Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages
Deuxième Partie
L'Afrique en mouvement sous des gouvernements d'immobilisme (1951-1956) 1
Durant la première législature, le M.R.P. avait conservé le ministère de la F.O.M. pendant près de trois ans (Paul Coste-Floret et Letourneau) après en avoir éliminé le socialiste Marius Moutet qui y était resté pendant 22 mois. François Mitterrand (U.D.S.R.) fut le dernier locataire de la rue Oudinot, pendant la cinquième année de la législature. Il était donc bien placé pour définir l'impasse dans laquelle s'engageait l'Union française :
«Chacun, en ce printemps de 1951, avait regagné le même camp qu'autrefois. D'un côté, Félix Houphouët-Boigny, devenu député de la Côte d'Ivoire et président du R.D.A., ses compagnons, Mamadou Konaté, Ouezzin Coulibaly, Félix Tchicaya, Gabriel Lisette, Hamani Diori, les élites frémissantes, la masse grondante. De l'autre, les professionnels de la « présence française », en deuil du travail forcé, la malédiction à la bouche, le patriotisme en bandoulière et pour qui la preuve était faite : la Jacquerie de 1932, la démagogie de 1946, l'émeute de 1949, et maintenant la trahison du pouvoir à Paris, appartenaient au même processus, celui qui menait au renoncement de l'Empire et livrait la Patrie aux sourires comme aux menaces de la conjuration ennemie » 1.
Cette réaction des milieux coloniaux se manifesta par une lettre adressée le 16 avril 1951 par le Comité Central de la F.O.M. aux membres du gouvernement. Tout en se disant «toujours fermement attaché à la réalisation des idéaux de l'U.F. »,le C.C.F.O.M. exposait ses grandes options :
« Après cinq années d'application, l'U.F., décrétée par la Constitution de 1946, reste à l'état idéal. Les hommes qui peuplent les T.O.M. n'ont pas suffisamment compris la valeur de ce généreux projet et certains d'entre eux, trop nombreux, cherchent à le dépasser. Poussés par des agitateurs intéressés, ils appellent prématurément une indépendance, dans laquelle leurs aspirations politiques et économiques ne trouveraient que des déceptions… Les vies humaines, les efforts et les investissements publics et privés que nous avons apportés depuis cinquante ans dans nos T.O.M. et que nous y apportons encore tous les jours pour leur défense et leur mise en valeur, devraient-ils donc rester sans contre-partie ? Devons-nous renier notre oeuvre récente au point d'accepter une élimination ou même une éventuelle vassalisation ?
L'affirmation, dans le préambule de la Constitution, des droits de toutes les minorités, autochtones ou immigrées, ne saurait froisser aucune susceptibilité. Elle justifierait cependant le régime du double collège, indispensable pour prévenir l'élimination des Européens partout où ils coexistent avec des autochtones » 2.
Pendant la deuxième législature, le M.R.P. et ses alliés, les I.O.M., restèrent au ministère de la F.O.M. durant près de deux ans et demi, avec Pierre Pflimlin, Robert Buron, Pierre-Henri Teitgen et Louis-Paul Aujoulat. Seul le Républicain indépendant Louis Jacquinot s'intercala entre les ministres M.R.P., du 10 août 1951 au 29 février 1952 et du 8 janvier 1953 au 12 juin 1954. L'emprise M.R.P. sur l'U.F. inquiétait Vincent Auriol :
« Toute l'U.F. est entre les mains du M.R.P …. C'est à dire que, par les missionnaires et les administrateurs, c'est l'empire confessionnel et l'expansion cléricale » 3.
C'est pourquoi lorsque René Mayer forma le gouvernement en janvier 1953, il proposa certes au Dr Aujoulat de rester à la F.O.M., où il était depuis 39 mois comme secrétaire d'État. Mais il aurait été seulement sous-secrétaire d'État, neutralisé par un autre sous-secrétaire d'État, radical, Caillavet, qui avait toujours manifesté son opposition au Code du Travail O.M., au vote duquel Aujoulat avait travaillé avec tenacité. Aujoulat refusa de collaborer avec « une majorité … qui s'appuie sur le radicalisme conservateur et sur une droite ultra-bourgeoise » 4. René Mayer proposa le poste à L.S. Senghor qui refusa aussi.
Cette « indocilité » des I.O.M. inquiétait Guy Mollet (S.F.I.O.) lorsque, cinq mois plus tard, il fut pressenti pour succéder à René Mayer. Vincent Auriol lui conseillait de « faire une majorité de gauche avec les radicaux, les M.R.P., les U.D.S.R., les I.O.M. et vingt indépendants. » Guy Mollet répondit : « Il me paraît délicat de faire une majorité reposant sur les I.O.M …. » 5. Finalement, ce fut Laniel qui forma le gouvernement et après avoir promis aux I.O.M. le secrétariat d'État à la F.O.M., il voulut in extremis leur donner la Marine marchande :
« Il y aurait eu, d'une part une démarche faite par M. Fily Dabo Sissoko au nom de l'intergroupe des élus d'O.M., ainsi que deux autres démarches effectuées in extremis (Tchicaya qui se disait mandaté par l'U.D.S.R. et Diethelm au nom de l'U.R.A.S.), toutes dirigées contre la présence d'un élu d'O.M., quel qu'il fût, au ministère de la F.O.M. » 6.
Pour ces raisons de rivalités locales, les 30 millions d'Africains ne furent pas représentés au gouvernement.
Quelques mois plus tard, le ministre Jacquinot, qui occupait le poste de la F.O.M. depuis plus d'un an, eut l'occasion de définir devant le Grand Conseil de l'A.O.F. les « conditions précises d'une communauté de la raison et de l'espoir ». Il affirmait :
« J'ai le sentiment que l'histoire de la République se trouve à un tournant où l'évolution des institutions politiques et administratives peut assurer un progrès constant dans tous les domaines. Il importe qu'un choix soit fait dans la plus grande clarté et dans une mutuelle compréhension des Français d'Afrique et des Français d'Europe ».
Pour prendre ce tournant, Jacquinot proposait deux séries de mesures ; les unes économiques : une meilleure harmonie des échanges entre la Métropole et l'O.M., un aménagement des régimes douaniers, l'industrialisation de l'Afrique, une politique de maintien des prix et une réduction importante de la fiscalité ; les autres mesures, politiques, devaient favoriser une nouvelle évolution de l'U.F. :
« Si la République française constitue le cadre le mieux adapté au progrès des territoires africains, les populations doivent participer à la gestion de leurs affaires propres, les assemblées territoriales doivent avoir des pouvoirs élargis, l'Assemblée de l'U.F. doit avoir une plus grande autorité » 7.
