webAfriqa / Bibliothèque / Histoire politique


Joseph-Roger de Benoist
L'Afrique occidentale française
de la Conférence de Brazzaville (1944) à l'indépendance (1960)

Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages


Previous Home Next

Première Partie
L'équivoque féconde de l'Assimilation (1944-1951)

Chapitre V.
Les institutions locales

A. L'Administration Coloniale

1. Modifications territoriales

Depuis la création de l'A.O.F., les rectifications de frontières entre les colonies avaient légèrement modifié la géographie du groupe. Des projets de redécoupage n'avaient jamais abouti. Seule la Haute-Volta, créée le 1er mars 1919, avait été supprimée le 5 novembre 1932 1.
Après la deuxième guerre mondiale, le Gouverneur général Cournarie n'excluait pas des modifications de frontières, mais refusait toute réforme dans l'immédiat :

« Le remaniement territorial de la Fédération et le regroupement des colonies ont été étudiés et aucune solution satisfaisante n'est apparue … Les colonies existent dans leur forme depuis trop longtemps pour qu'elles n'aient point pris une figure propre, développé une individualité et parfois un caractère tranché » 2.

Il confirma cette position six mois plus tard 3 et son successeur, à son tour, estima qu'il n'était pas opportun de faire des rectifications de frontières tant que les populations ne pouvaient pas être consultées par la voix de leur représentant élu 4. Et pourtant, beaucoup de ces élus étaient sans doute d'accord avec Fily Dabo Sissoko, lorsqu'il déclarait :

« Ces délimitations resteront-elles intangibles ? … (Elles) peuvent donner naissance à ce que j'ai pu appeler des zones d'abandon, … ces coins de territoire que leur excentricité place en marge des courants normaux et habituels de la vie sociale … Des ethnies qui devraient évoluer de concert restent arbitrairement séparées ; d'autres, qu'on voudrait regrouper, n'éprouvent aucun plaisir à cela » 5.

Depuis le 27 novembre 1924, Dakar, sa banlieue et Gorée formaient une Circonscription de Dakar et dépendances, ébauche de territoire fédéral, rattachée directement au Gouvernement général. Un décret no 46 1108 du 17 mai 1946 supprima la Circonscription et la rattacha au Sénégal à compter du 1er juillet 1946 6.

La région du Hodh, qui avait appartenu au Soudan de 1913 à 1944, avait été rattachée à la Mauritanie par décret du 5 juillet 1944.
Le 24 août 1940, un groupe de hamallistes de Nioro du Sahel, en riposte aux vexations que leur faisaient subir les Maures de l'Assaba, massacrèrent 250 personnes de la fraction des Tenouaijiou. Cet incident dramatique fit ressortir l'insuffisance de la surveillance exercée par les autorités du Soudan sur les 125 000 Maures du Hodh, qui furent donc rattachés au gouvernement de Mauritanie, plus habitué à l'administration des nomades. La frontière fut ramenée au sud du parallèle 15°30, un poste fut créé à Aïoun el Atrouss, les Maures du cercle de Kayes furent rattachés à l'Assaba (Mauritanie), tandis que la subdivision hamalliste de Tamchaket (Assaba) était rattachée à Aïoun el Atrouss.
Ces modifications provoquèrent certaines difficultés. L'administration d'Aïoun el Atrouss (de 600 à 800 km d'Est en Ouest) n'était pas aisée ; ses populations nomades étaient presque toujours au Soudan. Les Maures étaient coupés de leurs sources traditionnelles de ravitaillement en grains, qui se trouvaient dans ce dernier territoire. Les anciens serviteurs vivaient dans les « adouabas », terrains de culture des Maures au sud de la frontière, et tendaient à s'émanciper.
Deux conférences soudano-mauritaniennes eurent lieu le 11 décembre 1945 à Dakar et le 25 janvier 1947 à Aïoun el Atrouss. Elles établirent les normes d'une collaboration administrative qui aplanit les difficultés sur place. Mais, le 3 février 1947, Horma ould Babana, député de Mauritanie, reçu par le ministre de la F.O.M., réclamait le rattachement de Nara et de Nioro à son territoire. Par contre, le 23 août de la même année, le Conseil général du Soudan demandait l'annulation du décret du 5 juillet 1944.
Le Grand Conseil de l'A.O.F. se saisit de l'affaire. La commission qu'il désigna conclut au maintien du statut quo, moyennant quelques mesures destinées à éviter le retour d'incidents. Le Grand Conseil se rallia à cet avis le 22 janvier 1948 7.

2. Reconstitution de la Haute-Volta

La suppression et le démembrement de la Haute-Volta en 1932 avait pour but de redresser la situation financière de la fédération en faisant l'économie d'un gouverneur et de son état-major 8 et, comme le disait assez cyniquement Manus Moutet, de « mettre à la disposition des plantations de la Basse-Côte d'Ivoire une main-d'oeuvre mossi » 9.
La reconstitution du territoire fit l'objet de revendications qui se multiplièrent après la guerre. Elles émanaient de la quasi totalité des chefs, des conseillers généraux de l'Union Voltaïque et des Européens. Il y avait toutefois des notes discordantes :

A Bobo-Dioulasso, le comité régional du Parti Démocratique Africain, parlant au nom des populations non mossi, refusait de faire partie d'une HauteVolta reconstituée et voulait rester avec la Côte d'Ivoire. Ce même groupe, inspiré par la section locale du C.E.F.A., avait soutenu en 1945 la candidature d'Houphouët-Boigny contre celle du Baloum Naba.
Simandari, chef supérieur du Gourma (zone limitrophe du Niger), ne voulait pas « être parent pauvre en Haute-Volta » et souhaitait « rester avec le Niger où son indépendance était sauvegardée et ses coutumes respectées » 10. Il était appuyé par le gouverneur du Niger : le pays gourmantché fournit à Niamey du personnel (fonctionnaires, ouvriers, manoeuvres) et du ravitaillement (céréales et matières grasses) ; en retour le Niger a fait un effort de mise en valeur, créant par exemple à Fada N'Gourma une école de filles et un orphelinat de métisses 11.
L'abstention massive des Mossi à l'élection du 2 juin 1946 (cf. supra p. 62 avait permis au ministère d'envisager la création, avec ce groupe ethnique, d'un territoire préservé de la « contamination du R.D.A. » apportée par les « agités »de l'Ouest.
Dans cette perspective, Oswald Durand, alors gouverneur de la Côte d'Ivoire, proposait un territoire comprenant les cercles de Ouagadougou, Kaya, Tenkodogo et Ouahigouya, et les subdivisions de Koudougou et Tougan. La subdivision de Nouna resterait au Soudan, le cercle de Dori au Niger, les cercles de Bobo-Dioulasso et de Gaoua et la subdivision de Diébougou à la Côte d'Ivoire. Le cas du cercle de Fada N'Gourma et de la subdivision de Boromo était réservé.
Mais le Gouvernement général ne voulait pas créer une « réserve » mossi et estimait que l'agitation de Bobo-Dioulasso était due à des étrangers. Il proposait la reconstitution pure et simple de l'ancienne colonie de Haute-Volta, en laissant seulement Dori et l'Aribinda au Niger et Nouna au Soudan. Le chef-lieu serait à Bobo-Dioulasso, mieux situé économiquement, géographiquement, climatiquement et même politiquement : le gouverneur risquerait moins de traiter avec le Mogho Naba comme avec le chef de tous les Mossi 12. Finalement la loi du 4 septembre 1947 rétablit la Haute-Volta dans ses anciennes limites, avec Ouagadougou comme chef-lieu.

