Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages
Première Partie
L'équivoque féconde de l'Assimilation (1944-1951)
Les milieux coloniaux s'estimaient heureux d'avoir contribué à faire rejeter une Constitution qui menaçait leurs intérêts par sa tendance à l'assimilation. En effet, « l'assimilation, ils la redoutaient comme une immixtion dans leurs affaires, l'intrusion du Parlement métropolitain, mal informé et dominé par des éléments de gauche qui leur étaient hostiles » 1. Il leur fallait donc faire voter un texte qui leur permettrait de conserver le pouvoir réel dans les territoires où ils étaient établis.
Ils reçurent un renfort inattendu. Le 22 juin 1946, à Bayeux, le général de Gaulle déclarait :
« L'avenir des 100 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est une organisation de forme fédérative … Réunis aux élus des Assemblées locales des T.O.M., les membres (du Sénat) formeront le Grand Conseil de l'Union », véritable assemblée fédérale qui aurait à connaître du budget, des relations extérieures, des rapports intérieurs, de la défense nationale, de l'économie et des communications de l'Union française 2.
Cette évolution de l'ancien chef du Gouvernement provisoire, autrefois champion de l'assimilation, fut sans doute inspirée par l'un de ses plus fidèles partisans, René Capitant, juriste réputé, qui venait de publier un projet « Pour une constitution fédérale ». « L'Union française sera fédérale ou ne sera pas », affirmait Capitant : chaque République fédérée aurait son autonomie et se doterait de sa propre constitution adaptée à ses conditions originales et approuvée par le législateur fédéral 3. Au moment où allait se réunir la deuxième Assemblée Constituante, les élus africains craignaient à juste titre de « voir remettre en question ce qui leur avait été reconnu par la précédente Assemblée » 4.
Jean Rose président de l'Association des colons de Côte d'Ivoire, avait été chargé de convoquer la deuxième session des États Généraux de la Colonisation française en Afrique Noire, qui devait se tenir à Abidjan. Par suite du rejet de la Constitution et des nouvelles élections, la réunion fut reportée.
Les milieux coloniaux en profitèrent pour préparer l'opinion. Un premier Manifeste colonial parut au début de juin, signé par l'Académie des Sciences coloniales, les Comités de l'Afrique française, de l'Asie française, de l'Océanie française et de l'Empire français, le Journal de la Marine Marchande, la Ligue Maritime et Coloniale et Marchés Coloniaux 5.
Ce texte dénonçait « l'internationalisme révolutionnaire qui s'est donné pour tâche de dresser l'autochtone contre le colon et les T.O.M. contre la France métropolitaine, de saper la puissance et l'oeuvre civilisatrice de la France ». Le résultat en avait été la première Constitution qui mettait la France en minorité dans l'Union, et, dans les Territoires, les Français métropolitains en minorité également par suite de l'instauration du suffrage universel et du collège unique.
Le remède ? L'institution de la double citoyenneté et donc du double collège électoral et l'extension des pouvoirs des assemblées locales, organisées en fonction des circonstances propres à chaque territoire. La représentation dans les assemblées métropolitaines serait réservée aux citoyens français.
Six semaines plus tard, les mêmes signataires publiaient un second manifeste 6. Ce document réclamait l'abrogation de la loi sur la citoyenneté et précisait la structure fédérale souhaitée par les colons. Un Conseil des États serait composé par les ministres chargés des affaires fédérales et par des délégués dûment mandatés par les États associés. Un Conseil de l'Union serait constitué par les Assemblées métropolitaines auxquelles seraient adjoints des membres élus au double collège par les Territoires.
Avant même que s'ouvre la session des États-Généraux, les conclusions en étaient donc connues. L'administration ne cachait pas son appui à cette orientation : le Gouverneur général de l'A.O.F. invitait chaque gouverneur à envisager la possibilité de payer, sur le compte du budget local, le passage par avion, aller et retour, pour un ou deux délégués 7.
L' A.O.F. fut représentée par une vingtaine de délégués :
Les travaux durèrent près d'un mois, du 30 juillet au 24 août et se déroulèrent à Paris, au siège du Comité de l'Empire français. Cinq commissions étudièrent tous les aspects de la colonisation. La plus importante, celle de la Constitution, se rallia à une Union française fédérale, à une double citoyenneté (citoyenneté française et citoyenneté d'Union) et donc au double collège électoral.
A la séance de clôture, Jean Rose donna du travail forcé une explication nouvelle et inattendue :
« Le travail obligatoire a été institué pour attaquer la colonisation en temps utile, car au moment où on nous imposa cette mesure, nous avions tous des travailleurs volontaires sans difficulté … » 8.