Il ne s'agissait, on le voit, que d'aménagements qui laissaient intactes les structures des rapports entre la France et les territoires africains.
L'investiture de Pierre Mendès France, le 17 juin 1954, fut l'occasion pour les députés d'O.M. de rappeler encore une fois leurs revendications fondamentales. Lors du débat, Senghor affirma que c'était en Afrique que se trouvait l'avenir de la France, alors que l'Asie ne représentait plus que le passé. Le calme apparent de l'Afrique noire ne devait pas tromper, elle se lassait des promesses non tenues et de la renaissance ou plutôt du maintien du pacte colonial. Ce que voulaient les citoyens français d'O.M., c'était l'application loyale de la Constitution de 1946, dans son esprit et surtout dans sa lettre, et plus précisément des deux dispositions du Préambule qui confiaient la gestion autonome des affaires locales aux représentants élus des territoires et groupes de territoires et la coordination des économies de l'U.F. à un exécutif dont la composition et les objectifs ne soient pas uniquement métropolitains. En conséquence Senghor demandait qu'une révision du Titre VIII de la Constitution substitue à la notion de République une et indivisible celle d'une République une et indissoluble, mais fédérale 8.
La présence de Robert Buron au ministère de la F.O.M. apporta un sérieux espoir aux élus africains. A l'occasion d'un déjeuner au Cercle de la F.O.M., le ministre laissa entendre que le statut en voie d'élaboration pour le Togo pourrait être étendu aux T.O.M. :
« Je crois que nous avons là l'exemple d'une des formules qui, dans les territoires assez évolués, peut permettre de satisfaire la légitime aspiration des populations de participer à la gestion des territoires » 9.
Quelques jours plus tard, le Président du Conseil confirmait :
« Nous ne devons pas concevoir les institutions politiques comme figées. Les assemblées de territoires, en plusieurs années de gestion, ont acquis des responsabilités plus étendues. Leurs attributions trouveront un prolongement normal dans une participation accrue de leurs représentants à la gestion des affaires publiques » 10.
Mais à l'occasion de sa réélection à la présidence du Conseil de la République, Gaston Monnerville dénonçait l'incapacité du gouvernement et du parlement de passer des paroles aux actes :
« Il est vain de se dissimuler la gravité des questions qui se posent dans la F.O.M. Je suis persuadé qu'elle est due au manque de jeunesse novatrice, de hardiesse, seules compatibles avec l'édification d'une véritable U.F. Des idées généreuses, dans la ligne traditionnelle du génie de la France, ont été affirmées, mais trop de demi-mesures ont suivi. Un manque de netteté dans les positions prises depuis bientôt dix ans et qui parfois semblent en retrait des idées largement essaimées. Ne laissons pas se répandre, même chez nos meilleurs amis, la réputation qui nous est faite d'un peuple indécis, s'essoufflant à suivre l'évolution du monde moderne » 11.
Lorsque Jean-Jacques Juglas succéda, de façon très éphémère, à Robert Buron, appelé au ministère des Finances, le nouveau ministre de la F.O.M. resta dans la ligne de son prédécesseur en affirmant qu'il y avait place pour une solution d'équilibre entre l'unité de la République et l'autonomie commandée par la géographie 12.
C'est pourquoi la chute du gouvernement Mendès France fut accueillie avec consternation par les élus africains.
« Nous placions en Mendès France toute notre confiance, avec l'espoir qu'aussitôt les grands problèmes internationaux résolus, son gouvernement entreprendrait en O.M. une politique capable de donner satisfaction aux légitimes aspirations politiques, économiques et sociales des populations africaines », déclarait Mahamane Haïdara (R.D.A., Soudan).
Hubert Maga (I.O.M., Dahomey) ne cachait pas son pessimisme :
« Mendès France était pour nous un espoir… Avec lui nous avions confiance dans l'avenir, nous croyions possible la réalisation de nos aspirations de Français qui veulent rebâtir l'Union Française. Mais cet espoir s'est écroulé : l'U.F. est sinon morte, du moins en danger de mort ».
Pierre-Henri Teitgen reçut le portefeuille de la F.O.M. dans le gouvernement formé le 23 février 1955 par Edgar Faure. Il ne cacha pas ses objectifs : à une première étape, qui serait une décentralisation administrative, devait succéder le parachèvement politique, qui pourrait être une structure de type fédéral. Mais il se rendit vite compte qu'il se heurterait à la timidité de certains hommes politiques et à l'inertie du Parlement, qui n'arrivait même pas à voter la réforme municipale et l'institution de conseils de cercle et de subdivision. C'est pourquoi il fit mettre à l'étude un projet de loi-cadre, qui lui permettrait d'accomplir par décrets les réformes que les parlementaires n'arrivaient pas à voter.
Lorsque, mis en minorité à l'Assemblée nationale, Edgar Faure fit dissoudre celle-ci, le 30 novembre 1955, par le Président de la République, le bilan de l'action de Teitgen n'était pas négatif, mais la réforme essentielle n'était pas encore entamée.
Cette période d'impatiences contrariées fut marquée par le long périple que le général de Gaulle effectua à travers l'Afrique noire française. Ce voyage avait été approuvé par le gouvernement : le général de Gaulle se déplaça dans un avion mis à sa disposition par l'État. Il reçut partout les honneurs réservés aux chefs d'État. L'occasion du voyage était l'inauguration à Bamako d'un monument édifié à la mémoire de Félix Eboué. Mais l'ancien chef de la France libre expliqua lui-même qu'au-delà du pèlerinage aux sources, il voulait « voir ce que réclame le développement des territoires à tous égards, pour chacun d'eux en particulier et pour l'U.F. dans son ensemble ». Et il ajouta :
« En ce moment où, de l'extérieur, tant de malveillances, à l'intérieur, tant d'ignorance ou de négligence, tendent à ébranler l'U.F., je voudrais que mon passage marquât aux Africains quelle est la volonté profonde et la fidélité de la France … Je voudrais faire sentir que, si par malheur, la tempête devait reprendre, la France, quoi qu'il arrive, compte sur les Africains ».
Du 4 au 30 mars, le général de Gaulle visita Dakar, Boutilimit, Saint-Louis, Bamako, Conakry, Abidjan, Lomé, Cotonou, Ouagadougou, Niamey, FortLamy, Abéché, Fort-Archambault, Bangui, Brazzaville, Léopoldville, PointeNoire, Port-Gentil, Libreville, Douala, Yaoundé et Tunis.