3. Le personnel d'encadrement

L'intergroupe des parlementaires d'Outre-mer à l'Assemblée constituante aurait voulu que, dans les T.O.M., le chef de l'exécutif soit responsable devant l'Assemblée locale. Les constituants n'acceptèrent pas cette proposition et l'article 76 de la Constitution précisait que « le représentant du gouvernement dans chaque territoire ou groupe de territoires est le dépositaire des pouvoirs de la République. Il est le chef de l'administration du territoire. Il est responsable de ses actes devant le gouvernement ».
Un décret du 4 mai 1946 avait attribué temporairement des pouvoirs très étendus aux Hauts-Commissaires de la République 13. Toutes les autorités civiles et militaires leur étaient subordonnées. Ils pouvaient, pour les besoins de la politique qu'ils avaient à poursuivre, suspendre de ses fonctions et même renvoyer en France tout fonctionnaire ou officier. Ils pouvaient déléguer les fonctionnaires et officiers de leur choix dans toutes les fonctions et tous les commandements. Ils étaient habilités à prendre toutes les mesures d'urgence pour assurer la vie économique des territoires et leur développement.
A partir de 1949, le Haut-Commissaire de la République en A.O.F. reçut en outre la haute direction des forces armées dans toute l'Afrique Noire française. Installant le Comité de Défense d'Afrique Centrale, à Abidjan, le 14 février 1949, Paul Coste-Floret, ministre de la F.O.M., précisa :

« Si l'on a choisi le Haut-Commissaire en A.O.F. pour la présidence de ce Comité, c'est parce qu'entre tous les territoires français d'Afrique Noire, l'A.O.F. possède la plus grande importance par ses ressources économiques, ses possibilités et la masse de sa population » 14.

Dans l'exercice de ces responsabilités étendues, le Haut-Commissaire était assisté d'un Conseil de gouvernement, composé des gouverneurs des territoires, des chefs de service du Gouvernement général et de délégués des Conseils d'administration des colonies. L'existence de cet organisme consultatif ne se justifiait plus après la création du Grand Conseil de l'A.O.F. Un décret du 22 décembre 1946 réduisit l'importance numérique du Conseil qui ne comprenait plus que le Secrétaire général de l'A.O.F., le général commandant supérieur, les huit chefs de territoires, le procureur général, le directeur général des finances et le président du Grand Conseil de l'A.O.F.
Nous avons dit que Pierre Cournarie avait été délégué en juillet 1943 dans les fonctions de Gouverneur général de l'A.O.F. Il conserva ce poste jusqu'au premier trimestre de 1946. René Barthes 15 fut nommé Gouverneur général de l'A.O.F. et Haut-Commissaire de la République en avril 1946. Mais à la fin de 1947, il se présenta aux élections municipales de Versailles sur une liste où figuraient des communistes. Cela lui valut de perdre son poste.
Ce fut un homme politique, membre du parti socialiste S.F.I.O., Paul Béchard, qui fut choisi le 21 janvier 1948 pour le remplacer 16. « Le gouvernement a arrêté son choix sur un homme politique parce que nous entrons dans une période où les Assemblées nouvelles vont commencer à fonctionner », déclarait l'intéressé à la presse le 21 février 1948 avant de quitter Paris. Vingt-sept ans plus tard, il ajoutait :

« Pour dialoguer avec les hommes politiques africains, neufs et inexpérimentés, il ne fallait pas des habitués aux grenouillages, mais des hommes politiques souples et fermes » 17.

Et Paul Costes-Floret se rappelait aussi le choix qu'il fit, alors qu'il était ministre de la F.O.M. :

« J'ai fait nommer Béchard parce que, comme ancien officier, il avait de l'autorité et qu'il était nécessaire de remettre de l'ordre en A.O.F. » 18.

Le décret du 22 décembre 1946 dotait chaque gouverneur, chef de territoire, d'un conseil privé « chargé d'éclairer sa décision lors de l'examen des principales questions politiques et administratives » 19. Ce conseil était composé du secrétaire général du territoire, du commandant militaire, du procureur de la République du chef du service financier, de deux personnalités nommées par arrêté du Gouverneur général, du chef du cabinet du gouverneur. A quelques exceptions près la stabilité des gouverneurs fut insuffisante pour qu'ils puissent mener des oeuvres de longue haleine.
Les rapports entre les gouverneurs et les élus n'étaient pas toujours faciles. Les seconds souhaitaient être consultés pour la nomination des responsables de l'exécutif de leur territoire. Et le président de la République recevait parfois leurs doléances :

«Mardi 30 décembre 1947 : Gaston Defferre est venu me présenter une délégation de députés de l'A.O.F. parmi lesquels Senghor et Yacine Diallo. Ils se plaignent de voir évincer leurs gouverneurs qui avaient fait leurs preuves … Senghor regrette que Béchard ait abandonné la F.O.M., il regrette que le ministre actuel Coste-Floret veuille surtout nommer des M.R.P … Ils me prient de demander au Président du Conseil de ne pas changer, sans l'avis des députés de l'A.O.F., les Hauts-Commissaires et les gouverneurs » 20.

Ces derniers, de leur côté, étaient parfois paralysés par les interventions des élus. Et Paul Coste-Floret jugea nécessaire de préciser les champs d'action respectifs :

« Certains fonctionnaires d'autorité redoutent de s'aliéner les représentants élus des populations par des mesures que ceux-ci pourraient juger parfois inopportunes et ils craignent de souffrir dans leur carrière des conséquences d'une attitude de fermeté … Il ne découle nullement (de la nouvelle organisation politique, administrative et judiciaire) que les représentants des corps élus puissent empiéter sur le pouvoir exécutif… Les représentants du pouvoir central… se doivent toujours d'accueillir les membres des Assemblées avec les égards qui leur sont dus et d'examiner avec toute la bienveillance désirable les cas et les problèmes qui leur sont exposés, mais cette obligation ne saurait avoir pour conséquence de fausser la nature de leurs décisions ou de neutraliser leur action. En cas de désaccord, il leur appartient, non pas de s'incliner par crainte de compromettre leur carrière, mais d'exprimer des regrets lorsque la demande ne peut être retenue » 21.

