Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages
Deuxième Partie
L'Afrique en mouvement sous des gouvernements d'immobilisme (1951-1956) 1
Arrivé le 23 février 1948, le Gouverneur général Paul Béchard quitta Dakar le 13 mai 1951 pour conduire la liste S.F.I.O. aux élections législatives du Gard, fief traditionnel des communistes. Il se fit mettre en congé sans solde pendant la campagne électorale. Élu, il restera député-maire d'Alès pendant douze ans.
Intelligent, actif et dynamique, il avait réorganisé une fédération sortie en très mauvais état de la guerre mondiale. Avec des collaborateurs de valeur, notamment les gouverneurs Chauvet au secrétariat général et Bargues à la direction générale des finances, il remit de l'ordre dans l'économie du groupe et lança bon nombre de grands travaux. On a pu lui reprocher de se préoccuper trop exclusivement de l'urbanisme de Dakar : la capitale fédérale lui doit le projet de building administratif, le début d'aménagement de la place Protêt (aujourd'hui place de l'Indépendance), la modernisation du palais du Gouvernement général et le lancement du programme de logements économiques.
Mais c'était un homme politique : il favorisa la mise en place d'un réseau de hauts fonctionnaires de même appartenance politique que lui, dont le principal objectif était de combattre le R.D.A. et, à travers lui, le Parti communiste.
Le départ de Paul Béchard coïncida avec le changement d'orientation de la vie politique en A.O.F.
La rupture de l'apparentement du R.D.A. avec le groupe parlementaire communiste, le ralliement progressif du mouvement à la majorité gouvernementale, devaient entraîner une modification de l'attitude de l'administration à son égard. Il fallut cependant longtemps pour vaincre la méfiance. Les élections législatives de juin 1951 étaient trop proches du désaparentement : dans la plupart des territoires, l'action de l'administration frustra le R.D.A. de sièges qui lui revenaient. De son côté, la S.F.I.O., privée de certains de ses appuis et parfois trop sûre d'elle, était en perte de vitesse. Par contre, le groupe des Indépendants d'O.M., soutenu par le M.R.P., occupa pendant plus de trois ans (octobre 1949 à janvier 1953 le secrétariat d'État à la F.O.M. en la personne du Dr Louis-Paul Aujoulat. Son influence était grande sur le plan parlementaire, ses dirigeants prirent une part active au bouillonnement des idées de cette période. Cependant le R.D.A. continua, sur place, une action en profondeur qui allait peu à peu lui donner la première place dans des territoires où il était encore minoritaire : Soudan, Guinée, Niger.
Les élections législatives du 17 juin 1951 se déroulèrent sous l'autorité de Paul Chauvet. Administrateur en Indochine de 1927 à 1945, sa collaboration avec l'amiral Decoux lui avait valu trois années de mise sur la touche. Il vint à Dakar en octobre 1948 comme inspecteur général des affaires administratives, puis comme secrétaire général. Depuis juillet 1950, il était conseiller technique auprès du ministre de la F.O.M., François Mitterrand. Le 24 mai 1951, il fut nommé gouverneur-général, directeur des affaires politiques au département (en remplacement de Robert Delavignette) et détaché comme Haut-Commissaire par interim à Dakar.
Ayant la consigne de faire des élections impartiales, il arriva avec la réputation d'un catholique pratiquant — ce qu'il était — et donc de militant M.R.P. — ce qu'il n'était pas. Il dut se séparer de certains collaborateurs de son prédécesseur, trop marqués par leur appartenance politique, en particulier le directeur de cabinet, Jean Ramadier. Il était inévitable que l'échec retentissant des socialistes au Sénégal lui soit — sans doute à tort — attribué.
Le 21 septembre 1951, Bernard Cornut-Gentille était nommé Haut-Commissaire en A.O.F. 1. Paul Chauvet était, lui, nommé Haut-Commissaire en A.E.F. Des raisons familiales l'empêchèrent d'attendre l'arrivée de son successeur. Le gouverneur Bailly, gouverneur du Sénégal, déjà chargé, depuis le 27 juin 1951, de l'expédition des affaires courantes au secrétariat général de l'A.O.F. assura les mêmes fonctions au Haut-Commissariat depuis le 8 septembre 1951 jusqu'au 24 octobre, date de l'arrivée à Dakar du Haut-Commissaire Cornut-Gentille. Cultivé, lucide, éloquent, sachant séduire ses interlocuteurs, B.C.G. (comme on l'appelait familièrement) avait trop confiance en ses qualités de persuasion.
Il crut souvent avoir bien en mains des hommes politiques africains qui déçurent ensuite son attente.
Les élections à l'Assemblée nationale eurent lieu le 17 juin 1951 en vertu de la loi électorale du 23 mai 1951 2, qui attribuait un siège de plus à la Guinée, au Soudan, au Dahomey et à la Haute-Volta. Il y avait désormais vingt députés en A.O.F.
En Côte d'Ivoire, le gouverneur Péchoux, considéré comme l'adversaire principal du R.D.A., était parti en mai au Togo, mais les administrateurs restés sur place réussirent à faire battre Daniel Ouezzin Coulibaly, co-listier de Félix Houphouët-Boigny :
« Ce résultat n'a été obtenu que grâce à la participation dans des proportions inattendues, malgré sa répugnance à voter sous le signe du collège unique, de l'élément européen, et au concours actif de l'administration » 3.
Ce « concours actif » consista à constituer les commissions de révision des listes électorales avec des opposants au R.D.A., à rayer des listes certains électeurs R.D.A., à inscrire très peu de nouveaux électeurs dans les régions favorables au R.D.A., à faire savoir que l'administration était hostile au R.D.A., à ne pas admettre de R.D.A. dans les commissions électorales 4. Dans ces conditions, il est étonnant qu'Houphouët-Boigny ait obtenu 60 % des voix, tandis que Sékou Sanogo, candidat« administratif » n'en avait que 31,76 %.