Le statut des T.O.M. était un compromis entre l'assimilation (intégration à l'ordre juridique métropolitain) et l'autonomie (organisation fédérale) :
« Etant un compromis, ce régime est donc essentiellement évolutif … Mais jamais le Parlement, de 1946 à 1956, n'a trouvé le temps de mettre sur pied et de voter les lois organiques fixant “le statut et l'organisation intérieure de chaque T.O.M. ou de chaque groupe de territoires” ainsi que l'art.76, alinéa 2, lui en donnait la charge … Aucune loi d'ensemble n'a vu le jour, organisant et précisant les mesures générales prévues par la Constitution, cadre indispensable pour que s'amorce et s'accomplisse harmonieusement l'évolution prévue …
En l'absence de textes législatifs généraux, c'est trop souvent le régime antérieur qui s'est appliqué » 13.
Si l'on peut admettre que les parlementaires, pris entre une multitude de textes à voter et des combinaisons politiques à échafauder à chaque crise gouvernementale, n'aient eu ni le temps, ni la préoccupaton de s'intéresser aux problèmes d'O.M., il est plus étonnant de constater que les responsables de la politique coloniale se soient donné bonne conscience en affirmant, par la bouche de Pierre Pflimlin, que les populations africaines étaient très satisfaites de leur sort :
«Les populations d'O.M …. ont compris que le nationalisme ne les mènerait qu'à l'oppression. Les hommes d'Afrique et de Madagascar ont su choisir dans la République qui respecte leur autonomie et leur personnalité, le véritable progrès et la véritable liberté » 14.
Sur place, le Haut-Commissaire Cornut-Gentille n'était pas du même avis et estimait que
« le silence actuel de l'exécutif ne peut pas se prolonger et (qu') il est essentiel que l'orientation soit donnée sans plus attendre que les faits nous contraignent un jour ou l'autre à des improvisations hâtives … Hors d'une confusion permanente entre une politique d'association et celle d'assimilation ou d'un fédéralisme larvé, il ne peut plus être retardé de définir une nouvelle orientation » 15.
L'Association pour l'Étude des Problèmes de l'U.F., animée par le gouverneur général Rey, lui faisait écho, un an plus tard :
« Une première étape a été entamée en 1946 par l'accession généralisée au droit de cité, par la représentation au Parlement, par la création des Assemblées locales. Une nouvelle étape doit commencer. Il convient de ne pas attendre davantage, mais bien au contraire de procéder aux réformes dans un climat de bonne entente et de confiance. La sagesse des populations justifie qu'on leur accorde aujourd'hui de nouvelles responsabilités. La France ne doit pas attendre des difficultés pour ouvrir le dossier de l'Afrique noire » 16.
Malgré tous ces avertissements, le Parlement métropolitain fut incapable de réaliser à temps les réformes indispensables.
La loi du 7 octobre 1946 avait donné au gouvernement la possibilité d'organiser par décret le statut des Assemblées territoriales, en attendant qu'une loi intervienne avant le 1er juillet 1947. Pendant quatre ans, les décrets — provisoires — du 25 octobre 1946 furent les seuls textes régissant ces Assemblées, appelées Conseils généraux. Le dossier fut ouvert de nouveau en 1951 mais seulement pour modifier le mode de formation des Assemblées.
Le débat eut lieu en novembre 1951. Selon le rapport de L.S. Senghor, il s'agissait de « définir la formation des Assemblées et, dans cette limite, de reprendre en les perfectionnant les principales dispositions de la loi électorale du 23 mai 1951, d'augmenter dans certains territoires le nombre des membres des Assemblées locales, d'instituer un mode de scrutin plus adapté aux réalités d'O.M., de préciser et d'unifier la date d'expiration des pouvoirs des diverses assemblées territoriales et provinciales ».
Le texte voté le 23 novembre 1951 par l'Assemblée nationale, tout en maintenant le double collège, augmentait le nombre total des conseillers et la proportion des élus du second collège. Le collège unique était institué au Togo.
Le Conseil de la République modifia profondément le texte en supprimant notamment le collège unique au Togo et la nouvelle répartition des sièges entre la première et la deuxième section.
Malgré l'opposition de Malbrant et Devinat, l'Assemblée nationale revint, pour l'essentiel, à son texte primitif. La loi, votée le 25 janvier 1952, fut promulguée le 6 février suivant 17.
Les Conseils généraux prenaient le nom d'Assemblées territoriales. Le nombre total de leurs membres et la proportion des élus du deuxième collège étaient augmentés (le collège unique n'existait qu'au Sénégal) :
1er collège | 2e collège | Total | |
---|---|---|---|
Côte d'Ivoire | 18 | 32 | 50 |
Dahomey | 18 | 32 | 50 |
Guinée | 18 | 32 | 50 |
Haute-Volta | 10 | 40 | 50 |
Mauritanie | 8 | 16 | 24 |
Niger | 15 | 35 | 50 |
Sénégal | — | — | 50 |
Soudan | 20 | 40 | 60 |
Le mode d'élection était le scrutin majoritaire à un tour, uninominal si la circonscription n'avait qu'un délégué à élire, de liste lorsqu'il y en avait plusieurs.
La délimitation des circonscriptions était désormais du domaine de la loi (c'était habituellement le cercle) et non plus du ressort de l'Administration. La distribution des cartes d'électeurs serait confiée à des commissions comprenant des représentants de différentes listes de candidats.
Seraient éligibles les citoyens des deux sexes, âgés de 23 ans, non pourvus d'un conseil judiciaire, inscrits sur une liste électorale et sachant parler français. Sur ce dernier point, le ministre de la F.O.M. avait demandé au HautCommissaire s'il n'était pas opportun d'être moins exigeant sur la pratique du français pour pouvoir s'assurer « la collaboration de personnalités connues pour leur expérience, leur bonne volonté et leur attachement » 18. Le gouverneur Bailly, transmettant cette circulaire aux gouverneurs, au nom du Haut-Commissaire, la commentait : « Le simple fait de parler le français me paraîtrait suffisant. Cet assouplissement permettrait une représentation accrue, dans les prochaines assemblées, des éléments traditionnels et en particulier des chefs coutumiers » 19.
Toutes les autres dispositions — les plus importantes — des décrets du 25 octobre 1946, relatives au fonctionnement et aux attributions des assemblées locales, demeuraient en vigueur« jusqu'à l'intervention des textes législatifs d'ensemble qui devront être promulgués avant le 1er juillet 1952 ». A la date limite, une fois de plus, rien n'était encore fait.
C'est pourquoi un groupe de députés africains, Senghor, Abbas Guèye, Guissou, Maga, Mamba Sano, Nazi Boni et Mamadou Ouédraogo, déposèrent à la fin de 1952 une proposition de loi tendant à accroître les pouvoirs des assemblées territoriales, notamment par une plus grande initiative dans le vote du budget, et à en modifier le fonctionnement. Ce texte fit l'objet d'un rapport de Ya Doumbia à l'Assemblée de l'U.F. et fut adopté par celle-ci le 24 juillet 1953 20. Il n'alla pas plus loin.