Dans une circulaire de 1950, le Haut-Commissaire Béchard constatait que beaucoup trop de commandants de cercle et de chefs de subdivision, ayant perdu l'habitude du contact direct avec les populations du fait de la crise d'effectifs entraînée par la guerre, continuaient à se dispenser de faire des tournées sous prétexte que, « comme les masses sont aujourd'hui officiellement ou officieusement représentées, notre action sur elles devrait, pour être efficace, s'exercer par le truchement de leurs représentants … parlementaires et conseillers généraux, leaders syndicalistes, secrétaires de section des partis politiques locaux ou des diverses associations d'intérêts ». Et le Gouverneur général affirmait :

« L'erreur est évidente … Les diverses représentations risquent de devenir un écran entre les éléments correspondants de la population et nous : cet écran se mettrait insensiblement, volontairement ou involontairement, à déformer nos intentions et nos actes aussi bien que ceux de nos administrés … La vocation véritable de l'administrateur reste toujours et plus que jamais le contact direct et humain avec la masse de ses administrés … Aucune propagande mensongère ne résiste à la “palabre” ferme et mesurée d'un administrateur qui, s'étant fait connaître dans toute sa circonscription, a parlé à coeur ouvert avec le paysan noir et a su conquérir par ses actes quotidiens la confiance de chacun ».

En conclusion le Haut-Commissaire demandait aux chefs de circonscription de consacrer au moins dix jours par mois aux tournées de contact 22.
Quatre ans après la fin de la guerre, la pénurie des effectifs demeurait grave chez les fonctionnaires d'autorité. Une circulaire ministérielle fixait à 406 le nombre optimum des administrateurs et administrateurs adjoints des colonies pour et à 517 celui des fonctionnaires de l'administration générale, sans compter le volant nécessaire pour la relève 23. Au 1er juillet 1949, les effectifs étaient respectivement de 370 et 160 24. L'année suivante, la situation était moins critique : 415 administrateurs et 245 fonctionnaires de l'administration générale 25.

4. Le poids du Gouvernement général

Les rapports entre le Gouvernement général et les territoires avaient toujours posé des problèmes. Créé pour des raisons politiques, économiques et financières, le Gouvernement général aurait dû se cantonner dans son rôle de coordination. Les Gouverneurs généraux Roume, William-Ponty et Van Vollenhoven maintinrent une déconcentration réelle du pouvoir. Mais entre les deux guerres, la centralisation s'aggrava : outre les services communs qui relevaient du Gouvernement général, des services généraux doublèrent peu à peu les services territoriaux et les mirent en tutelle. La centralisation fut à son comble sous le régime de Vichy. Un décret du 8 janvier 1942 versait au budget général tous les impôts, taxes, contributions et droits indirects de toute nature et mettait pratiquement tous les services territoriaux sous l'autorité du Gouvernement général.
La Conférence de Brazzaville avait paru amorcer un mouvement inverse en suggérant que chaque territoire pourrait retrouver sa physionomie propre et évoluer différemment de ses voisins. Les constituants s'engagèrent un moment sur cette voie, certains projets laissant aux territoires le soin d'élaborer leur Constitution. Mais le centralisme l'emporta finalement, tous les territoires eurent le même statut et le Gouvernement général renforça son emprise.
Nous avons dit ailleurs 26 les attaques formulées contre le Gouvernement général, auquel ses adversaires reprochaient d'être un organisme artificiel et coûteux qui faisait écran entre Paris et les territoires et maintenait ceux-ci dans une tutelle administrative et économique étouffante.
Lors du débat du 11 août 1947, sur les Grands Conseils, Marc Rucart, alors sénateur de Côte d'Ivoire, fit le procès de la lourdeur de l'administration fédérale et de son régime fiscal. Dans le même temps, Maurice Chevance-Bertin, dans son hebdomadaire « Climats », dénonçait cet « organe d'exception, rouages inutiles, cerveaux hypertrophiés par leurs propres spéculations » et concluait« Mort aux gouvernements généraux ».

Les parlementaires ivoiriens lui faisaient écho : « Nos tam-tams sont impatients de saluer la mort du Gouvernement général », s'écriait le sénateur Djaument. Parmi les élus des autres territoires, seul Sourou Migan Apithy fut constant dans ses attaques contre le Gouvernement général.
Les Gouverneurs généraux eux-mêmes reconnaissaient qu'il était nécessaire de décentraliser l'administration. A l'ouverture de la première session du Grand Conseil, le 5 décembre 1947, René Barthes affirmait :

« Je souhaite que le Gouvernement général devienne, entre le gouvernement de la République et les territoires, un centre de coordination, un relais où se confronteront les instructions générales venues de Paris et les possibilités et les besoins que présentent ou qu'expriment ces territoires. Je souhaite qu'il abandonne toutes les opérations de gestion en dehors de la gestion des services communs que nul territoire ne saurait exercer à sa place. Je souhaite que ses services, diminués, allégés, n'aient de fonction que de direction, d'adaptation et de contrôle » 27.

Un an plus tard, le Haut-Commissaire Béchard fixait « comme principe directeur (de l'administration) que toute activité susceptible d'être gérée à l'échelon local lui soit restituée », et il procéda lui-même à des réformes de structures à l'échelon du Gouvernement général 28, en application de la circulaire sur la décentralisation envoyée le 18 juin 1948 par le ministre de la F.O.M.
Le 7 juin 1950, le nouveau titulaire du ministère, attirait à son tour l'attention du Gouverneur général sur la tentation à laquelle les directions générales de Dakar succombaient trop facilement :se constituer en services d'exécution, se substituer aux directions territoriales et contrôler leurs activités à travers les crédits provenant du budget général. Le ministre demandait des propositions concrètes de réformes législatives et réglementaires 29.
Paul Béchard transmit ce document aux gouverneurs le 5 juillet 1950 en l'accompagnant d'une étude approfondie sur la décentralisation, établie par les soins du gouverneur secrétaire général Chauvet. Mais déjà un certain nombre de services fédéraux avaient été repassés aux territoires :

5. La fonction publique

Avant la guerre mondiale, les fonctionnaires de l'A.O.F. étaient répartis en trois groupes :

En 1944, un cadre général fut créé, qui groupait les fonctionnaires susceptibles de servir dans toute l'U.F., notamment les médecins africains, les pharmaciens, les instituteurs titulaires du C.A.P., etc. En même temps, l'organisation des autres cadres fut simplifiée 30.
A l'ouverture de la 1re session du Grand Conseil, le 5 décembre 1947, le Gouverneur général Barthes annonçait qu'une réforme générale des statuts des cadres propres à était à l'étude :

« Dans une même catégorie de cadre, aucune distinction ne sera faite entre les agents. Ils passeront les mêmes examens d'entrée et de carrière. Ils justifieront des mêmes diplômes, si des diplômes sont exigés. Deux catégories de cadres sont envisagées :

  1. des cadres généraux, dont les membres sont aptes à être employés dans la Métropole et dans toute l'U.F. Ils seront ouverts à tous les citoyens français. Quelle que soit leur origine, les fonctionnaires incorporés dans ces cadres recevront exactement les mêmes traitements et indemnités
  2. des cadres africains ou fédéraux, destinés à servir exclusivement en A.O.F. Pour chaque service, il y aura un cadre unique, et dans ce cadre le sommet de la hiérarchie sera accessible à tous, à la suite d'examens et de promotions accordées sans autre considération que la manière générale de servir » 31.

