projet de loi sur les chefferies avait été transmis au ministère de la F.O.M. le 17 mars 1949 après consultation des chefs de territoire. Cette consultation permit de constater que « les conseillers généraux de tous les territoires, à l'exception de la Guinée et du Dahomey, se sont prononcés pour la nomination des chefs et non pour leur élection » 73.
Cependant certains parlementaires réagirent en face du projet de loi, qui avait été déposé le 7 juillet 1949 devant le Parlement : ils estimaient que ce texte comportait des mesures « visant à transformer les chefs en simples fonctionnaires appliquant, conformément aux ordres reçus, des règlements précis ». Et pour éviter cette orientaton, les sénateurs Saller, Mamadou Dia et Jeanne Vialle, déposèrent une contre-proposition dont le rapport explicatif est éclairant sur la situation de la chefferie :

« L'Afrique noire craint qu'on veuille figer, à un stade particulièrement instable, les transformations de son système social…. La coutume varie beaucoup d'un territoire à l'autre et le projet du gouvernement ne tient pas compte qu'un grand nombre de collectivités n'ont pas été créées par la coutume, mais par l'administration française et parfois sans motif valable. Surtout il méconnaît le fait capital que beaucoup de chefs coutumiers, souvent les plus influents en pays islamisé comme en pays fétichiste, n'exercent qu'une autorité morale et ne sont pas chargés des attributions qui en font les représentants de la collectivité aux yeux des pouvoirs publics. N'oublions pas que ceux-mêmes des chefs coutumiers qui exercent à la fois une autorité morale et une autorité administrative ne peuvent jouer leur double rôle que s'ils sont tenus de les séparer très nettement » 74.

3. Les anciens combattants

Les anciens combattants et plus généralement les anciens militaires formaient en A.O.F. un groupe nombreux. Leur influence était grande, car ils avaient voyagé hors des frontières de leur pays et même hors de l'Afrique et avaient eu de nombreuses expériences. En outre, ils étaient électeurs. Pendant 22 mois, entre 1948 et 1950, une mission composée de sous-officiers et conduite par un officier, Ligier, qui donna son nom à cette opération, parcourut 70 000 km à travers l'A.O.F. pour faire le recensement des anciens combattants et recevoir leurs doléances. Cela permit d'homologuer 80 000 anciens combattants.

Thiaroye

Et cependant un incident tragique avait marqué le retour des anciens prisonniers de guerre. Un groupe de 1 200 tirailleurs, récemment libérés des camps de prisonniers où ils avaient passé quatre années, avait été hébergé à Morlaix en attendant le rapatriement. Avant de quitter la France, les ex-prisonniers voulurent régulariser leur situation financière : toucher les arriérés de solde, les primes de démobilisation et les indemnités, et changer les marks allemands qu'ils avaient. On les assura que tout serait fait à Dakar où ils débarquèrent le 21 novembre 1944. Arrivés au camp de Thiaroye, à quelques km de Dakar, ils renouvelèrent leur demande que les autorités trouvèrent très justifiée.
Quelques jours plus tard arriva l'ordre de départ pour leurs territoires respectifs. Les soldats ne voulaient pas partir sans avoir touché les sommes qui leur étaient dues : ils savaient très bien que ce serait beaucoup plus compliqué lorsqu 'ils seraient dans leur village, loin des autorités chargées de régler la question. Ils refusèrent donc de partir, et lorsque le général essaya de les raisonner, ils le sequestrèrent. Le commandement perdit alors son sang-froid et fit ouvrir le feu sur les malheureux prisonniers rapatriés. C'était le 1er décembre 1944 : il y eut officiellement

A la suite de cette « mutinerie », 45 soldats furent traduits devant le tribunal militaire permanent de Dakar. Bien que les accusations selon lesquelles les « mutins » auraient été travaillés par la propagande allemande aient été abandonnées, le verdict rendu le 5 mars 1945 fut sévère : 34 condamnations dont 6 à dix ans de prison.

Deux ans plus tard, lorsque le président de la République, Vincent Auriol, vint en visite officielle à Dakar, 14 détenus avaient déjà purgé leur peine, 2 avaient bénéficié de la loi d'amnistie du 16 avril 1946. Il restait donc 18 détenus pour lesquels le député Senghor demanda la grâce présidentielle 75 qui fut accordée 76.

Quatorze ans plus tard, alors que le général de Gaulle s'apprêtait à visiter Dakar au cours de son voyage de propagande en vue du referendum constitutionnel du 28 septembre 1958, le Comité de Défense des Libertés Démocratiques, sous la conduite du Parti Africain de l'Indépendance, organisa le 17 août 1958 un pèlerinage à Thiaroye, pour « honorer la mémoire des soldats noirs massacrés en 1944 par le général de Gaulle ». Au retour, les « pèlerins » se heurtèrent aux forces de l'ordre. L'échauffourée dura plusieurs heures et fit quelques blessés.