Un Comité d'Action de l'Union française fut constitué. Parmi ses membres, on relevait les noms de MM. Abile-Gal, de Côte d'Ivoire, Graziani, vice-président de la Chambre de Commerce de Dakar et secrétaire général du Syndicat Patronal d'Afrique de l'Ouest, et Rose, président du Syndicat Agricole et de l'Association des Colons de la Côte d'Ivoire. Le secrétaire général était Daniel Godard, ingénieur des Arts et Métiers, délégué du Groupement des intérêts économiques de la Haute-Côte d'Ivoire (Bobo-Dioulasso).
La loi électorale votée le 5 avril 1946 par la première Assemblée Constituante instituait le collège électoral unique. Mais le décret n° 46 823 du 26 avril1946 qui convoquait les électeurs pour le 2 juin précisait :si la Constitution est adoptée, il s'agira d'élections à l'Assemblée Nationale selon la loi du 5 avril ; si la Constitution est rejetée, il s'agira d'élections pour une nouvelle Constituante et elles se feront, comme pour la première, selon l'ordonnance du 22 août 1945. Le collège unique fut ainsi emporté par le vote du 5 mai qui rejeta la Constitution. C'est donc sous le régime du double collège qu'eurent lieu le 2 juin 1946 les élections à la deuxième Assemblée Nationale Constituante. Tous les résultats furent acquis dès le premier tour, à l'exception des sièges du premier collège du Soudan-Niger et de la Côte d'Ivoire, pour lesquels un deuxième tour fut nécessaire le 30 juin.
Pour la circonscription Sénégal-Mauritanie, les deux députés sortants, Lamine Guèye et Senghor, furent réélus avec une majorité plus écrasante encore qu'en octobre 1945.
Au Soudan-Niger, Fily Dabo Sissoko, mieux connu qu'en 1945, fut facilement réélu. Au premier collège, Maurice Kaouza ne se représentait pas ; Robert Lattes battit de justesse Me Silvandre et seulement au deuxième tour.
En Guinée, au premier collège, Maurice Chevance-Bertin n'était pas candidat, ce qui permit à Ferracci de l'emporter assez facilement. Yacine Diallo retrouva aisément son siège du deuxième collège.
Au Dahomey-Togo, la réélection du P. Bertho et de S.M. Apithy fut une simple formalité.
Les élections en Côte d'Ivoire furent marquées par quelques péripéties significatives. François Reste, élu du premier collège, s'était condamné politiquement le jour où, dans une déclaration à la tribune de l'A.N.C., il avait apporté son soutien à la campagne d'Houphouët-Boigny contre le travail forcé 9. Malgré cela, il ne fut battu qu'au deuxième tour par André Schock, soutenu par le M.R.P.
Au deuxième collège, le Mogho Naba envisageait de laisser son frère, Etienne Congo, se présenter contre Houphouët-Boigny. Mais conseillés par Albert Mouragues, alors commandant de cercle à Ouagadougou, le Mogho Naba et ses chefs finirent par organiser l'abstention. Les administrateurs, « qui ressentaient l'erreur de ne pas avoir érigé le pays mossi en circonscription électorale … , sûrs de la sécurité des dispositions prises, avaient rédigé à l'avance les procès-verbaux pour chaque bureau dans une forme impeccable » 10. Cette abstention massive d'une partie de la Haute-Côte d'Ivoire n'empêcha pas la réélection d'Houphouët-Boigny. Mais elle pesa lourd dans la décision de reconstituer le territoire de la Haute-Volta.
Le M.R.P., avec 169 élus, était revenu en force à l'Assemblée tandis que les communistes (153) et surtout les socialistes (129) avaient perdu des sièges. Les radicaux (32), l'U.D.S.R. (21) et les partis de droite (67) conservaient leurs positions.
Lamine Guèye, Senghor, Sissoko, Yacine Diallo et Apithy furent rejoints à la S.F.I.O. par Ferracci. Le P. Bertho, Lattes et Schock étaient inscrits au groupe M.R.P., Houphouët-Boigny restait apparenté au groupe communiste.
L'intergroupe créé à la première Constituante réunissait les élus des deux collèges. La réaction coloniale incita les députés « autochtones » à se retrouver entre eux pour faire bloc. Ils se réunirent le 22 juillet 1946 sous la présidence du doyen Lamine Guèye et se déclarèrent « fermement décidés à lutter pour le maintien des droits qui ont déjà été acquis par les populations des T.O.M. dans la Constitution du 19 avril1946 et qui représente à leurs yeux un minimum » 11.