La loi Lamine Guèye devait encore modifier la définition des cadres de fonctionnaires. La proposition de loi du député du Sénégal visait à déterminer les modalités d'attribution des accessoires de solde et d'indemnités aux fonctionnaires civils et militaires en service dans les territoires relevant du ministère · de la F.O.M. Le texte primitif prévoyait des cadres généraux, supérieurs et locaux. Finalement la loi votée à l'unanimité le 15 juin 1950 par l'Assemblée nationale, ramenait à deux le nombre des cadres :

« des cadres dits “généraux” régis par arrêtés du chef de groupe de territoires, pour les fonctionnaires appelés à servir dans plusieurs territoires d'un même groupe … ; et des cadres dits “locaux”, régis par arrêtés du chef de territoire pour les fonctionnaires appelés à servir dans un même territoire » (art.6).

La disposition essentielle de la loi était de rendre illégale toute distinction de soldes ou d'indemnités « basée sur des différences de race, de statut personnel, d'origine ou de lieu de recrutement » (art.1). Tous les textes antérieurs contraires à cette disposition étaient abrogés par l'article 10 32.
La charge de la fonction publique pesait de façon croissante sur les budgets généraux et locaux. En 1949, le total des effectifs à la charge du Gouvernement général et des territoires s'élevait à 35 751 unités. Il passa à 39 082 en 1950. C'est pourquoi le Haut-Commissaire attira l'attention des gouverneurs sur l'augmentation du nombre des fonctionnaires payés par les budgets locaux : 33

Territoires 1950 1951 Différence
Sénégal 5 044 5 808 + 764 + 15 %
Mauritanie 1 389 1 496 + 107 + 8 %
Guinée 3 259 3 742 + 483 + 15 %
Côte d'Ivoire 3 945 4 303 + 358 + 9 %
Dahomey 2 452 2 744 + 292 + 12 %
Haute-Volta 2 020 2 452 + 432 + 21 %
Niger 2 015 2 005 - 10 - 0,5 %
Soudan 3 702 4 157 + 455 + 12 %
Total A.O.F. 23 826 26 707 + 2 881 +10%

B. Mise en place des institutions locales

« Pour moi, tout dépend des Assemblées locales qui vont permettre enfin de contrôler l'administration et de créer les conditions d'une gestion démocratique dans les pays d'O.M. dont l'Assemblée constituante a fini par reconnaître la personnalité » 34.

Cette conviction qui animait G. d'Arboussier lui inspira de lutter pour l'adoption de la loi créant des assemblées locales aux pouvoirs étendus et dont il était rapporteur au nom de la Commission des T.O.M. Or le 25 février 1946 parut un décret qui rétablissait, sous le nom de Conseil général, l'ancien Conseil colonial du Sénégal 35.

« Lamine Guèye avait reçu mandat impératif de ses électeurs de revenir coûte que coûte avec son Conseil général… » 36. Malgré le mécontentement des élus africains contre cette « trahison du doyen », leur front ne fut cependant pas rompu.

1. Les Conseils généraux

Le débat sur les Assemblées locales eut lieu le 25 avril 1946 37. Dans son rapport, G. d'Arboussier passait en revue les divers types de représentations et proposait un compromis : tout en continuant à envoyer des députés au Parlement métropolitain (tendance assimilatrice), les territoires jouiraient d'une certaine autonomie par l'institution d'Assemblées locales aux pouvoirs étendus (tendance fédérative). Le collège unique serait la règle et les députés seraient élus au scrutin de liste majoritaire. Le projet proposait des Assemblées de 18 membres en Mauritanie, 48 au Soudan, 40 en Guinée, 56 en Côte d'Ivoire, 30 au Dahomey et 36 au Niger. Le Sénégal avait déjà son Conseil général de 50 membres, élus pour six ans et renouvelable par moitié tous les trois ans.
Trois députés du 1er collège, Malbrant, Kaouza et Boissoudy, déposèrent un amendement visant à rétablir le double collège et à réserver un tiers des sièges aux Européens. L'amendement fut vigoureusement combattu par Lamine Guèye et d'Arboussier qui rappelèrent qu'il y avait en A.O.F. 16 millions d'« indigènes » pour 15 000 Européens (en réalité 23 000) : « Quand on parle des intérêts des Européens, je voudrais qu'on me précise quels sont ces intérêts et en quoi ils se distinguent des intérêts des indigènes », demanda Lamine Guèye. L'amendement fut rejeté et la loi adoptée.
Comme d'autres, cette loi fut emportée par le rejet du premier texte constitutionnel. Le problème fut donc étudié de nouveau par la deuxième Constituante le 4 octobre 1946. Le rapporteur était cette fois Lamine Guèye. Mais le débat tourna court. Letourneau, au nom de Marius Moutet, ministre de la F.O.M., absent, déclara que le gouvernement voulait laisser à la future Assemblée nationale le soin de définir le régime définitif à appliquer aux colonies. En attendant et jusqu'au 1er juillet au plus tard, le statut des Assemblées locales serait fixé par décret. Cette proposition souleva les protestations unanimes des députés d'O.M. Lamine Guèye dégagea « sa responsabilité et donna l'avertissement solennel que l'opération qui nous est imposée, et dont je ne suspecte ni l'esprit, ni les tendances, est une opération très regrettable ». Apithy s'étonna que « soient remis en cause les droits acquis par les T.O.M. Notre conscience d'hommes primitifs se refuse à comprendre que le gouvernement de la République puisse se déjuger ». Houphouët-Boigny conjura l'Assemblée de « demander au gouvernement de revenir sur sa décision. Il ne faut pas que vous détruisiez vous-mêmes la portée de l'acte révolutionnaire que vous avez accompli en nous appelant à siéger ».
Mais la majorité n'était pas celle de la première Constituante, elle se rallia à la solution de compromis proposée par le ministre : le gouvernement procéderait par décret et établirait ce texte avant huit jours, en liaison avec la Commission des T.O.M. Mais le texte proposé le 8 octobre était inacceptable et les députés d'O.M. exprimèrent leur opposition dans un communiqué remis à la presse :

« Les députés soussignés expriment leurs vifs regrets de ne pouvoir prendre part à l'élaboration du décret par lequel le gouvernement se propose de fixer le statut des Assemblées locales d'O.M. Ils réservent leur entière liberté d'action, tant à l'égard du décret projeté qu'à celui des conditions dans lesquelles il doit être présenté à l'agrément de l'Assemblée nationale constituante, sans que le texte de ce projet ait pu être discuté en séance ».
Signé : Lamine Guèye, Senghor, Yacine Diallo, Fily Dabo Sissoko, Houphouët-Boigny, Apithy, Tchicaya, Félix Eboué, Saravane, Francis Ahmed 38.

D'autre part les Hauts-Commissaires à Dakar et à Brazzaville reçurent le même télégramme :

« Nous avons l'honneur de vous informer à toutes fins utiles que nous sommes irréductiblement opposés au découpage des circonscriptions envisagé par le gouvernement dans le projet de décret concernant les Assemblées locales. Nous avons dû, pour cette raison interrompre tout contact avec les rédacteurs du projet et garder notre entière liberté de dénoncer devant l'opinion publique la volonté de régression dont nous percevons chaque jour les manifestations ». Signé: Lamine Guèye, Houphouët-Boigny, Tchicaya, Sissoko, Ferracci, Y. Diallo » 39.