Au Dahomey, les élections provoquèrent une scission au sein de l'Union Progressiste Dahoméenne. Le comité directeur du parti avait décidé de présenter le Dr Émile D. Zinsou comme tête de liste, le député sortant Apithy ne venant qu'en seconde place. Apithy constitua sa propre liste et l'emporta, grâce à sa popularité personnelle. Le Nord n'ayant pas obtenu de place sur la liste U.P.D., un Groupement Ethnique du Nord-Dahomey fit élire Hubert Maga. Ce fut le début de la régionalisation de la vie politique qui fut fatale au Dahomey.
En Guinée, le Parti Démocratique de Guinée, encore peu organisé, présenta néanmoins une liste conduite par Sékou Touré. Ce dernier affirma qu'il avait été effectivement élu, mais que des manipulations des résultats le privèrent de son siège 5.
L'un des députés élus en 1951, Yacine Diallo, mourut trois ans plus tard, le 14 avril 1954.
Cette fois encore, Sékou Touré fut battu le 27 juin 1954 par Diawadou Barry, dont l'élection ne fut validée que le 21 janvier 1955, à la suite de nombreux incidents.
En Haute-Volta, un accord conclu sous le patronage du gouverneur Mouragues empêcha la liste d'Entente Voltaïque (R.D.A.) du Dr Ali Barraud d'enlever même un seul siège :l'Union Voltaïque faisait le plein des voix de l'Est et prenait trois sièges, tandis que Nazi Boni était réélu avec les voix de l'Ouest.
En Mauritanie, les Maures avaient décidé de présenter un candidat pour évincer Horma ould Babana. Certains auraient souhaité un député européen, étranger aux rivalités internes des tribus et des familles : Me Sanchez-Calzadilla, avocat à Dakar, espéra un moment pouvoir profiter de ce courant. Mais le congrès de l'Union Progressiste Mauritanienne, réuni à Aleg du 15 au 19 mai 1951, porta finalement son choix sur Sidi el Moktar Ndiaye, métis de Wolof et de Maure, ancien interprète qui continuait ses études en France. L'Entente Mauritanienne renouvela sa confiance à Horma ould Babana, qui fut néanmoins battu et essaya en vain de faire annuler les opérations électorales en accusant le gouverneur Rogué d'avoir manoeuvré pour le faire éliminer.
Au Niger, le député sortant, Harnani Diori, dirigeant du P.P.N.-R.D.A., fut largement battu par la liste de l'Union Nationale des Indépendants et Sympathisants (U.N.I.S.). L'intervention administrative pouvait difficilement être niée : les listes électorales avaient été curieusement gonflées dans les circonscriptions où le R.D.A. était moins bien implanté, la distribution des cartes électorales avait été faite de façon arbitraire, des fonctionnaires d'autorité avaient pris part à la campagne. Malgré les efforts déployés à l'Assemblée nationale par Mamadou Konaté 6, les élections furent néanmoins validées.
Au Sénégal, la campagne électorale se fit dans la fièvre. Des milices socialistes, portant le béret rouge orné des trois flèches et armées de matraques et parfois d'armes plus dangereuses, firent leur apparition, bientôt contrées par les « bérets verts »du B.D.S. Le 8 juin, un pilote d'Air France, Ménard, fut poignardé par un béret rouge à la suite d'une altercation 7. Lamine Guèye, trop sûr de lui, ne fit pas de campagne électorale, ses partisans commirent des maladresses qui indisposèrent les grands chefs musulmans. L.S. Senghor fit au contraire du porte-à-porte, gagnant successivement à sa cause les chefs religieux et coutumiers, les associations ethniques et, en ville, les groupements professionnels. Il eut l'habileté de mettre sur sa liste Abbas Guèye, secrétaire général des syndicats C.G.T. de Dakar. Le chef le plus influent du Sine Saloum, Ibrahima Seydou Ndao, quitta le parti socialiste et rallia Senghor, suivi par un nombre important d'électeurs. Les consignes données par Paris à l'administration locale étaient de faire réélire les deux députés sortants. Rares étaient ceux qui pensaient que la déroute de la S.F.I.O. serait aussi complète : Lamine Guèye dut céder son siège au jeune syndicaliste Abbas Guèye.
Au Soudan, le scrutin de juin 1951 marqua une nouvelle étape du recul du P .S.P. (socialiste), trop sûr de sa force et miné par des dissensions internes, et de la montée du R.D.A. qui renforçait peu à peu son implantation, notamment dans les régions de Bamako, Sikasso, Ségou et San.
L'Assemblée élue en 1951 était fort différente de celle de 1946 : les communistes (101 sièges au lieu de 183) et le M.R.P. (96 sièges au lieu de 167) y formaient désormais des groupes moins importants que les socialistes (107 au lieu de 105) et des nouveaux venus, les gaullistes (120 sièges pour le R.P.F.).
Les députés d'A.O.F. se répartirent en six groupes :
Au début de l'année 1953, les élus africains et malgaches constituèrent un «Intergroupe de la F.O.M. »pour travailler au fondement de l'U.F. et à la « réalisation, sur le plan parlementaire, des véritables aspirations locales » 8. Fily Dabo Sissoko était le président de l'intergroupe.
Selon la loi du 23 septembre 1948, le Conseil de la République était renouvelable par moitié tous les trois ans. Le 18 mai 1952, huit des vingt sénateurs de furent soumis à réélection.
Au Sénégal, trois élus B.D.S., Louis Legros, André Fousson et Mamadou Dia, remplacèrent les sénateurs sortants, tous S.F.I.O., et s'inscrivirent au groupe I.O.M.