La réponse des milieux coloniaux ne se fit pas attendre :
« On veut faire entériner le bluff des lois arrachées à une cinquantaine de députés qui avaient obtenu de leurs collègues l'abandon honteux de leur droit de décision dans des questions vitales pour la France … (qui) a elle aussi conquis un droit dans ses T.O.M. : celui d'y rester et de gouverner. Elle peut compter sur nous pour défendre ce droit jusqu'au bout » 12.
Dès la première réunion de la nouvelle Assemblée, le gouvernement Gouin avait démissionné. Les constituants, par 466 voix sur 536, portèrent Vincent Auriol (S.F.I.O.) à la présidence de l'Assemblée, et le 19 juin, chargèrent Georges Bidault (M.R.P.) de former le nouveau gouvernement, par 390 voix sur 545, les communistes et apparentés ayant voté contre. Le 26 juin, Marius Moutet retrouvait son portefeuille de ministre de la F.O.M.
La commission des T.O.M. était présidée par un professeur agrégé de géographie, Jean-Jacques Juglas (M.R.P.), assisté des vice-présidents Lamine Guèye et Antier et des secrétaires Mme Félix Eboué et Aimé Césaire. Elle se trouvait en face de trois textes principaux.
L'intergroupe des élus d'Outre-mer présentait, par la voix d'Apithy, un projet de Titre VIII consacré à l'Union française, une « Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs » (art. 107). La citoyenneté était reconnue à tous les ressortissants (art. 111). « Les progrès que les peuples de l'U.F. accompliront avec le peuple français devront les conduire à la libre disposition d'eux-mêmes » (art. 110). Pour l'organisation de l'U.F., le statu quo serait maintenu en attendant que se réunisse une Constituante composée en majorité d'élus africains. Les peuples d'Outre-mer auraient un délai de vingt ans pour opter entre l'intégration et la sécession.
Le Dr Aujoulat (Cameroun) présentait un contre-projet M.R.P. L'organe essentiel de l'Union serait une Assemblée de l'Union française, composée de 100 élus désignés par l'Assemblée nationale et le Conseil de la République (métropolitains) et 100 députés d'Outre-mer. Cette Assemblée voterait les lois applicables à l'ensemble de l'U.F. Le Président de la République française, qui serait aussi Président de l'Union, serait élu par le Parlement métropolitain et l'Assemblée de l'U.F. Chaque territoire aurait à sa tête un Commissaire résident, qui siégerait au Conseil des ministres quand celui-ci traiterait des affaires d'Outre-mer. Des parlements locaux élus au double collège géreraient les intérêts propres à chaque territoire.
Pour l'U.D.S.R., l'U.F. devrait être une association de nations, territoires d'Outre-mer et États associés et protégés, sous la haute autorité du Président de la République française, président de droit de l'Union. Les élus coloniaux siégeraient à l'Assemblée de l'U.F. à l'exclusion de toute autre représentation dans les Assemblées métropolitaines.
Un quatrième texte, une « Charte de l'Union française », projet de Titre VIII, fut communiqué le 23 juillet à la commission, par Alexandre Varenne, ministre d'État, président du comité interministériel de l'U.F. Cette initiative gouvernementale fut fraîchement accueillie : elle représentait une intrusion dans le domaine des constituants. Néanmoins la commission accepta de justesse que les textes relatifs aux organes permanents de l'Union soient inclus dans le projet constitutionnel.
Les différents textes furent présentés à la commission de la Constitution, présidée par André Philip. Les élus d'Outre-mer y défendirent l'essentiel de leurs revendications : maintien du statu quo en attendant l'élaboration d'une Constitution propre à l'U.F., reconnaissance des droits acquis, maintien d'une représentation à l'Assemblée nationale au moins égale à celle obtenue dans l'Assemblée Constituante. Le projet adopté fin juillet par la commission était, dans ses grandes lignes, celui de l'intergroupe des élus d'Outre-mer.
Il fut présenté à la Constituante le 31 juillet par un rapport de Coste-Floret qui en dégageait les trois points essentiels :
« L'Union française est une Union fondée sur l'égalité des droits et devoirs » (art. 107).
« Les peuples de l'U.F. auront la faculté de choisir dans le cadre de cette Union, soit un statut d'État libre lié à la France par un traité international, soit une autonomie politique, soit une intégration complète à la République » (art. 110).
Tous ceux qui le veulent pourront librement devenir citoyens, tout en conservant leur statut personnel.
Des assemblées locales élues au suffrage universel direct élaboreront le statut de chaque territoire en accord avec le Parlement (art. 114). Les T.O.M. seront représentés au Parlement métropolitain tant que les institutions de l'Union ne seront pas en place (art. 115).