En dépit de cette protestation, une série de décrets fut prise le 25 octobre 1946, en vertu de la loi votée le 7 octobre par l'Assemblée 40. Le plus important (n° 46.2375) définissait le statut des Assemblées locales.
Ces Assemblées prenaient en A.O.F. le nom de Conseils généraux. Le double collège était maintenu, sauf au Sénégal

« dont la population est la plus évoluée et a déjà une certaine expérience des Assemblées délibérantes … L'adoption de l'unicité du collège risquait d'éliminer toute représentation européenne, dont les intérêts moraux et matériels méritent cependant d'être défendus, ne serait-ce que dans l'intérêt économique des territoires et du maintien de leur union à la Métropole » 41.

Le point de vue de la réaction coloniale l'avait emporté. Les conseillers seraient élus au scrutin de liste majoritaire à deux tours, pour une durée de 5 ans. La composition des Assemblées était la suivante :

Territoires 1er collège 2e collège
Soudan 20 30
Guinée 16 24
Niger 10 20
Côte-d'Ivoire 20 30
Mauritanie 6 14
Dahomey 12 18

Sauf en Mauritanie, et au Sénégal où il y aurait 50 conseillers élus au collège unique, les Européens avaient donc les 2/5e des sièges (plus que le 1/3 réclamé par l'amendement du 25 avril !).
Les attributions des Conseils généraux étaient de trois ordres :

  1. d'ordre budgétaire : le Conseil général votait le budget préparé par le Chef du Territoire et se prononçait sur les impôts, taxes et contributions de toute nature perçus au profit du territoire, ainsi que sur les emprunts à contracter
  2. de gestion des biens du territoire
  3. de consultation sur l'organisation de l'administration, de l'enseignement, de l'économie et des affaires sociales, notamment le régime du travail et l'exécution du Plan.

Les milieux coloniaux étaient satisfaits, mais restaient vigilants :

« Il y a lieu de penser que, lorsque la question viendra en discussion devant le Parlement, les éléments marxistes de l'Assemblée qui veulent faire de notre Empire un champ d'expérience, se joindront aux représentants des populations de couleur pour faire prévaloir des solutions qui amenuisent singulièrement les pouvoirs de l'exécutif métropolitain et colonial et qu'ils remettent en cause l'institution d'une représentation particulière des Européens » 42.

Le secrétaire général du R.D.A. lança à toutes les sections du Mouvement un appel à l'abstention lors des élections :

« Devant décret instituant assemblées territoriales au mépris justice élémentaire et principe égalité droits et devoirs U.F. au nom R.D.A. invitons tous Africains abstention totale élections assemblées jusqu'à rétablissement régime électoral fondé sur complète égalité et union. Stop. Condamnons décret oeuvre typique division raciale et réaction colonialiste ». Signé : F.D. Sissoko 43.

Un arrêté du 17 novembre 1946 du Gouverneur général détermina les circonscriptions électorales.
Le premier tour des élections eut lieu le 15 décembre. Dans plusieurs territoires, les abstentions furent nombreuses : même les listes qui obtinrent au premier tour la majorité absolue des suffrages exprimés, ne rassemblèrent pas toujours le quart des électeurs inscrits, minimum nécessaire pour être élus (article 3 du décret n° 46.2375 du 25 octobre 1946). Le second tour eut lieu le 5 janvier 1947.
Au Sénégal les listes d'Union Socialiste et Républicaine, patronnées par Lamine Guèye et Senghor furent facilement élues au 1er tour, de même qu'en Mauritanie, à l'exception d'Aïoun el Atrouss où les quatre sièges revinrent à la liste d'Union Française.
Au Soudan, le P.S.P. de Fily Dabo Sissoko enleva 22 sièges du second collège, 4 revinrent à la Communauté du Yatenga (Ouahigouya), 2 à l'Union Marka, Peul, Bobo et Samogo, et 2 seulement à l'Union Soudanaise (R.D.A.).
En Côte d'Ivoire, par contre, une entente entre tous les partis permit au R.D.A. d'emporter tous les sièges avec 87 % des voix.

En Guinée, les élections se firent sur une base régionale : chacun des leaders fut élu dans son fief avec sa liste, Yacine Diallo, Ibrahima Sory Dara et Barry Diawadou dans le Fouta, Mamba Sano dans le pays malinké et Fodé Mamoudou Touré chez les Soussou-Baga.

Au Niger, 15 élus du deuxième collège appartenaient à l'U.N.I.S. et 5 au P.P.N.-R.D.A.
Au Dahomey, l'U.P.D. d'Apithy s'attribuait 20 sièges (5 au 1er collège et 15 au second) sur 30, les autres allant à des indépendants, parmi lesquels figurait Justin Ahomadegbé Tométin.
Dès sa première session, ouverte à Saint-Louis le 23 décembre 1946, le Conseil général du Sénégal eut l'occasion de manifester son hostilité au statut provisoire des Assemblées locales. Seul existant précédemment en A.O.F., ce Conseil fut désagréablement surpris par les articles 85 et 86 de la loi de finances du 23 décembre 1946 qui restreignaient les pouvoirs budgétaires qu'il détenait avant la promulgation du nouveau statut. Réunis le 10 janvier 1947 pour voter le budget, les conseillers suspendirent leurs travaux après avoir voté une motion par laquelle ils décidaient « d'avoir recours à l'action parlementaire pour faire doter le territoire du Sénégal d'une Assemblée locale pouvant valablement délibérer sur toutes les questions intéressant la vie du pays, notamment sur les problèmes financiers et budgétaires, à l'instar des Conseils généraux des D.O.M. et dans l'esprit du décret du 25 février 1946 » 44.
Visiblement, le Sénégal, « vieille » colonie, acceptait mal d'être mis sur le même pied que les territoires colonisés plus récemment, alors que le statut de département avait été accordé aux Antilles, à la Guyane et à la Réunion. La « grève » du Conseil général du Sénégal ne prit fin que le 7 juillet 1947.
Entre temps l'échéance du 1er juillet arriva sans qu'il soit question de la loi.
Au Conseil national de la S.F.I.O. des 6 et 7 juillet, Lamine Guèye et Senghor critiquèrent vivement la politique coloniale de Marius Moutet et de son entourage « vichyssois », et ils firent adopter une résolution invitant « les représentants du Parti socialiste au gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour que la loi fixant la composition et les attributions des assemblées locales dans les T.O.M. soit votée avant les vacances parlementaires, au besoin grâce à la procédure d'urgence » 45.