Pendant des années, les dirigeants des associations d'anciens combattants et de pensionnés, appuyés par les parlementaires, se battirent pour essayer d'obtenir pour les pensionnés d'O.M. les mêmes retraites et les mêmes avantages que ceux attribués à leurs camarades de la Métropole. Chaque augmentation de pension décrétée en Métropole était pour les services financiers l'occasion de rogner sur ce qui était versé aux anciens combattants d'O.M.
L'injustice était si flagrante qu'une fois, le Haut-Commissaire Barthes perdit patience. La loi du 9 août 1946 portant relèvement des pensions de guerre n'avait fait l'objet d'aucun décret d'application aux T.O.M. près d'un an plus tard. Las de multiplier les démarches auprès du ministère, Barthes envoya un télégramme 77 par lequel il informait le département que, si, à la date du 25 juin 1947, il n'avait pas reçu de réponse, il se considérerait comme « autorisé à inviter les trésoriers payeurs à verser aux intéressés des acomptes sur les nouveaux taux des pensions qui sont dues aux anciens combattants. Le délai ainsi fixé ayant été largement dépassé sans que j'aie reçu d'instructions contraires du ministre, je vous invite et, au besoin, je vous requiers », écrivait-il aux trésoriers payeurs, « de verser aux titulaires des pensions de guerre des acomptes » 78.

4. Les grandes religion

Il n'est évidemment pas possible de faire un tableau, même succinct, des religions traditionnelles. Nous indiquerons seulement les orientations prises par les grandes religions pendant la période considérée.

Islam

L'Islam n'ayant pas de hiérarchie proprement dite, ni d'organisation susceptible de fournir des statistiques, il est impossible de chiffrer exactement l'importance de la communauté musulmane d'A.O.F. : le chiffre de 10 millions, en 1945, est un ordre de grandeur. L'autorité des chefs religieux des diverses confréries restait importante et « les politiciens, quelle que soit leur philosophie, cherchaient l'appui de ces chefs » 79. Le R.D.A., en Côte d'Ivoire, au Soudan et dans l'Ouest de la Haute-Volta, a su, dans sa propagande, « maîtriser l'usage des symboles islamiques. Pour les militants, la substance de la propagande de ce parti fit écho à certaines des valeurs fondamentales de l'Islam » 80. En Côte d'Ivoire, l'appui des commerçants et transporteurs malinké et des Dyoula avait été acquis à Houphouët-Boigny dès 1945 81.
En Haute-Volta, à Gaoua, El Hadj Lansana Kaba Diakité mit à la disposition du président du R.D.A. son argent, ses camions, ses voitures et ses boutiquiers 82. En général, le mouvement wahhabite sympathisa avec les orientations du R.D.A. Il en fut de même pour les hamallistes. Dès la fin de la guerre, le pèlerinage à la Mecque avait repris par voie de terre, puis par mer, et bientôt par avion.
Dès le mois d'août 1949, L.S. Senghor souleva le problème de l'enseignement de l'arabe dans les établissements scolaires 83. Et le 3 septembre de la même année, il fit adopter par le Grand Conseil un voeu tendant à organiser l'enseignement de l'arabe par la création de medersas franco-arabes et de chaires d'arabe dans les établissements secondaires et la future Université, par l'octroi de bourses d'arabe et par l'introduction progressive d'une heure d'arabe par jour dans les programmes d'enseignement primaire pour les territoires à majorité musulmane 84.

Catholicisme

La fin de la guerre et la démobilisation des missionnaires permit au catholicisme de reprendre son essor. La création d'une Délégation apostolique pour toute l'Afrique française, le 22 septembre 1948, permit une meilleure organisation des missions ; le siège était à Dakar et le premier titulaire en fut Mgr Marcel Lefebvre, vicaire apostolique de Dakar. Sept nouvelles Préfectures apostoliques furent créées :

L'appoint des écoles catholiques à la scolarisation de l'A.O.F. était très important ; environ 25 % du total des élèves étaient dans les écoles confessionnelles (55 % au Dahomey), soit 24 293 en 1946, 32 709 en 1948, 36 938 en 1949. En 1946, les évêques, réunis au grand séminaire de Koumi (Haute-Volta), avaient décidé de coordonner les activités des trois organisations missionnaires principales travaillant en A.O.F. :

Trois directions fédérales furent créées :

L'évolution politique, singulièrement l'orientation prise par le R.D.A., suscita des réserves de la part de la hiérarchie catholique. Nous avons dit que Mgr Thévenoud, vicaire apostolique de Ouagadougou, prit nettement position contre le R.D.A. lors de la campagne électorale de 1948 en Haute-Volta. A l'issue d'une de leurs Assemblées plénières, les chefs des missions d'A.O.F. publièrent le 30 avril 1949 une déclaration qui rappelait la condamnation portée par le Pape Pie XII contre le communisme.