Le projet vint en débat à l'Assemblée le 27 août. Édouard Herriot, le patriarche radical, se livra à une violente attaque contre ce « fédéralisme acéphale et anarchique », contre la généralisation de la citoyenneté qui aboutira à faire de la France « la colonie de ses colonies », contre la constitutionnalisation de la sécession qui donnera au citoyen d'Outre-mer plus de droits que le citoyen français.
Dans la confusion, on demanda au gouvernement de présenter un nouveau projet. Ce fut le projet Moutet, accepté par le Conseil des ministres du 4 septembre et présenté le 11 à la commission. Ce texte reprenait l'essentiel des propositions Aujoulat et Varenne :les organes de l'Union seraient le Président, le Haut-Conseil et l'Assemblée. Le ralliement du M.R.P. au projet Moutet . emporta la décision de la commission.
De nouveau Coste-Floret rapporta le projet devant l'Assemblée et présenta la Présidence, le Haut-Conseil et l'Assemblée de l'U.F. comme des ébauches de gouvernement et d'assemblée fédéraux. Les assemblées locales, dont lestatut serait fixé par des lois ultérieures, seraient élues au double collège.
Le débat qui suivit, les 18 et 19 septembre, vit les députés d'A.O.F. jouer à fond la carte de l'assimilation pour combattre des dispositions constitutionnelles qui feraient des Africains des citoyens de seconde zone :
« Il n'y a pas de séparatistes sur ces bancs !… Travaillons de tout notre coeur pour une Union française, plus belle, plus grande, plus forte, où il fera bon vivre, différents mais ensemble ».
Houphouët-Boigny
« Nous avons montré une vigilante méfiance à l'égard des projets de fédéralisme qui, depuis le 2 juin, ont poussé comme des champignons … L'Union française doit être une conjonction de civilisations, un creuset de cultures … Elle est un mariage plutôt qu'une association. C'est ainsi qu'ensemble, nous créerons une nouvelle civilisation dont le centre sera Paris, un humanisme nouveau qui sera à la mesure de l'univers et de l'homme en même temps ».
Senghor
« Jamais il n'a été question d'ébranler une seule fois les assises de la République, mais il s'agit au contraire de créer un ciment de plus en plus solide pour nous lier les uns aux autres dans un climat de liberté.»
Lamine Guèye
« Quelles sont les aspirations des populations que je représente dans cette Assemblée ? Elles demandent à être intégrées dans la famille française … Il faut espérer que cette Union française sera réalisée et que les territoires de la F.O.M. deviendront un jour des provinces françaises. »
Yacine Diallo
« Le paria que je suis ne peut que rendre hommage à la France qui a bien voulu que des Noirs montent à cette tribune et disent leurs aspirations sans contrainte et sans aucun assujettissement à ce qui ne serait pas conforme à leur pensée … Je suis fier d'être Français … Jusqu'à la fin des temps nous sommes et nous demeurerons Français. »
Fily Dabo Sissoko
Seul Apithy fit entendre un autre son de cloche :
« Notre idéal n'est pas d'être des citoyens français. Nous voulons simplement jouir, dans notre pays, des mêmes droits et des mêmes libertés que les Français qui sont chez nous ».
C'est justement sur ce point que la crise éclata. Les députés africains, et même Ferracci, député du 1er collège de Guinée, réclamèrent en vain l'institution du collège unique pour les élections. Devant l'impasse, le ministre demanda le renvoi à la commission. Celle-ci décida, à la majorité, de maintenir le double collège et même de l'inscrire dans la Constitution. Les commissaires africains quittèrent aussitôt la salle de séances, et peu après, tous les élus d'Outre-mer remirent leur démission collective au ministre de la F.O.M. Cette attitude intransigeante reçut le soutien de toutes les organisations politiques sénégalaises qui, dans un télégramme du 22 septembre, affirmaient que l'établissement du double collège était « susceptible de déclencher des troubles très graves en Afrique ».
L'arbitrage de Georges Bidault, président du Conseil, permit de trouver une solution de compromis : la citoyenneté serait inscrite dans la Constitution et le double collège en serait retiré.
Le texte définitif de la Constitution fut adopté le 28 septembre par 446 voix contre 105 ; les communistes, les socialistes et le M.R.P. avaient voté pour, les radicaux et la droite contre, beaucoup de députés d'Outre-mer s'étaient abstenus.
Le référendum du 13 octobre 1946 fut, assez étroitement, en faveur de la Constitution : 9 297 470 voix pour, 8 165 459 contre. Dans les T.O.M., les abstentions dépassèrent 50 % : 599 217 votants seulement sur 1 238 733 inscrits. Le« non » l'emporta : 335 090 contre seulement 258 438 « oui ».