L'année suivante, devant le Grand Conseil de l'A.O.F., le ministre Jacquinot pouvait affirmer sérieusement : « Dès maintenant (sic), il nous faut élaborer les textes législatifs qui, selon la Constitution, doivent régir les assemblées fédérales et territoriales » 21. Cette Constitution datait déjà de huit ans …
En octobre 1955, Marcellin S.M. Apithy déposa sur le bureau de l'Assemblée nationale une nouvelle proposition de loi tendant à fixer enfin les attributions des assemblées territoriales. Ce texte visait à renforcer la personnalité des territoires, en élargissant les pouvoirs des assemblées et en transformant les gouvernements généraux en Hauts-Commissariats sans tâches de gestion ou d'administration directe, et les Grands Conseils en simples conférences inter-territoriales. La dissolution de l'Assemblée nationale le 30 novembre 1955 empêcha l'examen de ce texte. Apithy, partisan déterminé de la décentralisation et adversaire du Gouvernement général, reprendra sa proposition sous la troisième législature 22.
La dissolution de l'Assemblée fit également avorter le projet de loi enfin déposé par le gouvernement sur proposition du ministre de la F.O.M. Ce texte aurait permis au gouvernement de déterminer dans chaque territoire les compétences pouvant être déléguées aux autorités territoriales ; dans le domaine de cette compétence déléguée, les autorités locales auraient reçu pleine liberté d'organiser et de gérer les services publics territoriaux et leur personnel 23.
Le Grand Conseil avait été organisé par la loi du 29 août 1947. Cette assemblée fédérale joua un rôle très important et le ministre de la F.O.M. ne manqua pas de faire son éloge : « Votre Conseil n'est pas seulement une réunion d'hommes politiques éminents, il est l'expression, l'émanation de toutes les forces vives de l'A.O.F., l'intermédiaire naturel entre les masses et le pouvoir … Il faut reconnaître, dans vos avis, le souci le plus élevé du bien public » 24.
Il n'empêchait que ses décisions faisaient l'objet d'un contrôle administratif et que des conflits s'élevaient assez souvent entre l'Assemblée et l'autorité de tutelle. Une modification du statut aurait été nécessaire, mais elle ne fut pas envisagée.
La loi du 23 mai 1951 25 fit entrer dans le collège électoral les « chefs de famille ou de ménage, répondant, pour eux ou pour les membres de leur famille, d'un impôt ; les mères de deux enfants, vivants ou morts pour la France ; les titulaires d'une pension civile ou militaire ». La révision exceptionnelle des listes électorales, qui eut lieu pour les élections du 17 juin 1951, permit l'inscription de nombreuses femmes. Une nouvelle loi, celle du 6 février 1952 26, transforma tous les chefs de famille, sans limitation, en électeurs potentiels. Restait l'irritante question du double collège. Le Haut-Commissaire avait clairement exprimé son point de vue :
« (Les) élus européens d'A.O.F. aux différentes assemblées … n'ont pas joué une« fonction de catalyse ». Il faut d'ailleurs faire une distinction entre les assemblées.
Dans les assemblées territoriales, les élus du 1er collège ont une action importante ou prépondérante dans les problèmes financiers ou économiques, mais ils ont trop tendance — inconsciente — à n'être que les défenseurs, soit de leurs électeurs européens, soit des intérêts matériels des activités économiques.
Il en est de même de la représentation européenne d'A.O.F. dans les assemblées métropolitaines nationales, avec cette constatation malheureuse qu'il n'y a pas un élu d'A.O.F. européen dont le nom fasse autorité au Parlement.
Le système du double collège est très certainement responsable partiellement de cette situation et, s'il devait y avoir un danger certain à voir la représentation européenne éliminée des assemblées du fait du collège unique, il ne faut pas non plus considérer comme négligeable le fait que le double collège est involontairement un facteur relatif, mais certain, de ségrégation.
Quoi qu'il en soit, une constatation supérieure s'impose : de plus en plus, la fonction politique et l'expression politique en A.O.F. sont le fait des Africains et l'importance comme la qualité de la représentation indigène dominent » 27.
A la même époque, le ministre Jacquinot était plus prudent et invitait les grands conseillers à chercher et à trouver avec lui « une formule d'accord entre les deux idées opposées » que sont le double collège et le collège unique 28.
La loi votée le 18 novembre 1955 par l'Assemblée nationale instituait le collège unique et le suffrage universel. Du coup le corps électoral d'A.O.F. serait passé de 4 488 435 électeurs à 10 300 000. La chute du gouvernement et la dissolution de l'Assemblée nationale rendirent malheureusement ce vote sans effet.
L'inscription sur les listes électorales posait évidemment des problèmes ardus dans un pays à l'état civil rudimentaire et avec des catégories d'électeurs assez floues. Une longue circulaire du Haut-Commissaire 29 donna un certain nombre de consignes : neutralité absolue des fonctionnaires de l' Administration, participation des représentants des partis aux commissions administratives chargées de la révision. Un problème plus complexe encore était d'arriver à ce que « le pourcentage d'électeurs inscrits par rapport au chiffre de la population ne varie pas considérablement d'une circonscription à l'autre ». Le Haut-Commissaire précisait « qu'il ne saurait être envisagé, en aucun cas, de rectifier des situations anormales en procédant à la radiation de personnes déjà inscrites, motif pris de ce qu'elles ne rentreraient pas dans l'une des catégories prévues par l'art. 4 de la loi du 6 février 1952 ». Il fallait au contraire « inscrire toutes les personnes identifiables qui peuvent être considérées comme rentrant dans les catégories prévues par la loi ».
C'est seulement le 8 novembre 1951 que le gouvernement déposa sur le bureau de l'Assemblée nationale un projet de réforme municipale 30. Et il faudra exactement quatre ans et de multiples va-et-vient entre l'Assemblée nationale et le Conseil de la République pour que le texte aboutisse.
L'Assemblée de l'U.F. avait approuvé le projet le 4 novembre 1952 après avoir repoussé, de justesse, un amendement qui voulait maintenir le double collège pour les élections municipales dans les communes de plein exercice.
L'Assemblée nationale ne s'en saisit que le 18 mars 1954 et l'approuva seulement la 12 août de la même année.