« Or des groupements, publications, congrès, syndicats d'inspiration nettement communiste cherchent à répandre ces doctrines perverses en A.O.F. et au Togo. Nous conjurons donc nos fidèles de ne pas se laisser entraîner par des paroles trompeuses, par des discours mensongers, mais de chercher le vrai bien de leur pays … »

Plus positivement, les évêques souhaitaient « l'avènement d'une législation sociale qui vise à promouvoir le progrès social et moral des Africains comme des Européens vivant en Afrique … (et) le développement des syndicats qui, étant respectueux des droits fondamentaux de Dieu dans le domaine social et économique des peuples comme dans la vie privée des individus, visent au progrès social et au bien-être des adhérents ».
L'effort des églises protestantes, notamment dans le domaine de l'enseignement et de la formation des cadres, était important. Mais elles étaient handicapées par la dispersion de leurs activités et l'origine trop diverse des organisations qui les soutenaient.

***

Pendant les cinq années qui avaient suivi la guerre mondiale la physionomie politique et sociale de avàit été plus profondément modifiée que pendant le demi-siècle de colonisation qui avait précédé. Si les responsables métropolitains (gouvernement et parlement) avaient compris que cette évolution humaine devait être soutenue par un développement économique qui ne soit plus conçu seulement en fonction des intérêts français, s'ils l'avaient traduite dans des institutions qui permettent aux Africains de prendre en main la responsabilité réelle de leur promotion, la décennie suivante aurait sans doute été celle d'une plus grande assimilation.
Mais les apprentis sorciers de Paris avaient déclenché un mouvement dont ils se désintéressèrent ensuite. Quand ils prirent conscience du chemin accompli par , il était trop tard :le divorce était inévitable.