La réaction coloniale avait réussi à briser l'élan déclenché par la Conférence de Brazzaville : le passage « par étapes de la décentralisation administrative à la personnalité politique » était compromis ; au lieu d'une « représentation des colonies auprès du pouvoir central… beaucoup plus large et plus efficace que par le passé », la loi électorale du 5 octobre réduisait cette représentation par la limitation du corps électoral, le maintien partiel du double collège et l'attribution d'un nombre restreint de sièges (cf. infra). Certaines libertés acquises étaient remises en question, sinon en droit, du moins en fait : la citoyenneté et ses conséquences, l'accroissement de pouvoirs des assemblées locales, etc.
Mais un fait irréversible s'était produit : « les peuples colonisés émergeaient de la nuit du colonialisme et de leur propre nuit » (Doudou Guèye). Cette prise de conscience s'exprima dans le Manifeste publié en septembre 1946 et signé par cinq députés africains d'A.O.F. (le sixième, L.S. Senghor, qui s'était marié le 12 septembre, était absent de Paris et envoya son adhésion par télégramme), auxquels s'étaient joints Jean-Félix Tchicaya, député du Gabon-Moyen- Congo, et Gabriel d'Arboussier, ancien député du premier collège de la même circonscription.
Refusant le fédéralisme du M.R.P., « qui n'est qu'une chape de plomb jetée sur l'originalité africaine » et « l'autonomisme », ce Manifeste du « refus historique de soumission du Nègre » (Doudou Guèye) fixait les objectifs du rassemblement convoqué à Bamako, « au centre de l'A.O.F., dans ce Soudan de la fermeté et de l'originalité africaines » : par l'union de tous les Africains, se libérer du colonialisme pour entrer, avec tous les droits politiques, sociaux et culturels, dans une union librement consentie des populations d'Afrique et du peuple de France.
Les milieux coloniaux virent le danger de cette contre-réaction africaine. La S.F.I.O. et le M.R.P., qui étaient au pouvoir en France avec les communistes, soupçonnaient ceux-ci de téléguider le mouvement. Le M.R.P., d'inspiration chrétienne, ne pouvait pas laisser le marxisme gagner du terrain en Afrique. La S.F.I.O. considérait la F.O.M. comme son fief, elle détenait le portefeuille de la F.O.M. en la personne de Marius Moutet. Le ministre mena une double action : l'administration coloniale fut invitée à dresser tous les obstacles possibles sur la voie du rassemblement africain et c'est ainsi que des délégués de l'A.E.F. furent empêchés de venir à Bamako ; d'autre part les élus socialistes reçurent, de leur parti, la consigne de s'abstenir.
Le soutien apporté par les communistes au mouvement africain manqua de discrétion. Raymond Barbé, responsable de la section coloniale au Parti Communiste Français (P.C.F.), était un militant zélé et inconditionnel. Il révéla à Houphouët-Boigny le complot, parlant de « trahison » et de « corruption ». Fily Dabo Sissoko, interrogé par Houphouët-Boigny, reconnut facilement que les élus socialistes avaient été contactés par les milieux coloniaux ; qu'au même moment Lamine Guèye partait par le train pour Marseille où il s'embarquait sur le « Médie II » et arriverait donc trop tard pour participer au Congrès ; que, lui-même, s'il était solidaire des autres élus pour lutter contre les injustices de « l'ordre colonial », refusait une alliance avec les communistes pour détruire le système.
Dix ans plus tard, en janvier 1957, à Dakar, devant le Congrès de la Convention Africaine, L.S. Senghor reconnaîtra « la faute qu'ont commise les députés sénégalais d'alors en refusant d'aller au Congrès de Bamako. J'étais d'avis d'y aller… Mon tort a été d'obéir aux ordres qui m'étaient imposés de l'extérieur ».
Yacine Diallo obéit d'autant plus facilement à la consigne d'abstention qu'il craignait de se couper de sa base électorale composée surtout des chefs féodaux du Fouta-Djalon et des gros commerçants malinkés.
La plupart des élus arrivèrent à Dakar le 15 octobre par voie aérienne, Houphouët-Boigny et G. d'Arboussier dans l'ancien avion personnel du maréchal Goering, devenu celui de Charles Tillon, ministre communiste de l'Armement. Dans la capitale fédérale, les deux organisations les plus « progressistes », le C.E.F.A. et le G.E.C., avaient déjà désigné leurs délégations, dirigées respectivement par Abdoulaye Sadji et Joseph Corréa. Ces militants, avant de se rendre à Bamako, contestèrent avec force les positions, trop modérées à leur goût, des initiateurs du Rassemblement.