La commission des T.O.M. du Conseil de la République, sur proposition du sénateur Josse (Côte d'Ivoire), rétablit le double collège dans les communes de plein exercice. A la suite de ce vote, les sénateurs africains quittèrent la salle de commission 31. Et Josse, rapporteur de la commission, présenta en fait un contre-projet : aucune des 44 municipalités de plein exercice prévues par le projet ne serait créée, le double collège serait maintenu. Les sénateurs africains livrèrent une rude bataille : après avoir, le 11 mars 1955, adopté la proposition Rivierez de revenir au texte de l'Assemblée nationale, les sénateurs se dédirent une semaine plus tard, le 19 mars, en adoptant finalement le contreprojet Josse. Le double collège, notamment, était rétabli partout où il existait pour les élections à l'Assemblée territoriale.
En deuxième lecture, l'Assemblée nationale rétablit le collège unique le 4 juillet 1955, mais, avant de partir en vacances, le Conseil de la République s'entêta à revenir à son propre texte, le 5 août 1955. La petite guerre reprit à la rentrée parlementaire. Le 25 octobre, l'Assemblée nationale reprit son texte primitif. Cette fois, le Conseil de la République céda enfin et adopta le 16 novembre 1955 le texte de l'Assemblée nationale; le ministre de la F.O.M., Teitgen, avait tout fait pour éviter une quatrième lecture et Josse et Durand-Réville, les adversaires les plus acharnés de la réforme, avaient été abandonnés par leur propre groupe.
La loi du 18 novembre 1955 rendait possible la création de communes de plein exercice par décret pris sur rapport du ministre de la F.O.M. avec l'accord de la majorité absolue des membres composant l'Assemblée territoriale intéressée (art. 1), à condition que les localités concernées aient « un développement suffisant pour qu'elles puissent disposer des ressources propres nécessaires à l'équilibre de leur budget » (art. 2). La loi prévoyait que les communes mixtes existantes pourraient être érigées directement en communes de moyen exercice, puis en communes de plein exercice après une période de deux ans.
L'art. 3 instituait en A.O.F. 26 communes de plein exercice :
Le ministère de la F.O.M., souvent accusé de s'immiscer de façon abusive dans des problèmes qui auraient dû trouver une solution sur le plan local, n'arrivait pas à se réformer lui-même. Et pourtant, tous les ans, lors de la discussion de son budget, il était l'objet d'attaques virulentes de la part des parlementaires.
Pour ne donner qu'un exemple, le 6 novembre 1952, plusieurs députés dénoncèrent le gonflement des services centraux à Paris et aussi à Dakar. Raymond Dronne fit voter une réduction de 30 % sur le budget de la F.O.M. pour obliger le ministère à se réformer. Le ministre Pflimlin et son secrétaire d'État Aujoulat allèrent immédiatement porter au président du Conseil, Antoine Pinay, une démission qui fut refusée. Le surlendemain, Pierre Pflimlin expliqua à l'Assemblée que son département ne comptait que 800 agents, soit 300 de plus qu'avant-guerre, alors que les tâches étaient multipliées et alourdies. A lui seul, le ministère de la F.O.M. jouait auprès de 35 millions d'habitants, le même rôle que tous les autres départements auprès des 42 millions de Français de la Métropole. Le développement économique, avec la mise en oeuvre du FIDES, et le développement social, avec l'inspection du travail, les services sociaux et l'application de la loi Lamine Guèye, justifiaient cette augmentation d'effectifs. Mais un groupe de travail étudiait une réforme. Forts de cette assurance, les députés revinrent sur leur vote et approuvèrent le budget.
Le même scénario se répètera tous les ans. Il n'est pas étonnant que, incapable de se réformer lui-même, le ministère n'ait pas pu mener à bien les réformes locales.
Le problème de la fonction publique préoccupa le Haut-Commissaire Cornut-Gentille dès son arrivée à Dakar, et il a multiplié les déclarations et les rapports à ce sujet, réalisant les quelques réformes qui étaient de son ressort.
Une circulaire du 9 juillet 1952 provoqua beaucoup d'émotion dans le petit monde des fonctionnaires de l'A.O.F., car elle laissait planer la menace d'une réduction des effectifs. « Moins de fonctionnaires, mieux payés », telle était l'idée-force de cette circulaire. Le Haut-Commissaire ordonnait aux gouverneurs de suspendre tout recrutement, sauf pour les services en expansion, comme la justice, l'enseignement, les mines, l'agriculture et l'hydraulique, de revoir les tableaux d'effectifs et de réorganiser les services pour éliminer le personnel en surnombre. La période transitoire de l'après-guerre était achevée, il ne devait plus y avoir d'intégration de contractuels ou d'auxiliaires. La circulaire s'achevait sur deux consignes formelles : préférer un Africain à un contractuel métropolitain, que ceux qui commandent fassent un effort pour vivre avec et pour ceux qu'ils dirigent.
Trois mois plus tard, le Haut-Commissaire déclarait au Grand Conseil :
« On assiste à cette curieuse contradiction que le fonctionnaire, sûr de son appartenance à l'élite, réclame, à juste titre, une situation matérielle avantageuse qu'il ne peut cependant obtenir qu'au détriment de la couche sociale productrice au pouvoir d'achat trop faible et condamnée pourtant à payer de plus en plus d'impôts ».
Et Bernard Cornut-Gentille comparait le revenu annuel du paysan, 12 500 francs CFA, avec la solde d'un planton en début de carrière, 25 000 francs CFA 32.
Au début de 1954, le Haut-Commissaire adressait à Paris un long rapport de 21 pages 33 pour analyser le malaise de la fonction publique, et d'une façon plus générale, de tout le monde des salariés : « Les Africains — fonctionnariat évolué et prolétariat détribalisé — ressentent, à la fois à tort et à raison, depuis trois ou quatre ans, un véritable sentiment de ‘frustration’ dans de multiples domaines », notamment en matière d'habitat, d'allocations familiales et de rémunération.
Si le problème de l'habitat pouvait être résolu avec les moyens locaux, il n'en était pas de même pour les allocations familiales :
« Les personnels européens ou assimilés perçoivent en A.O.F. la contre-valeur indexée de toutes les prestations du Code de la Famille, tandis que les personnels africains ne touchent que les allocations du régime local, largement moins avantageuses … Quels que soient les arguments qui puissent être invoqués en faveur du maintien aux premiers du régime dont ils bénéficient, les seconds y voient une intolérable discrimination ».
Pour Cornut-Gentille, « la seule manière de couper court à toutes pressions d'où qu'elle vienne et de maintenir un équilibre social, mais aussi financier, qu'il s'avère difficile de sauvegarder, est de réaliser, en l'aménageant, l'alignement de tous les personnels, sur le régime local actuel ».
La trop grande différence entre la rémunération des cadres subalternes de et celle des métropolitains posait un autre problème ardu. Après avoir analysé une situation très complexe, le Haut-Commissaire esquissait des solutions propres à répondre aux revendications africaines, qui ne s'exprimaient plus seulement par les slogans :
« A travail égal, salaire égal » et « A mérite égal, situation égale », mais aussi par la revendication :
« A capacités égales, priorité aux Africains ».
