Dakar. Nouvelles Editions africaines. 1982. 617 pages
Première Partie
L'équivoque féconde de l'Assimilation (1944-1951)
La participation des colonies françaises d'Afrique à la lutte des nations alliées contre le nazisme rendait inévitable une modification des rapports entre la métropole et ses dépendances.
« Sans l'Empire, la France ne serait aujourd'hui qu'un pays libéré. Grâce à son Empire, la France est un pays vainqueur », affirmait Gaston Monnerville 1.
Une opposition au système colonial s'était exprimée dans l'opinion internationale. La Charte de l'Atlantique, proposée le 14 août 1941 par Roosevelt et Churchill et acceptée le 1er janvier 1942 par 26 nations alliées, affirmait le droit des peuples à « choisir la forme du gouvernement » par lequel ils voulaient être régis.
« Il était clair que c'en était fait des lointaines dominations qui avaient fondé les empires », reconnaissait le général de Gaulle 2.
A l'intérieur même des colonies françaises ralliées à la France Libre, le gouverneur général Félix Eboué 3 avait esquissé l'évolution souhaitable dans les rapports entre colonisateurs et colonisés4. Il se prononçait contre l'assimilation :
« Nous respecterons la coutume tout en sachant qu'elle évolue … L'Afrique doit garder en le perfectionnant un droit africain. »
et pour une application progressive de l'administration indirecte :
« Nous tendrons partout et constamment à confier aux chefs le soin de l'exécution … C'est ici notre grand devoir ».
René Pleven, commissaire national aux colonies dans le Comité Français de Libération Nationale (C.F.L.N.) installé à Alger en juin 1943, proposa au général de Gaulle de convoquer une conférence ayant pour but de « confronter les idées et les expériences », afin de déterminer sur quelles bases pratiques pourrait être progressivement fondée une Communauté française, englobant les territoires de l'Afrique Noire, « en remplacement du système d'administration directe » 5.
L'Assemblée Consultative Provisoire d'Alger consacra deux séances à ce problème. Le 13 janvier 1944, elle entendit un rapport de Pierre-Olivier Lapie sur un projet de constitution d'une Fédération des possessions françaises d'outre-mer. Et le lendemain elle adoptait à l'unanimité un ordre du jour par lequel elle faisait
« confiance au C.F.L.N. pour … réaliser le plein essor économique et social de la France d'Outre-mer dans le sens d'une évolution résolument démocratique et d'une amélioration continue des conditions de vie des populations indigènes ; pour mettre au point les projets de réforme des structures qui sont nécessaires afin de donner à nos territoires coloniaux un statut nouveau dans la future constitution française. Elle compte fermement que la conférence de Brazzaville apportera une importante contribution à la solution de ces problèmes » 6.
La Conférence Africaine Française fut convoquée donc à Brazzaville. Le chef du C.F.L.N. en profita pour réaffirmer la souveraineté de son gouvernement sur les colonies françaises, en face de certains courants décolonisateurs nés aux Etats-Unis :
« Avec une solennité voulue, je prends le chemin de Brazzaville. Par le Maroc, je gagne Dakar où les autorités, l'armée, la flotte, les colons, la population déploient un enthousiasme indescriptible. C'est là pourtant que, voici trois ans 7, l'accès du Sénégal m'était barré à coups de canon ! Konakry, Abidjan, Lomé, Cotonou, Douala, Libreville, reçoivent à leur tour ma visite et éclatent en démonstrations où l'on sent vibrer la certitude de la victoire » 8.
La Conférence, présidée par René Pleven, réunit soixante-dix personnes :
L'A.O.F. avait envoyé son Gouverneur général, Pierre Cournarie 9 qui avait succédé depuis le 1er juillet 1943 à Pierre Boisson 10. Il était entouré des chefs des colonies : les gouverneurs Dagain (Sénégal), Toby (Niger), de Pompignan (Dahomey), Latrille (Côte d'Ivoire), Calvel (Soudan), les administrateurs Mercadier (Dakar et dépendances) et Chalvet (Mauritanie).
La Guinée n'était pas représentée : c'est seulement le 9 mars 1944 que le gouverneur Fourneau sera nommé pour succéder à M. Crocicchia.