A Bamako, le surlendemain, F.D. Sissoko fit une dernière tentative pour déjouer la « manoeuvre communiste ». Dans un meeting improvisé sur la place de la République, du haut d'un camion transformé en tribune, il harangua la foule, mais fut combattu par Houphouët-Boigny, venu inopinément lui porter la contradiction.
Après plusieurs reports, la séance d'ouverture eut lieu finalement le 19 octobre à 10 h 20 dans le grand réfectoire du Lycée Terrasson du Fougères, où avaient pu entrer environ 800 personnes, tandis que la foule restait massée à l'extérieur. Les représentants du Soudan (Parti Progressiste Soudanais, Bloc Soudanais et Parti Démocratique Soudanais) et de la Côte d'Ivoire (Parti Démocratique de la Côte d'Ivoire) 'étaient les plus nombreux. Les Guinéens avaient dix délégués. Le Niger était représenté par Hamani Diori et Boubou Hama, le Dahomey par Apithy et E.D. Zinsou, le Sénégal par Corréa et A. Sadji. Le Togo, le Cameroun et le Tchad avaient aussi envoyé des délégués. De tous les partis métropolitains, le Parti Communiste était le seul à avoir répondu à l'invitation.
Présidant la séance d'ouverture, Fily Dabo Sissoko se désolidarisa une fois de plus du Congrès, mais il était isolé. Après un discours d'Houphouët-Boigny qui reprit les grandes lignes du Manifeste, les débats menacèrent de s'enliser dans des questions de personne, notamment au sujet de la réconciliation des leaders locaux. Les dirigeants et les militants étaient encore novices dans l'art difficile de l'organisation de tels rassemblements : l'enthousiasme ne suffisait pas à pallier le manque de préparation. A la demande de Zinsou, trois commissions furent organisées pour étudier les problèmes politiques (rapporteur : William, de Côte d'Ivoire), économiques (rapporteur : Delafosse, de Côte d'Ivoire) et sociaux (rapporteur : Madeira Keita, Soudanais de Guinée).
[Note. — Sur le support du Parti communiste français et sur les tensions durant le congrès;, consulter Jean Suret-Canale, Les Groupes d'Etudes communistes et Pierre Kipré Le congrès de Bamako ou la naissance du RDA. — T.S. Bah.]
La séance plénière du dimanche 20 octobre, présidée par Mamadou Konaté, fut consacrée à l'audition des rapports. Ceux-ci, rédigés par les « intellectuels » du mouvement et bien qu'inspirés par une véritable « foi », n'exprimaient pas toujours les aspirations des masses. Dès ce moment s'amorçait le divorce entre ces hommes qui, influencés par le Parti Communiste, colportaient des idées importées, et le peuple qui, avide de liberté et de dignité, aspirait à se prendre en charge lui-même et à trouver, dans l'action, la solution à ses problèmes spécifiques.
Une commission des résolutions fut désignée : elle comprenait quatre délégués par territoire, sous la présidence d'Houphouët-Boigny. Les débats furent passionnés. Le Dr Zinsou, que ses interventions au Congrès avaient fait plébisciter comme futur secrétaire général, voulait que le mot « autonomie » figure dans la résolution finale. Il était soutenu par Boubou Hama : les représentants des territoires les plus éloignés de Dakar voulaient surtout émanciper leurs pays de la lourde tutelle du Gouvernement général. Mais Zinsou avait aussi dénoncé une autre tutelle : celle du P.C.F. sur le Rassemblement naissant ; celui-ci ne pouvait pas être un simple instrument de la stratégie globale de l'Internationale communiste. Zinsou fut battu et dut démissionner des fonctions qu'il n'avait pas encore assumées.
C'est Gabriel d'Arboussier qui présenta au Congrès la résolution générale.
Ce texte dénonçait surtout l'injustice de la loi électorale qui limitait la représentation des Africains aux différentes Assemblées. Il appelait tous les élus à se retrouver en une union, appuyée sur un mouvement qui regrouperait tous les partis locaux. L'organisation en serait confiée à un Comité de Coordination, qui fut élu pour six mois au terme de longues tractations. Autour du président Houphouët-Boigny, il y avait quatre vice-présidents : Fily Dabo Sissoko, Sourou Migan Apithy, Félix Tchicaya et Mamadou Konaté. Le secrétaire général était Fily Sissoko, de Côte d'Ivoire.« Il ne s'agissait ni d'un parti prolétarien, encore moins socialiste ou communiste, ni d'un parti nationaliste, mais d'un mouvement démocratique affirmant la personnalité africaine, acceptant une union dans un cadre étatique avec la France et les autres pays associés à celle-ci » (G. d'Arboussier). Ce mouvement s'appellerait le Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.).