En Haute-Volta, Marc Rucart (rattaché administrativement au R.G.R.) retrouva son siège du premier collège. Au second collège, Christophe Kalenzagua (Union Voltaïque) fut réélu, tandis que Nouhoum Sigué céda son siège au vétérinaire Diongolo Traoré, très influent dans la région de Banfora, et dont la présence sur la liste de Nazi Boni aux élections législatives de juin 1951 avait apporté beaucoup de voix à ce dernier. Les deux sénateurs voltaïques rejoignirent le groupe I.O.M.
Au Niger, Gaston Fourrier, sénateur R.P.F. sortant, fut réélu. Yacouba Sido (U.N.I.S.-I.O.M.) remplaça Oumar Bâ.
Avant que n'intervienne le renouvellement de l'autre moitié du Sénat, en 1955, trois autres territoires virent leur représentation modifiée par suite de décès :
En Côte d'Ivoire, Henri Lagarosse mourut le 21 mars 1953 et fut remplacé par Josse le 3 mai suivant. Entre temps, le malheureux Biaka Boda avait été déclaré officiellement décédé
Ouezzin Coulibaly, ancien député, battu en 1951 par les manoeuvres administratives, put entrer au Sénat le 6 septembre 1953.
En Guinée, Louis Marcou (1er collège) mourut le 31 juillet 1953 et fut remplacé le 30 septembre par Raymond Susset.
Le décès de Cozzano, sénateur du Soudan, le 10 septembre 1953, permit à un candidat parachuté, bénéficiant de l'appui du P.S.P., de venir se faire élire pour représenter un pays qu'il ne connaissait pratiquement pas : Pierre Bertaux, ancien héros de la Résistance, ex-directeur général de la Sûreté nationale française, fut élu le 1er novembre contre le R.P.F. local Quenot.
Le 19 juin 1955, eut lieu un nouveau renouvellement partiel des sénateurs, qui intéressait cette fois cinq territoires :
En Côte d'Ivoire, Josse et Ouezzin Coulibaly conservaient leur siège, tandis que le Dr Augustin Djessou Lobo remplaçait Franceschi, qui ne se représentait pas.
Au Dahomey, le Dr Zinsou (I.O.M.) fut élu au siège d'Émile Poisson contre Gaston Nègre. Me Louis Ignacio Pinto, sénateur sortant du 2e collège, fut battu par Maximilien Possy-Berry Quenum.
En Guinée, Raymond Susset fut réélu. Moins heureux, Raphaël Saller fut battu par le candidat de Bloc Africain de Guinée (B.A.G.), Fodé Mamoudou Touré, qui s'apparenta au groupe radical-socialiste.
En Mauritanie, le M.R.P. Yvon Razac fut réélu sans problème.
Au Soudan enfin, la représentation du 2e collège ne subit aucune modification : les P.S.P. Amadou Doucouré et Mamadou M'Bodge et le R.D.A. Haïdara retournèrent au Palais du Luxembourg. Mais le siège du 1er collège fut l'enjeu d'un duel entre “parachutés”, et Pierre Bertaux perdit un mandat qu'il avait exercé si peu de temps, au profit de René Fillion, directeur général de la Banque Rothschild, qui pouvait, paraît-il, se flatter d'avoir passé au total trois jours au Soudan avant d'en devenir sénateur. Son successeur à la Banque Rothschild ne fut autre que Georges Pompidou.
Après ce renouvellement, les sénateurs I.O.M. et R.D.A. formèrent un intergroupe fort d'une dizaine de membres. 9
L'Assemblée de l'Union Française n'intéressait les parlementaires métropolitains qu'au moment de son renouvellement. Dronne, député de la Sarthe, dit un jour son écoeurement de ce que l'Assemblée de Versailles était « un refuge pour les petits copains, une voie de garage pour blackboulés parlementaires » 10.
Et lorsqu'approcha la date du 10 juillet 1952, à laquelle les groupes de l'Assemblée nationale devaient désigner 68 Conseillers de l'U.F., et ceux du Conseil de la République 34, « la curée autour des sièges » offrait « un spectacle donnant des nausées au journaliste parlementaire le moins sujet aux malaises de ce genre. C'est à qui s'y rend le plus odieux, des Indépendants qui ont cent candidatures nouvelles sans pourtant disposer de sièges supplémentaires, ou des Socialistes qui facilitèrent — on saura bien un jour pourquoi — l'opération consistant à amener à Versailles une majorité colonialiste » 10.
C'est le 10 octobre 1953 que les T.O.M. renouvelèrent leur représentation à l'Assemblée de l'U.F. La physionomie de cette représentation fut modifiée comme celle des autres assemblées : glissement vers la droite. Le R.D.A. perdit un siège, le Rassemblement des Gauches républicaines deux, la S.F.I.O. cinq, tandis que les I.O.M. en gagnaient trois, le R.P.F. deux et les divers modérés six.
Au Sénégal, les socialistes laissèrent la place au B.D.S.
En Côte d'Ivoire, Houphouët-Boigny avait proposé deux sièges à deux non-R.D.A. du premier collège, mais les candidats possibles n'arrivèrent pas à se mettre d'accord : il y eut donc trois élus du R.D.A. et Georges Monnet passa sur une liste « côtivoirienne » 11.
En Haute-Volta, l'ancien chef du territoire, Albert Mouragues, qui avait quitté son commandement le 11 mars 1952 pour aller prendre la direction du Soudan, se présenta et fut élu. Ses adversaires contestèrent son éligibilité : malgré des marchandages, il fut invalidé le 16 février 1954 avec son colistier Laurent Bandaogo. Les deux suivants de la liste, Georges Marche et Blaise Benon, furent proclamés élus.
Au Soudan, l'élection de Modibo Keita fut considérée comme « une prise de position des jeunes R.D.A. contre les éléments anciens et modérés de la tendance Konaté » 12.
Dans leur premier manifeste du 24 décembre 1948, les I.O.M. avaient lancé l'idée d'une République fédérale. Ils reprirent cette thèse dans les résolutions adoptées à l'issue de leur Congrès de Bobo-Dioulasso (12-15 février 1953) :
« La révision de la Constitution, au lieu d'être limitée, devrait porter aussi sur le Titre VIII relatif à l'U.F. et elle devrait être effectuée dans le sens d'un fédéralisme actif ».