Le 17 juillet, la commission des T.O.M. commença l'étude du rapport d'Houphouët-Boigny sur plusieurs propositions de loi relatives aux Conseils généraux d'A.O.F. et d'A.E.F. Mais la question ne vint jamais à l'Assemblée, qui s'occupait de la loi relative aux assemblées de groupe. Houphouët-Boigny dénonça la manoeuvre à la tribune comme le R.D.A. le fera dans son journal « Réveil » :

« Nul n'ignore que la position de Moutet comme des partisans du double collège est d'arriver à entériner purement et simplement le décret du 25 octobre 1946 en donnant comme compensation un texte d'allure plus libérale sur le Grand Conseil… Parler de collège unique pour les Assemblées fédérales, c'est précisément admettre que les membres des assemblées locales qui constituent le collège, ne sont pas de la même catégorie ».

Malgré ces protestations, le problème ne revint devant l'Assemblée nationale qu'au moment de doter d'une assemblée locale la Haute-Volta nouvellement reconstituée. Il ne parut pas opportun au rapporteur, Senghor, d'aborder alors le problème du double collège qui nécessitait un règlement global. La composition de quatre Conseils généraux fut modifiée 46.

Territoires 1er collège 2e collège
Côte d'Ivoire 18 27
Haute-Volta 10 40
Soudan 18 27
Niger 10 30

Le 30 mai 1948 eurent lieu les élections en Haute-Volta. Albert Mouragues était chef du territoire depuis le 3 mai. Il se fixa un objectif bien clair :

« Il faut que l'assemblée ait une large majorité qui accepte sans arrière-pensée le fait actuel de notre présence et soit animée par un esprit bien arrêté de coopération avec notre administration » 47.

Le gouverneur se dépensa sans compter pour atteindre ce résultat, qui lui paraissait capital :

« C'est le destin de l'Europe qui se joue. Que le R.D.A. remporte un succès en Haute-Volta, qu'il entame le bastion des Mossi, et très vite le reste va suivre. Tout sera bon aux agitateurs professionnels, certains formés à l'école des cadres de Prague et même à Moscou, pour démolir l'organisation européenne au prix, s'il le faut, d'une guerre civile. Les éléments modérés du R.D.A. seront débordés par les extrémistes, et des Africains qui, de tradition, devraient être pondérés marchent dans la combine parce qu'à Paris, seul le Parti communiste a su leur ouvrir les bras, faciliter leur installation, les aider matériellement » 48.

Les résultats comblèrent les voeux du gouverneur. Jusqu'à la fin de la législature, l'Assemblée nationale ne reprendra plus le problème des assemblées locales. Un projet de loi était cependant dans les cartons du ministère. Et en avril 1950, le ministre Letourneau consulta les HautsCommissaires sur trois points essentiels du projet :

  1. Faut-il étendre la compétence réglementaire des assemblées ? Le ministre pensait que la centralisation excessive retardait certaines décisions urgentes. Mais il craignait de laisser trop d'initiatives aux assemblées « dont les délibérations … ne sont soumises qu'à un simple contrôle de légalité ».
  2. Faut-il étendre le collège électoral ? « Dans la plupart des territoires, le suffrage universel est extrêmement difficile à instituer » faute d'état civil et d'infrastructures pour établir les listes électorales. « Néanmoins le suffrage restreint actuellement en vigueur présente fréquemment l'inconvénient de remettre la représentation du territoire entre les mains d'une minorité qui n'a pas toujours un caractère représentatif de l'ensemble de la population ». Il faudrait donc appeler au droit de vote de nouvelles catégories d'électeurs, notamment dans la masse rurale.
  3. Faut-il maintenir ou supprimer le double collège ? Le projet ne prévoyait rien à ce sujet 49.

Sur ces trois points, le Haut-Commissaire Béchard avait des idées bien arrêtées, qu'il exprima dans sa réponse :

  1. « Les conseillers généraux … n'ont ni le temps … ni la compétence que réclame la mise en forme de textes réglementaires de quelque importance »,et il faudrait peut-être envisager au contraire de réduire leurs pouvoirs en certaines matières. Pour la décentralisation, « la solution paraît être dans l'élargissement du champ d'application du pouvoir réglementaire des HautsCommissaires et des Chefs de territoire en l'assortissant de la consultation obligatoire des assemblées locales ».
  2. L'extension du collège électoral pourrait se faire par l'inscription de « toutes les personnes ayant atteint leur majorité, non privées de leurs droits politiques, et qui, munies d'une pièce faisant foi de leur identité, en feraient expressément la demande ». Béchard proposait aussi de faire élire, selon le mode coutumier, un délégué par village ou par fraction de 200 habitants, ces délégués élisant à leur tour les conseillers généraux.
  3. « Le collège unique est la seule solution possible aux problèmes » et le Haut-Commissaire apportait ses arguments : il existe déjà au Sénégal, il est la conséquence du suffrage universel, les élus européens se sont discrédités par leur manque d'assiduité aux séances et la défense exclusive de leurs propres intérêts 50.

Il fallut attendre la législature suivante pour que les assemblées locales, après six ans de fonctionnement, soient enfin dotées d'un statut légal.

2. Le Grand Conseil 51

Les assemblées de groupe eurent plus de chance. Elles avaient été créées par l'article 78 de la Constitution :

« Dans les groupes de territoires, la gestion des intérêts communs est confiée à une assemblée composée de membres élus par les assemblées territoriales. Sa composition et ses pouvoirs sont fixés par la loi ».

Leur mise en place était une conséquence de l'institution des assemblées locales. Celles-ci discutaient le budget territorial. Il était normal que le budget général du groupe, au moins aussi important, soit contrôlé par une assemblée fédérale.
Le 18 février 1947, Houphouët-Boigny avait déposé une proposition de loi 52. Le mois suivant, le gouvernement présentait à son tour un projet de loi 53. Selon ce texte, les Conseils généraux éliraient leurs représentants parmi leurs membres, ce qui excluait la possibilité d'envoyer siéger à Dakar des personnalités compétentes non parlementaires. La représentation des territoires serait paritaire et non proportionnelle : cette option soulignait l'aspect fédéral de l'Assemblée aux dépens de son caractère de « syndicats des intérêts communs » où l'on aurait tenu compte du poids économique des territoires. L'élection se ferait, au collège unique, par scrutin de liste avec représentation proportionnelle.
Le projet franchit rapidement toutes les étapes : discussion du rapport de Lamine Guèye à la commission des T.O.M. le 10 juillet 1947 54, adoption le 4 août par l'Assemblée nationale, discussion et adoption le 11 août au Conseil de la République sur rapport d'Ousmane Socé Diop 55, deuxième lecture et vote définitif par l'Assemblée nationale le 12 août. En cours de route, il avait été modifié sur un point important : le Grand Conseil (c'était le nom retenu pour l'assemblée de groupe) pourrait statuer sur le mode d'assiette de tous les impôts perçus au profit des budgets locaux, mais les Conseils généraux garderaient la faculté d'en fixer les taux.
La loi fut promulguée le 29 août 1947. Le Grand Conseil était composé de 5 membres par territoire, il tenait deux sessions annuelles, l'une en septembre pour examiner le budget, l'autre dans le premier semestre de l'année. Sa compétence essentielle était le vote du budget général et par là, le contrôle indirect, mais très réel de tous les services publics de la Fédération. Par l'intermédiaire des ristournes et subventions versées aux budgets locaux, l'Assemblée fédérale avait le moyen d'intervenir dans l'organisation des services territoriaux et la réalisation des programmes d'équipement. Elle pouvait intervenir dans la gestion des domaines publics et privés, des intérêts financiers du Gouvernement général ainsi que dans le programme du FIDES. Elle avait encore la possibilité de donner son avis sur de multiples questions et d'émettre des voeux.
Les premières élections au Grand Conseil de l'A.O.F. eurent lieu simultanément dans tous les Conseils généraux le 3 novembre 1947. Dès cette législature, deux grands courants se partagèrent l'Assemblée fédérale : le courant socialiste représenté surtout par le Sénégal, le Soudan et la Mauritanie, et le courant R.D.A. venant de Côte d'Ivoire et, en partie, du Niger.
L'ouverture de la session fut marquée le 5 décembre 1947 par un discours du Haut-Commissaire Barthes : ce tour d'horizon par la plus haute autorité de la Fédération devint une coutume.