Cornut-Gentille prit les mesures qui dépendaient de lui. Dès janvier 1954, il arrêta un certain nombre de dispositions propres à améliorer la situation des cadres locaux. Le 24 février 1954, un arrêté institua un Comité consultatif de la fonction publique où les syndicats C.G.T., C.G.T.-F.O. et C.F.T.C. et les autonomes avaient chacun quatre représentants. Enfin trois arrêtés du 23 juin 1954 amélioraient les conditions de vie de certaines catégories de fonctionnaires.
Le 13 janvier 1955, le Gouverneur général adressait à Paris un nouveau memorandum confidentiel :
« En A.O.F., la fonction publique, organe d'action et d'impulsion, instrument de la vie nationale et locale, est, de par son désordre, de par ses abus comme de par ses misères, un témoignage visible de la maladie de l'État qu'elle représente ».
Faute d'une véritable politique de la fonction publique, les problèmes sociaux et financiers empiraient. Et Cornut-Gentille résumait, avec lucidité, la situation de la Fédération :
« Personne ne peut dire, ni ici, ni en Métropole, comment la France entend traiter globalement la question de plus en plus aiguë de l'accès des couches africaines nouvelles aux tâches de responsabilité de la vie publique dans l'exécutif, assurer la coexistence et un équilibre mouvant entre Européens et Africains aux différents degrés de la hiérarchie, parvenir à une stabilité sans provoquer des cassures ou des concurrences dangereuses pour la paix sociale, sortir de la contradiction qu'il y a à pratiquer simultanément des mesures dont les unes sont de pure assimilation métropolitaine, inadaptées et inadaptables au pays d'A.O.F., dont les autres sont de pure autonomie interne et, par là, sécessionnistes à terme. C'est là le problème politique.
Personne ne peut dire, ni ici, ni en Métropole, comment la France entend assurer à des fonctionnaires, Européens ou Africains, servant en A.O.F., les garanties indispensables et les avantages pour que tous aient un bon rendement et que les seconds tendent — au contraire de ce qui se passe — à former la couche sociale moyenne, constituant une bourgeoisie intéressée à l'ordre établi et demeurant, par sa satisfaction, un appui national solide. C'est là le problème financier et social, découlant du problème politique initial.
Faute d'avoir pensé ces problèmes, faute d'avoir établi une doctrine, faute d'avoir témoigné de la souplesse d'adaptation nécessaire, la “fonction publique” en A.O.F. est — en liaison avec les difficultés d'application en matière de lois sociales — la source principale d'un début d'agitation permanente qui ne peut aller qu'en s'amplifiant, si un redressement sérieux ne s'opérait rapidement…
Un court examen de la situation humaine et des événements d'A.O.F. prouve … que la précipitation de l'évolution est le fait des intellectuels : parmi ceux-ci, les fonctionnaires pensent, parlent, revendiquent par la voix des syndicats, seul encadrement actif, efficace, décidé, mené par quelques dizaines d'hommes ambitieux, irresponsables, etc. »
Le Haut-Commissaire avait peu de moyens d'action. En ce qui concernait les cadres généraux, les autorités locales étaient impuissantes « à dominer la situation : leurs seules possibilités d'intervention sont négatives et leur attitude risque toujours d'être interprétée comme une obstruction systématique » .. En ce qui concernait les cadres supérieurs et locaux, il n'existait « pratiquement pas de moyens réels, ni à l'échelon A.O.F., ni à l'échelon territoires pour traiter (leurs) problèmes ».
Et le Haut-Commissaire concluait cette analyse sans complaisance en montrant la gravité et l'urgence du problème :
« L'organisation de la fonction publique en A.O.F. est bâtarde et génératriee, dès son principe, des plus grandes difficultés politiques, financières et sociales.
La fonction publique en A.O.F. est imprégnée de l'esprit d'assimilation pure : rester sur cette base est générateur d'un malentendu que ne peut que s'aggraver sur un plan racial.
La fonction publique en A.O.F. est hiérarchisée et centralisée sur la base métropolitaine :c'est interdire tout règlement de fond des problèmes. La fonction publique en A.O.F. intéresse la seule couche humaine organisée, syndiquée, et l'assimilation et la centralisation qui en caractérisent la gestion posent des problèmes financiers et sociaux localement insolubles ».
Que représentait, quantitativement, en 1955, cette« couche humaine organisée » ?
Cadres | Total | Africains | Pourcentage |
---|---|---|---|
Généraux | 4 386 | 990 | 22,5 % |
Supérieurs | 8 773 | 6 219 | 70,9 % |
Locaux | 29 499 | 29 497 | 99,9% |
Totaux | 42 658 | 36 706 | 86 % |
Après avoir proposé un certain nombre de solutions, Cornut-Gentille concluait en demandant de « procéder par décret, si possible ou, à défaut, de déposer d'urgence un projet de loi ».
Le ministre de la F.O.M., Teitgen, entendit cet appel et déposa le 29 novembre 1955 un premier projet de loi relatif aux services territoriaux dans les T.O.M., au Togo et au Cameroun. Le but était de confier « la gestion des intérêts propres à chacun des territoires à des cadres territoriaux ». C'était la conséquence logique de la décentralisation et le seul moyen d'assurer l'accession d'Africains à des postes de responsabilité 34.
La chute du gouvernement Faure et la dissolution de l'Assemblée nationale ne permirent pas à ce texte d'aller plus loin…
Le problème de l'africanisation avait été aussi évoqué par le Haut-Commissaire dans un autre rapport :
« L'africanisation de l'emploi doit devenir un principe et recevoir son application pratique.
C'est maintenant qu'il en est encore temps qu'il faut se convaincre qu'il est au moins aussi important de faire que le facteur africain devienne inspecteur des P.T.T. que de surveiller le rythme de ses distributions de courrier, et que c'est pour n'avoir pas fait en temps voulu des Chefs de bureau, des Administrateurs et des Directeurs autochtones, qu'il faut soudainement, un jour, faire des Premiers Ministres …
Encore une fois, l'africanisation de l'emploi doit devenir une pratique, elle avivera certes le problème déjà aigu de la fonction publique (revendications des fonctionnaires africains : habitat, allocations familiales, rémunérations) mais elle demeure une nécessité supérieure ».
« Pour passer aux actes de façon indiscutée, il est nécessaire que des instructions formelles et des dispositions réglementaires soient données ou prises par le ministre de la F.O.M. ; si elles ne sont pas données à présent, elles seront arrachées demain » 35.