Le Congrès s'acheva le lundi 21 octobre dans la soirée par un meeting tenu au stade Frédéric Assomption. Après le discours de clôture de Félix Houphouët-Boigny, Mamadou Konaté et Fily Dabo Sissoko scellèrent publiquement (et provisoirement…) leur réconciliation et le député du Soudan invita la foule à chanter la Marseillaise. « Tous les hommes rassemblés à Bamako venaient de retrouver leur âme » (Doudou Guèye).
Les statuts prévoyaient que le Mouvement ne reconnaîtrait qu'un seul parti par territoire.
En Côte d'Ivoire, berceau du R.D.A., il y avait un Rassemblement Africain, simple union électorale entre le Parti Progressiste, de Kacou Aoulou, et le Parti Démocratique (P.D.C.I.) engendré par le Syndicat Agricole Africain, auxquels s'ajoutait le mouvement « Six Cercles de l'Ouest » de Djaument. Cette alliance se rompit à la fin de 1946, et le P.D.C.I. resta seule section officielle du R.D.A.
De retour au Sénégal, Doudou Guèye fonda l'Union Démocratique Sénégalaise (U.D.S.). Hamani Diori et Boubou Hama formèrent au Niger le Parti Progressiste Nigérien (P.P.N.).
La section guinéenne vit le jour en 1947 : le Parti Démocratique de Guinée (P.D.G.), de Sékou Touré et Madeira Keita, naquit du Parti Progressiste et du noyau de syndicat C.G.T.
[Erratum. — Le collectif fondateur du P.D.G. incluait Sékou Touré et Madeira Keita, mais il ne se limitait pas à eux. André Lewin fournit les précision sur les années 1947 et 1948. — T.S. Bah]
Au Soudan, le Parti Démocratique, créé par des militants du G.E.C. et notamment Mamadou Konaté, fut rebaptisé Union Soudanaise.
Dès la reconstitution de la Haute-Volta (1948), le Parti Démocratique Voltaïque, implanté surtout dans l'Ouest, devint section du R.D.A., sous l'impulsion de Ouezzin Coulibaly, Djibril Vinama et Ali Barraud.
Un des vice-présidents du Mouvement, Apithy, venait du Dahomey. Très vite, il se sépara du R.D.A. Il n'y eut donc pas de section locale vraiment organisée, plutôt un noyau de sympathisants, originaires surtout de Porto-Novo, qui se développera à partir de septembre 1947, à la suite d'un congé d' Alexandre Adandé, militant R.D.A. venu de Dakar.
Quelques jours après le Congrès de Bamako, le Journal Officiel de la République Française (28 octobre 1946, p. 9.166 s.) publiait la Constitution adoptée par le référendum du 13 octobre.
Quelles étaient donc les grandes lignes de ce cadre à l'interieur duquel l' A.O.F. allait désormais évoluer ?
L'U.F. groupait trois collectivités de droit international :
Les statuts respectifs des diverses composantes de l'Union étaient susceptibles d'évolution (article 75). A la tête de l'Union, il y avait trois organes centraux :
La Conférence de Brazzaville avait souhaité une représentation accrue et efficace des populations d'Outre-mer dans les Assemblées centrales. Ce voeu pouvait se réaliser selon deux modes opposés : ces populations seraient représentées uniquement dans une Assemblée ·fédérale dotée de pouvoirs législatifs ; ou bien elles auraient, dans les Assemblées métropolitaines, la représentation égalitaire à laquelle leur donnait droit la qualité de citoyens reconnue à tous les anciens ressortissants.
Les constituants ne surent pas choisir. Ils accordèrent aux peuples d'Outre-mer une représentation fixée de façon arbitraire : 38 députés pour 29 millions d'habitants, soit un pour 800 000 habitants, alors que les 544 députés métropolitains représentaient chacun 80 000 habitants. Le déséquilibre était moins criant au Cpnseil de la République : 44 sénateurs d'Outre-mer sur un total de 320.
Cette sous-représentation était aggravée par les limitations imposées à l'exercice du suffrage : le collège électoral était restreint, contrairement aux dispositions de l'article 82 : « Le statut personnel ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyens français ». Le maintien du double collège en A.E.F. et à Madagascar était également une entorse grave à la Constitution.
A l'échelon local, les T.O.M. devaient être dotés d'un statut particulier fixé par la loi après consultation de l'Assemblée de l'U.F. et des Assemblées locales. Mais d'emblée, le préambule de la Constitution avait modifié la perspective fixée par la Conférence de Brazzaville. Il ne s'agissait plus d'accorder aux T.O.M. « la liberté de se gouverner eux-mêmes », mais « la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ».