Léopold S. Senghor s'en expliquait peu après : il s'agissait d'instituer une République une et indissoluble, mais fédérale : « Qu'est-ce que le fédéralisme, sinon le système qui établit l'égalité entre les pays, partant entre les races ? » C'était la seule solution réaliste, entre l'assimilation, hypocrite parce qu'impossible, car elle devrait logiquement se traduire par la présence de 300 députés autochtones à l'Assemblée nationale, et le statut d'État associé que la Métropole n'était pas disposée à accorder. Le député du Sénégal pensait que cette évolution, qui aboutirait à faire de chaque territoire un État intégré dans une République fédérale française, pourrait durer une vingtaine d'années 13.
Dix-huit mois plus tard, Senghor, tout en réaffirmant que « la véritable solution du problème, c'est la Fédération », pensait que « la réalisation de la République fédérale devrait intervenir avant vingt ans » 14.
L'accélération de l'histoire était telle que, devenu secrétaire d'État à la Présidence du Conseil, l'homme d'État sénégalais déclarait, en mars 1955, à un déjeuner de l'Association des Journalistes d'O.M. :
« II faut rebâtir l'U.F … Dans dix ans, il serait trop tard … Le réveil du nationalisme aura alors tout disloqué. Chez les jeunes Africains encadrés par les communistes, ce n'est plus de fédéralisme qu'on parle, mais d'indépendance » 15.
L'option fédéraliste était faite par de nombreux partis.
Au congrès U.D.S.R. d'Aix-les-Bains, en octobre 1954, le rapport présenté par Gabriel Lisette au nom du R.D.A. souhaitait des structures fédérales entre la métropole et l'O.M. et préconisait des mesures immédiates : renforcement des pouvoirs de l'Assemblée de l'U.F., déconcentration administrative, développement des institutions communales 16.
A l'Assemblée de l'U.F., la S.F.I.O. par la voix d'Oreste Rosenfeld, et le M.R.P. par celle de Bour, estimaient qu'il existait une majorité favorable à l'idée fédérale 17.
Cette idée avait été lancée par le gaulliste Capitant dès 1946 et reprise par le R.P.F. en 1950: le groupe des Républicains sociaux, héritiers du R.P.F., déposa, par les soins de Raymond Dronne, une proposition en ce sens le 20 juillet 1953.
Au début de 1955, trois propositions furent déposées presque simultanément, tendant toutes à la révision du Titre VIII.
Selon la proposition de loi des I.O.M. (n° 10 398 du 15 mars 1955), « s'agissant de la République française, il suffirait de poser le principe d'une République fédérale. Les attributions de celle-ci seraient, dès maintenant, exactement définies et auraient comme objet les affaires étrangères, la défense nationale, la monnaie et la coordination de l'économie, toutes les autres matières étant dévolues à des parlements et à des gouvernements locaux. La nouvelle Constitution laisserait à des lois organiques le soin de réaliser la Fédération après consultation des Assemblées locales et dans un délai de quinze ans ».
Les deux autres propositions, celle de Fourcade (n° 10 199 du 23 février 1955) et celle d'un groupe de députés, Barrachin et Malbrant, des Républicains sociaux, Chamant et Apithy, des Républicains indépendants, et Devinat, radical (n° 10 295 du 4 mars 1955), contenaient des idées à peu près semblables, et notamment le renforcement du rôle et des pouvoirs de l'Assemblée de l'U.F.
La révision semblait donc en bonne voie et Senghor pouvait fixer un calendrier :
« Avant les élections de 1956, on ne pourra faire adopter que la proposition de résolution tendant à modifier l'article 90 18 et aussi à donner aux T.O.M. les mêmes institutions qu'au Togo ».
La réforme du Titre VIII se ferait de 1956 à 1961. « Enfin nous pourrions, à partir de 1961, voter des lois organiques qui consacreront l'autonomie interne des territoires dans le cadre d'une République fédérale » 19.
La première étape de cette évolution fut franchie le 25 mai 1955. Ce jour-là, l'Assemblée nationale adopta un amendement déposé la veille par le M.R.P. Lecourt et ainsi rédigé : « Le titre VIII de la Constitution est soumis à révision ». Ce texte fut voté le 19 juillet suivant par le Conseil de la République.
Presque tous les projets de révision constitutionnelle avaient un trait commun : le fédéralisme. Lorsqu'il y a une telle unanimité sur un mot, c'est souvent à cause d'un malentendu. Il est probable que tous les « fédéralistes » en puissance n'auraient pas accepté les conséquences de l'institution d'une République fédérale, à l'intérieur de laquelle la France aurait été un simple Étatmembre, le gouvernement français aurait eu des pouvoirs limités et la représentation française aurait été minoritaire dans les deux assemblées fédérales.
Dès le 25 septembre 1952, avait été élaboré un « Plan de Strasbourg » tendant à « la coordination des États membres du Conseil de l'Europe et des pays d'O.M. avec lesquels ils ont des liens constitutionnels » et ayant pour objectif d'augmenter la production des territoires d'O.M. en matières premières et en produits industriels.
Cette perspective d'une intégration de l'économie de l'Afrique à celle de l'Europe ne faisait pas l'unanimité chez les élus africains ou les métropolitains spécialistes des problèmes d'O.M. Léopold S.Senghor faisait partie de la délégation française à l'Assemblée consultative de Strasbourg. Il y déclara, le 8 janvier 1953 :
« L'Afrique a la mystique de l'égalité dans la coopération. Si vous refusez de la satisfaire, les hommes de bonne volonté que nous sommes seront demain, dans 20 ans, dans 30 ans, des “collaborateurs” aux yeux des jeunes générations. Celles-ci auront la mystique de l'indépendance dans la sécession au grand dam des deux continents complémentaires. Ce n'est que plus tard, bien plus tard, que l'histoire nous donnera raison, car l'avenir est à l'interdépendance des peuples. Nous sommes pour la communauté européenne et, par delà elle, pour la communauté eurafricaine ... Nous sommes les fous de l'O.M. Puissiez-vous être ceux de l'Europe » 20.