Le 30 janvier, après l'allocution de bienvenue de René Pleven, le général de Gaulle prononça le discours d'ouverture dans lequel il déclarait notamment :
« Sans vouloir exagérer l'urgence des raisons qui nous pressent d'aborder l'étude d'ensemble des problèmes africains français, nous croyons que les événements qui bouleversent le monde nous engagent à ne pas tarder…
Au moment où commençait la présente guerre mondiale, apparaissait déjà la nécessité d'établir sur des bases nouvelles les conditions de mise en valeur de notre Afrique, des progrès humains de ses habitants et de l'exercice de la souveraineté française …
La guerre elle-même précipite l'évolution. Elle fut, jusqu'à ce jour, pour une bonne part, une guerre africaine …
Dans l'extrémité où une défaite provisoire l'avait refoulée, c'est dans ses territoires d'outremer … que la France a trouvé son recours et la base de départ pour sa libération, et il y a désormais, de ce fait, entre la Métropole et son Empire un lien définitif…
En Afrique française … , il n'y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n'en profitaient pas moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s'élever peu à peu au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires » 11.
La conférence poursuivit ses travaux jusqu'au 8 février et émit un certain nombre de recommandations 12. La première partie, relative à l'organisation politique de l'Empire français et de chacune des colonies, s'ouvrait sur l'affirmation solennelle de l'option de base :
« Les fins de l'oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d'autonomie, toute possibilité d'évolution hors du bloc français de l'Empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de « self-governments » dans les colonies est à écarter ».
La conférence recommandait :
La deuxième partie, décrivant d'abord les éléments constitutifs de la société coloniale affirmait à la fois la nécessité de recruter de jeunes cadres européens de qualité et celle de confier le plus rapidement possible les emplois de cadres d'exécution à des « indigènes », quel que soit leur statut personnel. « Cette accession aux divers cadres, sur la base d'égalité des titres avec les fonctionnaires européens, doit comporter, à compétence égale, une rémunération égale ».
Les institutions politiques traditionnelles devaient évoluer vers « l'accession rapide des indigènes à la responsabilité politique ». De même le mariage traditionnel devait évoluer vers la liberté de la femme et la monogamie. En matière de justice, la coutume ne s'appliquerait plus que pour les affaires civiles et commerciales et, pour les affaires familiales, dans la mesure où elle ne contredirait pas l'évolution souhaitée.
« La suppression progressive des peines ordinaires de l'indigénat doit être assurée dès la fin des hostilités ».
L'enseignement devait viser à « pénétrer les masses et à leur apprendre à mieux vivre »et aboutir à« une sélection sûre et rapide des élites » : scolarisation des filles, enseignement fait obligatoirement en français, ouverture d'une école partout où l'on pouvait réunir cinquante élèves.
Un délai maximum de cinq ans était imparti aux autorités pour supprimer le travail forcé, mais en même temps la conférence recommandait l'institution d'un service obligatoire du travail, qui pourrait durer un an.
En ce domaine social, les autres recommandations constituaient l'amorce d'un code du travail : constitution d'une caisse de retraite, repos hebdomadaire, journée de travail de huit heures, création d'une inspection du travail, développement des associations professionnelles.
Tout un plan d'assistance médicale était tracé dans le détail. Il supposait la présence constante en Afrique noire de six cents médecins militaires du corps de santé coloniale, qui pourraient être remplacés par un cadre civil spécialisé. Le nombre de médecins « indigènes » devrait être porté de sept cents à deux mille cinq cents, formés à Dakar pour toute l'Afrique noire, en attendant la création d'une grande Ecole de Médecine pour l'Afrique.
Sur le plan économique, la conférence, pour obtenir « l'augmentation du pouvoir d'achat et l'élévation du standard de vie des Africains », préconisait l'industrialisation des territoires coloniaux, le progrès de l'agriculture, la remise en état rapide et la modernisation des infrastructures.
La quatrième partie portait sur l'administration et l'organisation des services publics. La conférence soulignait « la nécessité, du point de vue national, de constituer des groupements cohérents et forts qui puissent se comparer aux importantes colonies étrangères d'Afrique et apporter à la métropole leur aide et leur puissance économique et politique » ; elle demandait l'extension des pouvoirs des chefs des colonies.