Le lendemain eut lieu l'élection du bureau, sous la présidence du doyen d'âge, l'almamy Ibrahima Sory Dara, de Guinée.

Apithy proposa en vain que les parlementaires renoncent à toute candidature au bureau et que la présidence revienne à chaque territoire à tour de rôle. La candidature de Lamine Guèye, présentée par Edouard Monville, recueillit 20 voix, et celle d'Houphouët-Boigny, proposée par Apithy, 11 voix. Sous les applaudissements, le leader ivoirien félicita chaleureusement son rival heureux. Il fut d'ailleurs élu vice-président, avec Simon Hassid (Guinée). Les secrétaires furent Tidiani Traoré (Soudan) et Ahomadegbé (Dahomey), et les questeurs deux représentants du Sénégal, Robert Delmas et Edouard Monville.
La Haute-Volta ne fut représentée au Grand Conseil qu'à partir de la deuxième session de 1948. Néanmoins, Bougouraoua Ouedraogo, grand conseiller du Soudan, mais élu à Ouahigouya, fit entendre auparavant la voix du pays mossi.
Lors du renouvellement du bureau le 29 septembre 1948, un fait nouveau avait modifié le visage politique de la scission du courant socialiste au Sénégal et la naissance du groupe parlementaire des Indépendants d'Outremer (I.O.M.). Senghor et Apithy, membres de ce groupe, présentèrent une motion préjudicielle visant à dépolitiser l'assemblée en faisant place au bureau à toutes les tendances politiques : S.F.I.O. et apparentés, R.D.A. et indépendants. La motion fut rejetée par 18 voix contre 8. Lamine Guèye, seul candidat à la présidence, fut réélu par 19 voix, 8 bulletins étaient blancs. Meignan (Guinée) remplaça Houphouët-Boigny à la vice-présidence, où Tidiani Traoré conserva son poste. Dey ould Sidi Baba (Mauritanie) et Maurice Yaméogo (Haute-Volta) devinrent secrétaires, tandis que les questeurs conservaient leur poste. Ce même bureau fut reconduit le 3 septembre 1949.
Au début de la première session de 1950, on enregistra la démission de Tidiani Traoré, Maurice Yaméogo et Dey ould Sidi Baba, en signe de protestation contre l'hégémonie exercée sur l'Assemblée par les représentants de certains courants politiques. Une nouvelle élection eut donc lieu le 24 juin. Le bureau fut reconduit, à l'exception des questeurs : Mamady Kourouma (Guinée) et Sogui Diouf (Soudan) furent élus à ces fonctions. La même équipe fut réélue le 3 octobre 1950. Pendant toute la législature, la commission permanente fut présidée par Robert Delmas (Sénégal).
Malgré des heurts passagers, les travaux du Grand Conseil se déroulèrent généralement dans la bonne entente, parfois dans l'unanimité comme pour le vote d'un voeu déposé le 9 juin par Apithy, Delafosse et Diaroumeye et tendant à remplacer l'impôt de capitation par un impôt indirect.
Le seul point de friction annuel était la répartition des ristournes et subventions. Les territoires économiquement faibles s'estimaient toujours lésés au bénéfice des territoires riches et notamment du Sénégal.
Lors de la session budgétaire d'octobre 1950 Oumar Bâ (Niger) n'hésita pas à dire que, si le Sénégal était prospère, il ne le devait pas uniquement à sa situation géographique : les navétanes du Soudan venaient travailler sa terre, chaque traverse du Dakar-Niger était marquée d'un cadavre africain non-sénégalais. Malgré l'opposition de Monville, l'assemblée réduisit les subventions du Sénégal de 150 millions de F CFA au bénéfice des régions déshéritées, demandant également à la Côte d'Ivoire le sacrifice de 90 millions et au Dahomey celui de 4 millions 56.

3. Les municipalités

Gorée et Saint-Louis en 1872, Rufisque en 1880 et Dakar en 1889 avaient reçu le statut municipal français. Elles étaient communes de plein exercice et élisaient leur conseil municipal et leur maire. Un décret du 9 avril 1929 avait rattaché Gorée à la commune de Dakar. Un décret du 3 janvier 1946, promulgué le 14 janvier en A.O.F., étendit aux trois communes le régime métropolitain institué par la loi du 5 avril 1884.
Les premières élections municipales sous le nouveau régime eurent lieu le 1er juillet 1947. La liste Lamine Guèye (Bloc sénégalais d'union socialiste, patriotique et antifasciste) l'emporta à Dakar avec plus de 8 500 voix en moyenne. Le Parti dioufiste républicain et antifasciste d'Alfred Goux, ancien maire, avait recueilli en moyenne 950 voix, et la liste Grazziani d'Union républicaine 230. Lamine Guèye fut élu maire le 6 juillet 1947. La liste socialiste l'emporta aussi à Saint-Louis, mais elle fut battue à Rufisque par une liste sans étiquette politique conduite par Maurice Guèye. Comme la plupart des élections municipales ultérieures au Sénégal, celles de juillet 1947 firent l'objet de contestations, d'annulations et de renouvellement…
Un décret du 4 décembre 1920 avait institué un système de communes mixtes. Certaines étaient dites de première catégorie : les membres de la commission municipale étaient tous nommés par le gouverneur sur une liste de notables, moitié français, moitié « sujets ». Il y avait 23 communes mixtes de première catégorie :

La commission municipale des communes mixtes de 2e catégorie était élue par les notables ; il n'y avait que trois communes de cette catégorie : Kaolack et Ziguinchor au Sénégal, Conakry en Guinée.
Il n'existait aucune commune mixte de 3e catégorie : élection au suffrage universel par un collège de citoyens et de sujets.
Un décret du 25 novembre 1947 réorganisa les municipalités en A.O.F. A côté des communes de plein exercice, il y aurait désormais des communes de moyen exercice qui remplaceraient les communes mixtes. Les conseils municipaux des communes de moyen exercice seraient élus au suffrage universel et au collège unique, comme ceux des communes de plein exercice. Mais le maire resterait un fonctionnaire nommé par le gouverneur.
La décision d'instituer des communes de moyen exercice serait prise par le Gouverneur général sur rapport du chef de territoire accompagné de l'avis du Conseil général et après consultation du Grand Conseil. La condition essentitlle restait que la future commune ait les ressources suffisantes pour équilibrer son budget.
Après une période de cinq ans, une commune de moyen exercice pourrait être érigée par décret en commune de plein exercice.