Dans cette perspective, Senghor demanda, en vain, que la France dispose d'une représentation supplémentaire à l'Assemblée européenne pour tenir compte des populations d'O.M. de la République.
Les deux anciens ministres M.R.P. de la F.O.M. étaient beaucoup plus réticents :
« Nous n'avons pas le droit d'apporter à la jeune Europe des fiefs et des apanages dont nous ne disposons à aucun titre », disait Paul Coste-Floret, tandis que Pierre Pflimlin dénonçait le danger de voir l'Afrique devenir « un bien commun de l'Europe ».
Plus brutalement, Oudard, conseiller R.P.F. de l'U.F., affirmait : « L'Europe ne se fera pas sur le cadavre de l'U.F. ».
Le Dr Zinsou ouvrait d'autres perspectives :
« Notre devenir économique dépend en grande partie d'une Europe organisée, mais ce que nous voyons dans l'avenir, c'est l'existence de deux Fédérations: l'Europe unie et l'Afrique unie qui s'étaieront l'une l'autre ».
Me Silvandre, membre lui-même de la délégation française à Strasbourg, affirmait « qu'en l'état actuel des choses, il ne peut être question d'une internationalisation des possessions d'O.M. Nous entendons que soit maintenue sur nos territoires la souveraineté française. En tout cas, nous estimons que les décisions à prendre sur le plan de l'U.F. doivent être débattues à la fois par le Parlement français et par les Assemblées locales qui permettent d'exprimer aussi largement que possible l'avis des peuples d'O.M. » 21.
A l'époque deux spécialistes français de droit et d'économie publièrent à Dakar des études détaillées sur les avantages et les inconvénients d'une intégration des T.O.M. à la construction européenne. P .F. Gonidec, directeur de l'École supérieure de droit de Dakar, concluait la sienne en posant la question : faut-il refuser l'apport de l'Europe au développement de l'Afrique pour sauvegarder la souveraineté politique de la France sur les T.O.M. ? 22 Quant à Jacques Lecaillon, il estimait que les représentants des T.O.M., en réclamant l'intégration à l'Europe, prouvaient qu'ils savaient que la France n'était plus en mesure d'améliorer leur niveau de vie 23.
Senghor, qui avait montré aux députés français l'enjeu du choix à faire (« Si l'intégration de l'U.F. à l'Europe est impossible, il faut que la France choisisse l'U.F. contre l'Europe ... Dans le cas contraire, nous irions tout droit à la sécession des pays d'O.M. ») 24, développa à Strasbourg ce qu'il attendait de l'aide économique de l'Europe. A l'époque, les capitaux publics étaient consacrés à l'infrastructure des T.O.M. ; les investissements privés s'intéressaient aux secteurs les plus rentables, qu'ils considéraient comme des chasses gardées, interdites aux capitaux étrangers. L'intégration des T.O.M. à l'Europe permettrait de « consacrer plus de crédits aux produits agricoles qu'à l'infrastructure, autant à l'agriculture qu'à l'industrie, autant aux industries de transformation qu'aux industries extractives » 25.
Le ministre de la F.O.M., Pierre-Henri Teitgen, vint lui-même à Strasbourg pour rappeler aux partenaires européens trois principes à ne jamais oublier :
Le rejet, par le parlement français, de la Communauté Européenne de Défense (C.E.D.) a considérablement retardé la construction de l'Europe. Le député du Dahomey, Apithy, a contribué à ce rejet en présentant un rapport défavorable devant la commission des T.O.M. de l'Assemblée nationale. Pour lui, la C.E.D. enlèverait à la France la liberté nécessaire pour assumer ses responsabilités O.M. On se trouvait devant un dilemme : si les territoires noneuropéens étaient intégrés à la C.E.D., la France perdrait sa souveraineté sur eux ; si la France métropolitaine seule entrait dans la C.E.D., elle renoncerait à une part de la souveraineté que la France africaine conserverait en plénitude : l'Afrique accepterait difficilement de rester dans la dépendance d'une Métropole diminuée. Senghor considérait la C.E.D. comme un moindre mal ; mais si elle était rejetée, il faudrait alors s'opposer au réarmement de l'Allemagne.
La commission adopta le rapport Apithy ; outre celui-ci, Hamadoun Dicko, Liurette, Maga et Mamadou Konaté votèrent contre la C.E.D., tandis que Sanogo, Senghor et Silvandre votaient pour.
L'Assemblée nationale rejeta la C.E.D. le 30 août 1954 par 319 voix contre 264.
Des élections eurent lieu le 30 mars 1952 pour renouveler les Conseils généraux, rebaptisés Assemblées territoriales par la loi du 6 février 1952. Les opérations électorales se déroulèrent sans incidents graves, sinon au Sénégal. Mais l'administration intervint souvent pour favoriser l'élection des candidats considérés comme les mieux disposés à l'égard des autorités coloniales.
Dans le climat créé en Côte d'Ivoire par le ralliement du R.D.A. à la majorité gouvernementale, une liste d'Union pour le développement écqnomique de la Côte d'Ivoire rassembla presque tous les partis et remporta la quasitotalité des sièges de l'Assemblée dont la présidence revint à Houphouët-Boigny. Au Dahomey, le régionalisme qui se dessinait lors des élections législatives de juin 1951 se renforça. Entre le fief d'Apithy, à Porto-Novo et dans le Sud, et celui de Maga, dans le Nord, Justin Ahomadegbé commençait à tailler le sien autour d'Abomey.