Les recommandations de la conférence de Brazzaville, pour audacieuses qu'elles aient été sur certains points, ne se présentaient pas comme une charte de l'indépendance, bien au contraire. Elles constituaient un programme d'émancipation par l'assimilation, bien dans la ligne des grandes traditions de la gauche française. Offrir au Africains la possibilité de devenir des Français à part entière était, pour les plus généreux des participants, un idéal conforme au génie de la France. Une fois ce stade atteint, les anciens colonisés pourraient s'administrer eux-mêmes dans le cadre d'un ensemble français qu'ils n'auraient plus envie de quitter : « Qu'ils s'intègrent dans la communauté française avec leur personnalité, leurs intérêts, leurs aspirations, leur avenir » 13.
Quelques mois plus tard, le général de Gaulle confirmera que« la politique française consiste à mener chacun de ces peuples à un développement qui leur permette de s'administrer et plus tard de se gouverner eux-mêmes » 14.
René Pleven, l'artisan de la conférence, en avait ainsi résumé les grandes lignes :
« Définir les sphères respectives d'activité de l'Européen et de l'Africain afin d'écarter le risque de rivalités qui conduiraient à des antagonismes de races »
« Donner à la minorité déjà évoluée toutes les occasions d'éprouver ses capacités intellectuelles et surtout morales aux dures réalités de la gestion et du commandement »
« Choisir des moyens plus adéquats pour acheminer les masses vers la vie moderne, ses satisfactions matérielles aussi bien que ses responsabilités politiques et notamment assurer, dans cette période où leur évolution est encore si peu prononcée, une augmentation exacte de leurs intérêts et de leurs aspirations » 15.
La lettre adressée le 7 avril 1944 par le Commissaire aux colonies au Gouverneur général de l' A.O.F . apportait des précisions sur l'application des recommandations de la conférence, en particulier en ce qui concernait le rythme différent d'évolution des colonies. René Pleven demandait au Gouverneur général de lui faire des suggestions pour une organisation politique qui pourrait prendre la forme d'une Fédération.
« Mais chaque colonie devra soumettre au Gouverneur général son projet original de statut ». Il s'agissait de « dépasser le stade de la décentralisation administrative pour atteindre celui de la décentralisation politique … Dans chacune de nos colonies, une vie propre, s'appuyant sur des libertés locales, s'exprimant par des lois locales …
La volonté même des coloniaux rejette l'hypothèse de « self-governments » : (la solution), c'est l'accroissement des pouvoirs des gouverneurs, équilibré par la création d'un système représentatif et légitime … Il pourra donc exister des différences très sensibles dans le statut des territoires d'outre-mer ».
En conséquence, le Commissaire aux colonies demandait au Gouverneur général de lui adresser, avant le 1er août 1944, des suggestions portant sur :
Quelques jours avant de quitter son poste, René Pleven confirmait que la volonté de la France était de « donner le maximum de personnalité politique à nos territoires, compte tenu du degré d'évolution des populations » 17.
Son successeur, Giaccobi, assurait qu'il continuerait l'oeuvre amorcée : «Au terme de nos efforts communs, nous devons trouver une Communauté ordonnée où chaque pays français connaîtra une prospérité propre et jouira d'une juste liberté, tout en demeurant fidèlement attaché à l'ensemble par le coeur » 18.
Telle était la nouvelle orientation de la politique coloniale française.
Qu'en pensaient ces « évolués » dont la place était marquée dans ce programme de renouveau ? Malgré une démarche faite à Alger par Me Lamine Guèye 19, aucun d'entre eux n'avait été convié à Brazzaville. Leur voix se fit entendre cependant à travers quelques rapports remis au Gouverneur général Eboué par des « intellectuels noirs » 20. Leurs réflexions pouvaient se résumer en cette phrase de conclusion de l'un d'eux :
« Nous sommes pour l'extension intégrale en Afrique de la civilisation occidentale ».
Seul Fily Dabo Sissoko 21 introduisait une dissonnance dans ce choeur favorable à l'assimilation :
« Voici nos conclusions dans le Soudan français, il conviendrait que :
a) le Noir reste noir de vie et d'évolution
b) le Blanc essaie par tous les moyens appropriés de faire évoluer le Noir selon sa ligne d'évolution propre noire » 22.