En fait l'autorité réelle restait entre les mains des dirigeants métropolitains : « Fort habilement, nos gouvernements ont transformé la maison de la rue Oudinot (siège du ministère des colonies) en un « ministère de la France d'Outre-mer », et l'Empire est devenu « Union » … Mieux vaut changer le nom et garder la chose » 17. On ne peut pas être plus cynique.
Dans les T.O.M., les « pouvoirs de la République » restaient entre les mains d'un représentant nommé par le gouvernement français et responsable devant lui seul (art. 76). Une Assemblée élue était créée dans chaque Territoire, mais sa composition et sa compétence seraient fixées par la loi (art. 77). L'article 78 reconnaissait implicitement l'existence de groupes de territoires, dont les intérêts seraient gérés par une « Assemblée composée de membres élus par les Assemblées territoriales ».
Les milieux coloniaux pouvaient se féliciter : la nouvelle Constitution était meilleure pour eux que la précédente, les ferments dangereux que contenaient les recommandations de Brazzaville avaient été neutralisés.
Mais c'était une victoire à court terme. Les premiers élus africains avaient compris qu'au sein des partis métropolitains, ils seraient utilisés pour défendre des intérêts purement français. Leur prestige auprès des populations locales avait été accru par les libertés conquises. Ils pouvaient désormais jouer leur propre jeu, organiser sur place des partis, qui, le moment venu, appuieraient des revendications purement africaines.
Notes
1. Hubert Deschamps. Les méthodes et tes doctrines coloniales de la France, Paris, Armand Colin, 1953, 222 pp., p. 192.
2. Marchés Coloniaux, n° 32, 22 juin 1946.
3. Paris, Renaissance, 1946.Marius Moutet, conférence de presse à l'issue de la Conférence des Hauts-Commissaires et Gouverneurs généraux, cité par Paris-Dakar, n° 3206, 31 juillet 1946.
4. Marius Moutet, conférence de presse à l'issue de la Conférence des Hauts-Commissaires et Gouverneurs généraux, cité par Paris-Dakar, n° 3206, 31 juillet 1946.
5. Marchés Coloniaux, n° 30, 1er juin 1946.
6. Id., n° 35, 13 juillet 1946.
7. Lettre n° 312/SEC/2 du 9 juillet 1946.
8. Les États-Généraux de la Colonisation Française, brochure de 64 pp., éditée par le Comité d'Action de l'Union française.
9. Assemblée nationale, Annexes au Rapports de la Commission chargée d'enquêter sur les incidents survenus en Côte d'Ivoire, n° 11348, pp.18-19 (déposition d'Houphouët-Boigny).
10. Albert Mouragues. Une goutte d'eau dans la mer, manuscrit inédit, pp.138-139.
11. Communiqué du 23 juillet 1946 de la direction de l'information du ministère de la F.O.M.
12. Christian Moreux, in Marchés Coloniaux, n° 37, 27 juillet 1946.
13. Principaux documents utilisés pour la rédaction de ce paragraphe : Comptes rendus analytiques de l'Assemblée nationale constituante élue le 2 juin 1946; Marchés coloniaux, n° 38 du 3 août 1946, n° 42 du 31 août 1946, n° 45 du 21 septembre 1946; Paris-Dakar, de juin à septembre 1946; Hubert Deschamps, op.cit., pp.193 ss.
14. Principaux documents utilisés pour la rédaction de ce paragraphe : Le R.D.A. dans la lutte anti-impérialiste, Paris, Impressions Rapides, publié le 21 octobre 1948 par le R.D.A. ; Assemblée nationale, Annexes, op . cit. (notamment p. 23) ; Doudou Guèye. Sur les sentiers du Temple, Ventabren, les Rouyat Éd., 1975, 160 p. ; Id. : Les conditions politiques de la naissance du R.D.A., in Fondation Houphouët-Boigny, n° 1, juillet 1977, pp. 44 ss. ; Gabriel d'Arboussier. Mémoires inédits ; Emile Derlin Zinsou : intervention à l'Assemblée de l'U.F., séance du 9 février 1950, J.O.A.U.F., n° 11 du 10 février 1950 ; Id. : Pour un socialisme humaniste, Yverdon (Suisse), Kesselring Éd., 1975, 158 pp., pp.23-24 ; Ahmed Sékou Touré. L'Afrique et la Révolution, Paris, Présence Africaine, s.d., 398 pp. ; Paris-Dakar, n° 3271 à 3283, octobre 1946.
15. Vincent Auriol. Journal du Septennat, Paris, Gallimard, Tome 1, p. 121.
16. Ibid., p. 609.
17. Marchés Coloniaux, n° 54, 23 novembre 1946.