Le mouvement inverse s'amorçait seulement en Guinée : les élections se firent encore sur une base ethnique, mais déjà certains courants se dessinaient, notamment en faveur de la S.F.I.O. Le poids économique du colonat français se fit sentir dans la nouvelle Assemblée, qui porta à sa présidence le président de la Fédération bananière, Éric Allégret.
En Haute-Volta, l'Union Voltaïque et ses alliés du groupe des I.O.M. emportèrent, sous diverses étiquettes, une large majorité. Seule la région de Ouahigouya vota R.P.F. grâce à la forte organisation des anciens combattants, regroupés autour de Michel Dorange et de Gérard Ouedraogo.
En Mauritanie, l'Union Progressiste Mauritanienne remporta un large succès.
L'Union Nigérienne des Indépendants et Sympathisants et le R.P.F. emportèrent un succès écrasant au Niger. Le courant R.D.A. ne put vaincre le barrage fait par l'administration favorable à l'U.N.I.S. .
Au Sénégal, l'affrontement entre bérets rouges et verts reprit. Mais le R.P.F. s'était allié au Bloc Démocratique Sénégalais, et la déroute socialiste fut encore plus complète que l'année précédente, sauf dans les villes de Saint-Louis et Dakar, où les socialistes détenaient l'appareil municipal et donc les moyens de « faire » les élections.
Peu de temps avant les élections au Soudan, le P.S.P. avait été affaibli par la dissidence de Tidiani Traoré. Ce dernier présenta les listes « Action Progressiste ». Il fut battu, mais cette diversion profita à l'U.S.-R.D.A., qui affermit ses positions, notamment dans la boucle du Niger, à Sikasso et à Bamako même.
Lors de sa dernière session budgétaire, le Grand Conseil élu en 1947 fit encore confiance à son président, Me Lamine Guèye.
Mais les préocupations essentielles du Grand Conseil étaient d'ordre financier. A peine arrivé à Dakar, le Haut-Commissaire Cornut-Gentille tira la sonnette d'alarme : l'Assemblée, au cours de sa session budgétaire, devrait poursuivre un double but : « Faire face, en tout état de cause, à l'équilibre budgétaire ; reporter, si possible, des crédits sur ceux des sujets dont l'intérêt est tout aussi social qu'économique », comme la protection des sols. Évoquant le vaste programme d'équipement entrepris par son prédécesseur, il affirma : « Nous n'entendons renoncer à aucun des buts que vous vous étiez fixés : il faut continuer à voir grand, mais seulement marier les leçons de l'expérience avec les données financières rectifiées » 27.
Ces données financières, c'était la situation difficile des finances territoriales, notamment en Guinée, et encore plus au Soudan, où le trésorier-payeur avait suspendu tous les paiements à compter du 1er juillet 1951. L'apurement des dettes des deux exercices précédents avait vidé les caisses, et le Conseil général dut demander au Trésor métropolitain une avance de 600 millions.
Ce fut l'occasion pour les élus fédéraux de remettre en question les relations entre les budgets territoriaux et le budget général. L'article 38 de la loi du 29 août 1947, instituant le Grand Conseil, disposait que les excédents de ressources du budget général seraient distribués aux territoires « au prorata des activités réelles de productions et de consommation ». Avec ce système, les territoires moins favorisés se plaignaient de voir les ristournes aller surtout aux plus riches, le Sénégal et le Soudan.
Les chiffres de 1951 donnent une idée des proportions entre les budgets locaux et le budget général. Le total des recettes propres aux huit budgets locaux se montait à 7 992 979 000 francs CF A. Le total des recettes ordinaires du budget général atteignait 14 972 000 000 francs CFA, dont 9 685 millions pour les droits de port et 2 960 millions de taxes sur les transactions.
Le budget général avait versé aux territoires 3 milliards de ristournes au titre de la loi de 1947 et 1 275 millions de subventions pour insuffisance de ressources ordinaires. A cela, s'ajoutaient des subventions pour les travaux effectués au titre du budget local et du budget général. L'ensemble représentait un montant global de 8 523 500 000 francs CFA.
Raphaël Saller, sénateur de Guinée, peu favorable au Gouvernement général, n'hésitait pas à affirmer : « Seul le Gouvernement général qui a monopolisé les ressources des huit territoires de la Fédération et réparti partialement ses faveurs, est responsable des difficultés que certains territoires connaissent aujourd'hui ». Et il soutenait que le déficit des territoires, qui s'élevait à 4 300 millions, pouvait être comblé par les 5 862 millions de la caisse de réserve du Gouvernement général 28.
A cela, le directeur général des finances, Erhard, rétorquait qu'il y avait certes des plus-values nominales de recettes, mais qu'en fait la caisse de réserve était épuisée, une fois versés 2 800 millions pour le relèvement des traitements en 1951, 1 150 millions pour l'achèvement des travaux en cours sur la section extraordinaire du budget général et 1 100 millions pour apurer les« transmissions » du budget général (factures en instance en Métropole), soit au total : 5 050 millions 29.
Le nouveau Grand Conseil élu le 30 avril 1952 se réunit le 7 juin. L'élection du bureau apporta la preuve du changement de majorité. Léon Boissier-Palun 30 fut élu président par 27 voix contre 12 à Lamine Guèye. Une modification du règlement intérieur intervint alors : le bureau serait désormais renouvelé à la session de mai et non plus à la session budgétaire, et il comprendrait 3 vice-présidents. Ceux-ci furent alors élus :
Louis Delmas (Guinée), Jean Delafosse (Côte d'Ivoire), Ahmed Saloum ould Heiba (Mauritanie).
Les secrétaires étaient : Damien Begnon Koné (Haute-Volta) et Adamou Mayaki (Niger) ; les questeurs : Gérard Ouedraogo (Haute-Volta) et Justin Ahomadegbé (Dahomey).