Ce n'est que l'année suivante que Pierre-Henri Teitgen créa un cadre général d'attachés de la F.O.M. qui devait remplacer le cadre d'administration générale de la F.O.M. ; l'effectif initial de ce cadre serait d'un millier de fonctionnaires, dont 80 % venant de l'ancien cadre général, 20 % venant des cadres territoriaux, donc Africains.
Un décret du 4 novembre 1955 recula de cinq ans la limite d'âge pour l'admission aux différents concours de l'École Nationale de la F.O.M. Cette mesure permit à des Africains, en plus grand nombre, de bénéficier de la formation de l'E.N.F.O.M.
L'africanisation se heurtait à des difficultés plus grandes dans l'Armée. En 1954, les officiers« autochtones » des troupes d'O.M. n'étaient que 31 contre 1 570 officiers européens 36.
Sur le sujet de la chefferie, le Haut-Commissaire Cornut-Gentille avait aussi exprimé un point de vue très net :
« Le chef tel qu'il s'inscrit dans la structure actuelle demeure une force, chancelante, mais une force. L'inadaptation de la chefferie aux structures modernes provient moins d'ailleurs de l'aspect même de ces institutions que de la dévaluation progressive de la qualité du chef : mauvais choix, absence de culture en face des évolués, habitudes féodales, imperméabilités aux tendances nouvelles. Dans une structure évolutive, mais non encore évoluée, le chef doit demeurer comme force traditionnelle encore nécessaire, comme agent de l'exécutif» 37 …
« Entre deux générations, le rôle de la chefferie coutumière demeure. Les pouvoirs publics en ont tellement conscience que le Parlement se préoccupe de donner un statut aux chefs » 38.
En réalité, au moment où Bernard Cornut-Gentille prononçait cette dernière phrase, le gouvernement n'était plus tellement décidé à donner à la chefferie ce statut dont on parlait depuis 6 ans.
Nous avons dit (cf. p. 151) la réaction négative de l'Assemblée nationale en face du projet de statut déposé le 7 juillet 1949 par le gouvernement. Ce statut fut d'ailleurs rejeté en février 1953 par l'Assemblée de l'U.F., en même temps que diverses propositions de loi élaborées par les partis. A cette occasion, Emile D. Zinsou avait rappelé la parole du gouverneur général Van Vollenhoven : « Le chef ne doit pas être celui qui plaît le plus à l'administration, mais celui qui plaît le plus à la population ». Et il demandait des chefs choisis selon la coutume, originaires du pays, peut-être formés dans une école spécialisée 39.
Mais l'Assemblée de l'U.F., à son tour, vit le projet qu'elle avait élaboré rejeté par la commission des T.O.M. de l'Assemblée nationale.
Au début de l'année 1954, Senghor déposa une proposition de loi visant à doter la chefferie d'un statut dont les dispositions principales seraient : si possible élection du chef à bulletins secrets et au suffrage universel, système de sanctions à l'égard des chefs indignes, rémunération convenable.
Mais ce texte n'eut pas plus de chance que les autres. Et lorsque, le 1er novembre 1955, le député Apithy et le sénateur Doucouré demandèrent au ministre de la F.O.M. où en était le statut de la chefferie, Pierre-Henri Teitgen répondit le 25 novembre :
« … La question se pose de savoir aujourd'hui si (…) il est opportun de doter la chefferie d'un statut par voie législative. La chefferie est en effet par définition d'essence coutumière et son propre est d'évoluer… On peut craindre que légiférer en la matière ne revienne à scléroser rapidement des traditions qui ne seront pas libres de s'adapter aux temps présents et donc de jouer leur rôle, un rôle capital cependant, dans la vie africaine ».
A cette raison principale de ne pas doter la chefferie d'un statut, le ministre en ajoutait deux autres : un texte unique ne peut pas convenir à des situations très diverses, et la doctrine officielle de décentralisation conduit à laisser les assemblées territoriales légiférer en la matière.
Sans attendre d'être dotés d'un hypothétique statut, les chefs coutumiers, dans certains territoires, prirent l'initiative de s'organiser en syndicats. Ainsi en Haute-Volta, le Syndicat des chefs traditionnels (en fait ceux du pays mossi) fut autorisé par décision du 6 février 1953. Son lancement fut précédé par une tournée du Mogho Naba, chef supérieur (parfois appelé « empereur ») des Mossi de Ouagadougou. Cette tournée, qui dura du 9 au 12 avril, fut l'occasion pour le Mogho Naba de faire des déclarations très «progressistes » :
« J'ai été peiné d'entendre qu'il y a encore parmi les chefs des gens qui n'ont pas compris que le pillage, les travaux forcés des champs comme des constructions, ne doivent plus avoir cours … Il y a des chefs qui ignorent encore ce que c'est qu'une personne. Sachez que tous, grands et petits, faibles ou puissants, femmes ou hommes, enfants ou adultes, en un mot tout ce qui s'appelle personne humaine, doit être protégé et respecté au même titre. Ce qui est bon dans la bouche du chef, l'est aussi dans la bouche du sujet » 40.
La première assemblée générale du Syndicat eut lieu à Ouagadougou le 28 avril 1953. Les mots d'ordre furent : respect de la loi, rejet des coutumes qui ne respectent pas la liberté de la femme, suppression de toute forme de travail obligatoire, initiatives pour le progrès de l'agriculture 41.
Visitant la Haute-Volta à la fin de l'année 1954, le Haut-Commissaire Cornut-Gentille rappelait que « les chefs sont pour le peuple et non le peuple pour les chefs », déclaration qui ne manquait pas de rencontrer l'approbation des jeunesses« évoluées ».
Ces mêmes jeunes s'indignaient, en Guinée, des revendications présentées au début de 1955 par les Almamy El Hadj Ibrahima Sory Dara Barry (Alfaya) et El Hadj Aguibou Barry (Soriya), dans un mémoire rédigé au nom des chefs coutumiers du Fouta-Djalon :
« Le Fouta, affirmait ce texte, forme un bloc hiérarchisé au sein duquel la chefferie religieuse sert de fondement à la chefferie temporelle … L'évolution s'installe et tout chef conscient de son rôle ne voudrait pas en être le frein ».
Attachés à leur rôle de magistrat coutumier et de dépositaire des droits domaniaux, les chefs demandaient à être désignés par un collège restreint, à recevoir une rémunération plus importante et à pouvoir demander à leurs administrés des prestations pour les travaux des champs. « Liberté », organe du Parti Démocratique de Guinée, s'indigna contre les « exigences de cette féodalité » 42.