Notes
1. Marchés Coloniaux, 8 décembre 1945.
2. Lettre n° 115 AP/4 du 16 mars 1946.
3. Paris-Dakar, n° 3469, 31 mai 1947.
4. Décret n° 47.2031 , J.O.R.F. du 21 octobre 1947, pp.10402 à 10412, arrêté de promulgation du 5 décembre 1947, J.O.A.O.F. du 8 décembre 1947.
5. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., 1ere session 1948, p. 289.
6. Arrêté n° 2599 AP du 16 septembre 1944, J.O. A.O.F. du 23 septembre 1944.
7. Circulaire n° 501 AP/ 4T du 16 septembre 1944.
8. Paris-Dakar n° 2600, 1er août 1944.
9. Lettre n° 418 PLIE du 13 juin 1946.
10. Lettre n° 2421/Cab du 16 février 1946 de Marius Moutet, ministre des colonies, au Gouverneur général de l'A.O.F.
11. Lettre n° 134 AP/4T du 19 avril 1946 du Gouverneur général à tous les Gouverneurs chefs de territoire.
12. Présence Africaine, n° 13, p.360.
13. Lettre n° 291/Cab.Dir. du 21 mars 1949 du Haut-Commissaire Béchard à tous les Gouverneurs d'A.O.F.
14. Lettre INT 1 AP/2 du 15 janvier 1951 du Haut-Commissaire aux Gouverneurs d'A.O.F.
15. Marchés coloniaux, 26 avril 1947.
16. Id., n° 123 du 20 mars 1946, p. 460.
17. Afrique Nouvelle, du n° 11, 19 octobre 1947, au n° 31, 29 mars 1948 ; Ousmane Sembène. Les bouts de bois de Dieu. Paris, le Livre contemporain, 1960, 381 pp.
18. Protocole publié dans J.O. A.O.F. du 20 mars 1948.
19. J.O. A.O.F. du 19 août 1950.
20. Vote du 13 février 1948 (317 voix contre 283) et du 17 février 1948 (314 voix contre 250) ; Afrique Nouvelle, n° 29,22 février 1948, et n° 30, 29 février 1948.
21. Arrêté général du 26 février 1948, J.O. A.O.F. du 1er mars 1948.
22. Afrique Nouvelle, n° 88, 10 avril 1949.
23. Id. n° 104, 31 juillet 1949, et n° 109,4 septembre 1949.
24. Débats de l'Assemblée nationale constituante, 12 avril 1946, 1re séance.
25. Loi du 30 avril 1946, J.O. R.F. du 1er mai 1946.
26. A.O.F. 1957, Dakar, Haut-Commissariat de la République en A.O.F., p. 340.
27. Le directeur général des affaires économiques de l'A.O.F. à Radio-Dakar, le 15 mars 1955.
28. Conférence économique, 16-19 février 1945, Dakar, Gouvernement général.
29. Conférence économique, 21-22 septembre 1945, Dakar, Gouvernement général.
30. Afrique Nouvelle, n° 7, 7 septembre 1947.
31. Marchés coloniaux, n° 167, 22 janvier 1949, et n° 168, 29 janvier 1949; Afrique Nouvelle, n° 83,6 mars 1949.
32. Marché Coloniaux, n° 74, 12 avril 1947.
33. Afrique Nouvelle, n° 115, 16 octobre 1949.
34. Afrique Nouvelle, n° 132, 12 février 1950.
35. Marchés Coloniaux, 2 février 1950.
36. Afrique Nouvelle, n° 152, 2 juillet 1950.
37. Id., n° 146, 21 mai 1950.
38. Id., n° 25, 25 janvier 1948.
39. Paris-Dakar, du n° 2594 du 25 juillet 1944 au n° 2599 du 31 juillet 1944.
40. Circulaire n° 562/DG/APAS du 17 octobre 1944 de la Direction de l'Instruction Publique à Dakar.
41. Arrêté n° 2576/IP du 22 août 1945.
42. Arrêté n° 4033 du 8 août 1949, pris après avis favorable du Grand Conseil en date du 3 juin 1949 ; J.O. A.O.F., 20 août 1949.
43. Débats de l'Assemblée nationale constituante, 21 mars 1946.
44. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F, 2e session extraordinaire 1948, p. 296.
45. J.O. A.O.F. du 24 juillet 1948.
46. Circulaire n° 316/IP du 6 août 1947 du Gouverneur général Barthes aux Chefs de territoire.
47. J.O. A.O.F. du 28 janvier 1950.
48. Circulaire n° 403/APAS du 30 août 1945.
49. Arrêté n° 3179/IP du 12 juillet 1948.
50. Arrêté n°2586 du 7 juin 1948, J.O. A.O.F. du 12 juin 1948.
51. Circulaire n° 2121/IP du 14 juin 1947.
52. Circulaire n° 198/IP du 28 mars 1944.
53. Arrêté n° 1905/IP du 20 mai 1947.
54. Lettre n° 101/IP du 5 avril 1947.
55. Lettre n° 15/IP du 10 janvier 1944.
56. Débats de l'Assemblée nationale constituante, 21 mars 1946.
57. Circulaire n° 997/IP du 5 avril 1946.
58. Lettre n° 3693/IP du 7 septembre 1946.
59. Circulaire n° 316 P du 6 août 1947.
60. Décret n° 477.052 du 20 octobre 1947.
61. Arrêté du 29 novembre 1947.
62. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., 1948, n° 2, p. 188.
63. Arrêté interministériel, J.O. A.O.F. du 23 juillet 1949.
64. Arrêté interministériel du 22 juillet 1949, J.O. A.O.F. du 8 octobre 1949.
65. Décret n° 50.414 du 6 avril 1950.
66. Paris-Dakar, n° 2744, 20 janvier 1945, ss.
67. Marchés Coloniaux, n° 107, 29 novembre 1947.
68. Décision n° 2231/4.SP du 29 mai 1946.
69. Médecin lieutenant-colonel Pales. Le bilan de la mission anthropologique de l'A.O.F. (juillet 1946-aoat 1948), Gouvernement génér.al de l'A.O.F., Direction générale de la Santé, Imprimerie rapide, Casablanca.
70. Afrique Nouvelle, n° 205, 7 juillet 1951.
71. Marchés Coloniaux, n° 217, 7 janvier 1950.
72. Circulaire n° 489 P/G du 25 mars 1946.
73. Conférence des Gouverneurs, Dakar, 20-26 juin 1949.
74. Afrique Nouvelle, n° 148, 4 juin 1950.
75. Lettre du 16 mai 1947, in Réveil, n° 215, 12 juin 1947.
76. Réveil, n° 216, 23 juin 1947 ; Me Lamine Guèye avait été l'avocat des tirailleurs inculpés et il a évoqué l'affaire le 22 mars 1946 à l'Assemblée nationale constituante.
77. Télégramme n° 835 du 13 juin 1947.
78. Lettre n° 188/AP/1 du 8 juillet 1947 au trésorier-payeur de Dakar ; copie envoyée à tous les gouverneurs par lettre n° 255/ AP/1 du 9 juillet 1947.
79. Lansiné Kaba. The Wahhabiyya, Istamic Reform and Politics in French West Africa. Evanston, Northwestern University Press, 1976, 285 pp., p. 193.
80. Id., p.189.
81. Id., p.185.
82. Id., p. 185.
83. Condition Humaine, 22 août 1949.
84. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., septembre 1949, tome II, p. 15.

Previous Home Next

Facebook logo Twitter logo LinkedIn Logo