Avant la fin de cette première session, un Groupe Démocratique d'Action Sociale fut créé, qui regroupait la majorité et avait pour objet « la défense des intérêts économiques et sociaux de la Fédération dans le cadre de l'U.F. et d'une politique de solidarité eurafricaine ». Le président du groupe fut élu le 25 juin : Hubert Maga, assisté de Laurent Bandaogo, Boubacar Diallo, Philippe Yacé, Jean Delafosse. Les principaux dirigeant I.O.M. et R.D.A. faisaient partie du groupe.
L'année suivante, les dissensions internes avaient à peu près disparu et le bureau fut réélu à la quasi-unanimité. Les problèmes financiers préoccupèrent encore le Grand Conseil : les articles 10, 11 et 14 de la nouvelle loi tendant à assurer le redressement financier portaient atteinte aux prérogatives des Assemblées territoriales. Une lettre fut adressée le 16 mai 1953 au Président de la République :
« Aucun budget d'aucun territoire de l'A.O.F. n'a jamais été voté en déséquilibre ... Si un ou deux territoires ont été contraints de demander des avances au Trésor métropolitain, ... c'est parce que les chefs de territoires ont fait des prévisions erronées et ont, souvent au mépris des pouvoirs de l'Assemblée, mal exécuté le budget voté ».
La discussion au sujet de la répartition des ristournes du budget général, lors de la session budgétaire du 20 octobre 1953, fut l'occasion pour la Côte d'Ivoire de manifester sa mauvaise humeur à l'égard du Gouvernement général. Jean Delafosse, sans vouloir remettre en question la solidarité fédérale, rappela quelques chiffres. Sur le total de 18 489 millions de francs CFA de recettes versés par les territoires au budget général, la Côte d'Ivoire à elle seule avait apporté 6 755 millions, soit 36,5 %. Or, sur 3 000 millions de ristournes versées aux territoires, la Côte d'Ivoire n'avait reçu que 670 millions, soit 22,3 %. Et sur les 22 milliards payés pour les services et équipements, 3. 090 millions seulement avaient été versés à la Côte d'Ivoire. Celle-ci, apportant 6 755 millions au budget général, n'en reçut au total que 3 920 millions en y comprenant 140 millions de subventions 31.
En 1954, le Grand Conseil reconduisit son bureau ; seul Begnon Koné laissa son poste de secrétaire à l'Almamy Koreïssi. L'Assemblée accueillit le 2 mars le ministre de la F.O.M., Louis Jacquinot, en visite officielle à Dakar. Elle tint le 21 mai une session extraordinaire pour examiner le nouveau plan quadriennal.
Lors de la discussion du budget en octobre 1954, un débat s'institua autour du poste « Délégation de Dakar », figurant dans la nomenclature des territoires. F.D.Sissoko, constatant que « Dakar est à la Fédération ce que Washington est aux États-Unis » demandait que l'on rétablisse une circonscription autonome. Le secrétaire général Xavier Torré donna l'accord de l'administration, mais Senghor s'opposa fermement à ce projet d'amputation du Sénégal et proposa qu'on mette la capitale fédérale à Bamako ou Abidjan :
« Nous ne nous y opposerons pas, parce que le Sénégal n'y perdra rien » 32.
La proposition fut enterrée ...
Une nouvelle tension interne se manifesta lors de la réélection du bureau le 26 avril 1955. Les membres sortants firent à peu près le plein de voix, à l'exception du président Boissier-Palun (24 voix et 11 bulletins blancs) et du vice-président Louis Delmas (23 voix).
Les problèmes financiers dominèrent encore la session budgétaire de 1955. Une réforme importante était intervenue. Selon le Haut-Commissaire CornutGentille, il s'agissait d'établir« un nouvel équilibre dans le sens suivant :
Pour réaliser concrètement ce nouvel équilibre, le Haut-Commissaire proposait de « remettre aux territoires la responsabilité totale de la gestion en leur donnant pleins moyens financiers et par là, pleine autorité sur la totalité des activités publiques fonctionnant à l'intérieur de la surface géographique qu'ils couvrent et ceci en vertu du ‘qui paie contrôle’ ».
Les services transférés (avec leurs dépenses) étaient :
Pour faire face à ces nouvelles dépenses, les territoires disposaient de ressources supplémentaires. Ils conservaient toutes les taxes intérieures, ils recevaient l'intégralité des droits de sortie et 30 % de la taxe forfaitaire perçue à l'entrée et à la sortie, représentative de la taxe de transaction. Les subventions et ristournes étaient ainsi déterminées :
Ces diverses dispositions devaient avoir pour effet d'intéresser les territoires à leur propre essor économique.
Elles parurent insuffisantes à certains, tel Ahomadegbé qui attaqua la réforme. Les services transférés auraient dû être beaucoup plus nombreux et les moyens d'assurer leur fonctionnement beaucoup plus larges et assurés. Le représentant du Dahomey conclut par une attaque en règle contre le Gouvernement général :
« Lorsque nous attaquons le Gouvernement général, nous attaquons l'hydre de Dakar et aussi ses ramifications dans nos territoires ; lorsque nous attaquons le Gouvernement général, nous attaquons tous les services qui portent la marque GG, nous attaquons tous les fonctionnaires qui portent la marque GG, nous attaquons le matériel acheté dans les territoires avec les fonds du GG et qui est gaspillé, parfois détourné de sa destination propre » 33.
En 1953, la Côte d'Ivoire, par la bouche de Jean Delafosse, avait trouvé qu'elle payait cher la solidarité fédérale. La discussion du budget permit à la commission des finances de préciser qui faisait les frais de la Fédération. Elle le fit par la bouche de son rapporteur, Louis Delmas, peu suspect d'être partisan puisqu'il représentait la Guinée, seul territoire à équilibrer ses rapports financiers avec le budget général. L'essentiel de son exposé révèle un des germes de la dislocation future de l' A.O.F. :
« Votre commission a constaté que six territoires de la Fédération sur huit, non seulement ne contribuaient pas au financement des services centraux et fédéraux ainsi qu'aux dettes fédérales, mais en outre recevaient du budget général et, pour parler plus clairement, des deux autres territoires (Côte d'Ivoire et Sénégal), des sommes supérieures aux recettes effectuées dans leur propre territoire au titre du budget général.