Du 22 octobre au 3 novembre 1953, André Mutter, ministre des anciens combattants, visita tous les territoires de l'A.O.F. pour décorer des anciens combattants et remettre des drapeaux à leurs associations :
« Les anciens combattants d'O.M. sentiront ainsi que, sur le plan matériel comme sur le plan moral et social, le gouvernement entend leur reconnaître et leur garantir les mêmes droits. Plus de 40 000 Noirs d'A.O.F. sont titulaires de la carte du combattant. C'est à cette élite du sang que j'apporterai le salut et la considération du gouvernement » 43.
Nul doute que, sans mépriser ces signes d'estime, les anciens combattants auraient préféré que leurs pensions soient alignées sur celles de leurs camarades de la Métropole.
En 1948, l'Office fédéral des anciens combattants et victimes de la guerre avait lancé un programme de construction pour doter chaque territoire d'une « Maison du Combattant ». La dernière de ces Maisons fut mise en chantier à la fin de 1955 à Boghé (Mauritanie). L'ensemble du programme avait coûté 120 millions de francs CFA, dont 10 fournis par le budget général, 26 par les budgets locaux et 74 par l'Office national des anciens combattants.
La fin de la guerre d'Indochine entraîna le retour en A.O.F. des troupes engagées en Extrême-Orient. Le rapatriement des prisonniers libérés par le Viêtminh fut suivi avec attention par les autorités militaires et administratives : dans quelle mesure auraient-ils été « contaminés »par l'idéologie anti-colonialiste ?
La libération de 634 prisonniers fut annoncée en octobre 1954 44 :
Pays d'origine | Prisonniers libérés |
---|---|
Sénégal | 67 |
Mauritanie | 4 |
Guinée | 240 |
Côte d'Ivoire | 48 |
Haute-Volta | 85 |
Niger | 24 |
Soudan | 106 |
Soudan | 20 |
Les autorités militaires en Extrême-Orient ne manquèrent pas de calmer rapidement les inquiétudes des responsables d'A.O.F. : l'état sanitaire des ex-prisonniers était bon et « en ce qui concerne leur moral, il est excellent : il n'a pas été constaté d'individus intoxiqués par la propagande subversive du Viêtminh. Leurs préoccupations, surtout d'ordre matériel, se résument à savoir dans quelles conditions ils pourront être réglés de leurs droits, bénéficier des avantages octroyés par le Service social, récupérer leurs affaires personnelles détenues avant la capture, reconstituer les biens perdus auxquels ils sont attachés » 45.
Après cinq années de rôdage des institutions, il aurait fallu réorganiser de fond en comble tout l'édifice de l'Union Française (U.F.) en sanctionnant par des mesures législatives d'ensemble, voire des réformes constitutionnelles, l'évolution des territoires et de leurs élites. On se contenta de replâtrer pour cacher les fissures et de faire droit aux revendications les plus urgentes.
Notes
1. François Mitterrand. Présence française et abandon. Paris, Plon, (Tribune Libre n° 12), 1957, 243 pp. ; p. 166.
2. Marchés Coloniaux, 12 mai 1951
3. Vincent Auriol. Mon Septennat. Paris, Gallimard, p.453.
4. Nouvelle, n° 288, 11 février 1953. Auriol, op.cit., p. 527.
5. Interview de L.P. Aujoulat, dans Climats, cité par Afrique Nouvelle, n° 310, 15 juillet 1953.
6. Interview de L.P. Aujoulat, dans Climats, cité par Afrique Nouvelle, n° 310, 15 juillet 1953.
7. Marchés Coloniaux, 13 mars 1954.
8. Marchés Coloniaux, 26 juin 1954.
9. Afrique Nouvelle, n° 375, 13 octobre 1954.
10. Allocution hebdomadaire de Pierre Mendès France, citée par Afrique Nouvelle, n° 378, 3 novembre 1954.
11. Afrique Nouvelle, n° 389, 19 janvier 1955.
12. Id., n° 391, 2 février 1955.
13. François Borella. L'évolution politique et juridique de l'Union Française depuis 1946. Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1958,499 pp. ; pp. 152 ss.
14. Pierre Pflimlin, réponse faite le 3 décembre 1952 au Conseil de la République à la question orale posée par Raphaël Saller le 27 novembre 1952.
15. Bernard Cornut-Gentille. Les problèmes politiques de , rapport sans date (vraisemblablement 1954), p. 31.
16. Georges Rey, in Bulletin de l' AEPUF, n° 94, novembre 1955, p. 2.
17. J.O. R.F. du 7 février 1952, p. 1 589.
18. Circulaire n° 755 du 20 septembre 1951.
19. Lettre n° 730 INT/AP1 du 17 octobre 1951.
20. Assemblée de l'U.F., 1953, n° 270.
21. Discours du 2 mars 1954 au Grand Conseil de l'A.O.F.
22. Sourou Migan Apithy. Au service de mon pays, supplément au n° de septembre 1956 de Ouest-Afrique. Montrouge, Imprimerie des Etablissements Dalex, 1957, 268 pp. ; pp. 27 ss.
23. Afrique Nouvelle, n° 434, 29 novembre 1955.
24. Jacquinot au Grand Conseil de l'A.O.F., le 2 mars 1954.
25. Loi n° 51.586, J.O. R.F. du 24 mai 1951.
26. J.O. R.F. du 7 février 1952.
27. Cornut-Gentille, op .cit., pp. 11 ss.
28. Discours du 2 mars 1954 au Grand Conseil de l'A.O.F.
29. Circulaire n° 17 AP/1 du 7 janvier 1955.
30. Documents de l'Assemblée nationale, 1951 , n° 1 353 .
31. Afrique Nouvelle, n° 390, 16 janvier 1955.
32. Discours du 20 octobre 1952 au Grand Conseil de l'A.O.F.
33. Rapport n° 10 Dir.Cab.Tech. du 19 février 1954.
34. Marchés Coloniaux, 31 décembre 1955.
35. Cornut-Gentille, op. cit., p. 27.
36. Afrique Nouvelle, n° 342, 24 février 1954.
37. Cornut-Gentille, op. cit., p. 27.
38. Discours prononcé le 9 novembre 1955, lors de la remise des insignes d'Officier de la Légion d'Honneur à l'Almamy Koreïssi, grand conseiller du Soudan, cité par Afrique Nouvelle, n° 432, 15 novembre 1955.
39. Débats de l'Assemblée de l'U.F., séance du 5 février 1953.
40. Afrique Nouvelle, n° 303 du 27 mai 1953.
41. Id., n° 301, 13 mai 1955.
42. Id., n° 406, 17 mai 1955.
43. Id., n° 325, 28 octobre 1953.
44. Lettre n° 757/Cab.Mil. 3 du 6 octobre 1954.
45. Lettre n° 3289/EMIFT/1 du Général d'Armée, commissaire général de France et commandant en chef en Indochine, en date du 8 septembre 1954.