***

Malgré la création des assemblées territoriales et la relative extension de leurs pouvoirs, les élus locaux restaient étroitement sous la dépendance de l'exécutif : l'administration détenait trop souvent la clef des urnes d'où émanait leur mandat et contrôlait de près l'usage qu'ils faisaient des libertés qui leur étaient consenties. Ces assemblées travaillèrent néanmoins de façon très sérieuse et leurs membres purent y acquérir une bonne expérience des affaires publiques. La généralisation des institutions municipales aurait permis de donner à cet édifice démocratique une base plus large.

Notes
1. Joseph-Roger de Benoist. La balkanisation de l'A.O.F., Dakar, Nouvelles Éditions Africaines, 1979. 283 pp ., pp 40-42.
2. Lettre no 4288 du 1er septembre 1945 du Gouverneur général Cournarie aux gouverneurs.
3. Circulaire n° 63 PL du 9 février 1946.
4. Lettre no 250 AP/2 du 8 août 1946 du Gouverneur général Barthes au gouverneur du Sénégal.
5. Assemblée nationale constituante, séance du 22 mars 1946.
6. Arrêté de promulgation n° 2246 AP du 31 mai 1946, J.O.A.O.F. du 15 juin 1946 p.800.
7. J .R. de Benoist, op.cit. p. 92
8. Le budget de la Haute-Volta avait toujours été excédentaire sauf en 1932 où le territoire avait reçu une subvention de 1 million.
9. Débats de l'Assemblée nationale, annexe au PV de la 2e séance du 16 juillet 1947.
10.Lettre du 18 mai 1947 à l'Inspecteur général Bargues.
11. Lettres n° 2 APA du 23 janvier 1947 et n° 51 APA du 28 juin 1947.
12. Note n° 2013 AP/2 du 18 juillet 1947.
13. J.O.R.F. du 7 mai 1946.
14. Afrique Nouvelle, n° 41 du 20 février 1949.
15. René Barthes, né le 8 octobre 1894 à Carpentras, professeur de philosophie, administrateur des colonies, puis inspecteur des colonies, directeur du personnel au ministère des colonies en 1937. Pendant la guerre, secrétaire général des comités professionnels coloniaux.
16. Paul Béchard, né à Alès (Gard. le 25 décembre 1899, ingénieur de l'Institut électro-technique de Grenoble, engagé volontaire pendant la 1ère guerre mondiale, entré à l'École de St Cyr, officier, démissionne de l'armée en 1920, engagé de nouveau en 1939, résistant, député aux Assemblées constituantes et nationale, sous-secrétaire d'État à l'armement, secrétaire d'État à la Présidence, puis à la Guerre en octobre 1947, nommé Haut-Commissaire de l'A.O.F. le 21 janvier 1948 dans la position de parlementaire en mission pour 6 mois, remet sa démission de député et est nommé Gouverneur général le 1er décembre 1948.
17. Paul Béchard à l'auteur le 11 juin 1975 à Alès.
18. Paul Coste-Floret à l'auteur le 6 juin 1975 à Montpellier.
19. Décret n° 46.2918, J.O.R.F. du 24 décembre 1946.
20. Vincent Auriol. Journal du Septennat, tome I, Paris, Gallimard, p. 653.
21. Lettre du ministre de la F.O.M. aux Hauts-Commissaires et gouverneurs J.O.R.F. 14 mai 1949.
22. Lettre confidentielle n° 242 INT/ AP2 du 22 mars 1950 du Gouverneur général aux gouverneurs, chefs de territoire du groupe.
23. Circulaire no 54819 du 5 décembre 1947.
24. Discours du Haut-Commissaire à l'ouverture de la session du Grand Conseil, 3 septembre 1949, in Bulletin du Grand Conseil de , septembre 1949, tome I, p.6.
25. Id., 3 octobre 1950, in Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F. 2e session ordinaire de 1950, p. 9.
26. J.R. de Benoist, op.cit. pp. 105-114.
27. Afrique Nouvelle, n° 27, 15 février 1948.
28. Bulletin du Grand Conseil de l'A.O.F., 2e session ordinaire de 1948, p. 25
29. Circulaire n° 4909 du 7 juin 1950.
30. Circulaire n° 687/P du 26 décembre 1944 du Gouverneur général.
31. Afrique Nouvelle, n° 27 du 15 février 1948.
32. Loi n° 50 772 du 30 juin 1950, promulguée en A.O.F. par l'arrêté n° 4241 S.ET. du 28 juillet 1950, J.O. A.O.F. du 5 août 1950.
33. Circulaire n° 504 du 13 juillet 1951 du Haut-Commissaire aux gouverneurs, sur la préparation du budget, p. 16.
34. Gabriel d'Arboussier, Mémoires inédits.
35. Décret n° 46.294, promulgué au Sénégal par arrêté 972 AP du 13 mars 1946, J.O. A.O.F. du 23 mars 1946, p. 335.
36. G. d'Arboussier, op. cit.
37. Débats de l'Assemblée nationale constituante, 1re séance du 25 avril 1946.
38. Paris-Dakar, n° 3265 du 9 octobre 1946.
39. Ibid.
40. J.O.R.F. du 27 octobre 1946, pp.9109 à 9150.
41. Marchés Coloniaux, 2 novembre 1946.
42. Ibid.
43. Télégramme n° 1810, Abidjan, 31 octobre 1946, in Paris-Dakar, n° 3289 du 7 novembre 1946.
44. Marchés Coloniaux, n° 64, 1er février 1947.
45. Id. n° 87, 12 juillet 1947.
46. Afrique Nouvelle, n° 31 et 34 des 7 et 28 mars 1948.
47. Albert Mouragues. Une goutte d'eau dans la mer, manuscrit inédit, p. 160.
48. Ibid. p. 161.
49. Circulaire n° 455 du 28 avril 1950 du ministre de la F.O.M. aux Hauts-Commissaires.
50. Lettre 513 INT/AP.1 du 20 juin 1950 du Haut-Commissaire aux gouverneurs.
51. Une étude complète de l'institution du Grand Conseil de l'A.O.F. a été faite par Robert Bourcart. Le Grand Conseil de l'Afrique Occidentale, Paris, Société des Journaux et Publications du Centre, 1955, 246 pages.
52. Débats de l'Assemblée nationale, Annexe n° 624.
53. Id., 27 mars 1947, Annexen° 1098.
54. Id., 15 juillet 1947, Annexe n° 2019.
55. Débats du Conseil de la République, 11 août 1947, Annexe n° 559.
56. Afrique Nouvelle, n° 170, 4 novembre 1950.

Previous Home Next

Facebook logo Twitter logo LinkedIn Logo