Un seul territoire reçoit, à quelque chose près, ce qu'il verse au budget général : la Guinée, qui recevra en 1956 2 768 millions pour un versement, en 1954, de 2 633 millions, ce dernier chiffre devant être majoré dans la proportion de 15 % environ en 1956.
En 1956, cinq territoires équilibrent leur budget en recevant :
Mauritanie | 1 0381 | Soudan | 461 | Dahomey | 441 |
Haute-Volta | 679 | Niger | 546 | Total | 3 165 |
« Tel est le chiffre payé au titre de la solidarité aof-ienne par les territoires riches ou territoires pilotes de la Fédération. Bien entendu, une certaine correction devrait être apportée à ce chiffre pour tenir compte des recettes effectuées au Sénégal par exemple et qui concernent le Soudan, ainsi que certaines recettes effectuées en Côte d'Ivoire au titre de la Haute-Volta, sans parler de l'aide apportée par les navétanes soudanais et guinéens au Sénégal, ainsi que par les travailleurs mossi à la Côte d'Ivoire. Mais il s'agit là de choses difficilement chiffrables » 34.
Le 27 octobre 1954, Robert Buron, ministre de la F.O.M., posa la première pierre du futur palais du Grand Conseil, édifié sur la place Tascher, à Dakar. Ce beau bâtiment, moderne et fonctionnel, deviendra plus tard Assemblée fédérale du Mali, puis Assemblée nationale du Sénégal.
Notes
1. Bernard Cornut-Gentille, né le 25 juillet 1909 à Brest, licencié en droit, diplômé des sciences politiques ; première carrière dans le corps préfectoral à Blois Vouziers Lille Saint-Dié et Reims ; activités dans la Résistance, commissaire de la République à Rennes en 1944, préfet de la Somme, puis du Bas-Rhin, directeur des affaires départementales et communales au ministère de l'Intérieur en septembre 1947, gouverneur général de l'A.E.F. en 1948.
[Il fut ministre des PTT dans le cabinet de Michel Debré avant de perdre toute fonction gouvernementale ; en revanche, il sera député; des Alpes-Maritimes (de 1958 à 1968) et maire de Cannes (de 1959 à 1978). Sur la carrière post-coloniale de Cornut-Gentille, lire la biographie de Sékou Touré par André Lewin, volume 2, chapitre 25 et la note 142 — T.S. Bah]
2. J.O.R.F. du 24 mai 1951, p.5 324.
3. Rapport politique de Côte d'Ivoire, 1951 , p.98.
4. Ruth Schachter Morgenthau. Political Parties en French speaking West Africa. Clarendon Press, Oxford University Press, 1964,445 pp. ; pp.201-202.
5. Sékou Touré. L'Afrique et la révolution, Paris, Présence Africaine, s.d., 398 pp. ; p. 55.
6. J.O.R.F., Débats parlementaires, Assemblée nationale, 21 août 1951.
7. Le meurtrier, Amadou Gadéa, fut condamné le 23 juin 1952 aux travaux forcés à perpétuité.
8. Afrique Nouvelle, n° 291, 4 mars 1953.
Id., n° 427, 11 octobre 1955.
10. Id., n° 258, 12 juillet 1952.
11. Revue politique trimestrielle des affaires politiques de Côte d'Ivoire, septembre-novembre 1953.
12. Lettre n° 418/APASdu 12 octobre 1953; rapport n° 563/APASdu 14 décembre 1953.
13. Marchés coloniaux, 4 avril 1953.
14. Politique Etrangère, octobre 1954, pp.419 ss.
15. Afrique Nouvelle, n° 400, 5 avril 1955.
16. Afrique Nouvelle, n° 378, 3 novembre 1954.
17. Id., n° 412,28 juin 1955.
18. L'art.90 prévoyait une majorité des 2 tiers des députés pour la révision constitutionnelle; Paul Reynaud proposait que la majorité absolue suffise, Senghor une majorité des 3/5e.
19. Afrique Nouvelle, n° 402, 19 avril 1955.
20. Id., n° 284, 14 janvier 1953.
21. Id., n° 287,4 février 1953.
22. Id., n° 5 334 et 335 des 10 et 17 février 1954.
23. Annales Africaines, 1954, pp.19-49.
24. J.O.R.F., Débats parlementaires, Assemblée nationale, 19 novembre 1953.
25. Au Conseil de l'Europe,le 23 mai 1954.
26. Afrique Nouvelle, n° 429, 25 octobre 1955.
27. Discours du Haut-Commissaire Cornut-Gentille à l'ouverture de la session du Grand Conseil, 25 octobre 1951, pp. 12 et 13.
28. Afrique Nouvelle, n° 222, 3 novembre 1951.
29. Rapport au Grand Conseil, 9 novembre 1951.
30. Né le 9 juin 1916 au Dahomey, d'un père administrateur des colonies et d'une mère appartenant à une famille princière de Savalou, études secondaires au Lycée Faidherbe de Saint-Louis, licencié en droit de la Faculté de Bordeaux, mobilisé en 1939, fait la guerre comme aspirant, réformé en 1940 avec une pension d'invalidité, inscrit au barreau de Dakar, élu conseiller général S.F.I.O. en 1946, fondateur du B.D.S. en 1948 aux côtés de L.S. Senghor, réélu en 1952, Grand Conseiller.
31. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., n° 14, séance du 14 novembre 1952, p. 159.
32. Id., n° 18, séance du 30 novembre 1954.
33. Afrique Nouvelle, n° 433, 22 novembre 1955.
34. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., n° 20, séance du 18 novembre 1955, p. 355.