L'année suivante, dans un article plus élaboré et plus nuancé, Léopold Sédar Senghor 23 examinait les concepts apparemment opposés d'assimilation et d'association :
« Il faut transcender la fausse antinomie ‘association ou assimilation’ et dire ‘assimilation et association’ … (Il s'agit) pour la colonie de s'assimiler l'esprit de la civilisation française. Il s'agit d'une assimilation active et judicieuse, qui féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence. Il s'agit d'une assimilation qui permette l'association. C'est à cette seule condition qu'il y aura un ‘idéal commun’ et une ‘commune raison de vivre’, à cette seule condition un Empire français » 24.
La « charte » élaborée à Brazzaville était octroyée. Elle excluait toute idée d'indépendance. Malgré cette tare et cette limite, elle a été, contrairement à ce que ses promoteurs et la plupart de ses participants envisageaient, le point de départ d'une évolution que rien ne pourra plus arrêter :
« On a fait de la Conférence de Brazzaville une sorte de message d'égalitarisme humanitaire. Ce renom n'est peut-être pas entièrement usurpé. La Conférence de Brazzaville est certainement à la source de ce regain d'activité, de créations nouvelles que connut 1 'Afrique noire immédiatement après la guerre. « Quant à l'autorité, jadis concentrée dans les mains des représentants du pouvoir central, elle allait se morceler entre les mains de nouveaux services techniques. Le commandant de cercle allait désormais devoir compter avec le juge, le chef des travaux publics, l'ingénieur agronome, le médecin et l'inspecteur d'Académie » 25.
L'Assemblée Consultative Provisoire d'Alger avait fait confiance au C.F.L.N., le laissant libre de définir les grandes lignes de la nouvelle politique coloniale française. Elle avait accueilli en son sein des représentants des colonies, tous d'origine métropolitaine, il est vrai, à l'exception d'Ely Manel Fall 26. Ce notable sénégalais s'était distingué par son hostilité au régime de l'armistice.
Les deux autres représentants de l'A.O.F. furent Maurice Kaouza, qui sera ensuite élu du Soudan, et Maurice Chevance, un ancien officier colonial, un des fondateurs du mouvement « Combat », sous le pseudonyme de général Bertin, qui devint vice-président de la commission des colonies de l'Assemblée d'Alger, et, plus tard, député de la Guinée.
Ce fut sans enthousiasme que l'Assemblée prit connaissance des résolutions adoptées à Brazzaville, et sans empressement qu'elle se préoccupa de les mettre à exécution. Le rapporteur Hettier de Boislambert eut beau rappeler qu'il fallait « prendre d'urgence des mesures en application des décisions de Brazzaville », le président de la commission des colonies, Gaston Monnerville, fut bien obligé de constater :
« On sent une hostilité sourde s'opposant à l'application des principes énoncés lors de la Conférence de Brazzaville … L'organisation politique et les réformes sociales et de l'économie coloniale réclament la réforme administrative. Il est temps que la France ait une politique économique coloniale qui ne soit pas considérée comme étant exclusivement en fonction de l'économie métropolitaine » 27.
Par contre les autorités locales se préoccupaient davantage de mettre en oeuvre des réformes que, souvent, elles avaient suggérées elles-mêmes.
La mise en place d'organismes représentatifs préoccupait depuis longtemps les responsables de la politique coloniale. Dès octobre 1943, René Pleven avait demandé au Gouverneur général de l'A.O.F. d'étudier la possibilité de doter la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Soudan et le Dahomey d'assemblées inspirées du Conseil colonial du Sénégal, mais en améliorant la représentation africaine :
« Ce qui importe, dès à présent, c'est d'interroger et de recueillir les avis de tous les indigènes qui, à un titre quelconque, ont quelque chose à nous dire et un droit naturel à le dire » 28.
Un an plus tard, en réponse à la lettre envoyée par le Commissaire aux colonies le 7 avril 1944 (cf. supra p. 27),le Gouverneur général Cournarie proposait de :
Le Gouverneur général suggérait« l'élargissement du collège électoral indigène au profit d'éléments instruits et évolués », mais estimait que « le suffrage umversel prévu par Brazzaville (était) prématuré » 29.
En janvier 1945, le gouverneur Digo, secrétaire général de l'A.O.F., adressait a tous les gouverneurs du groupe une circulaire, dont le sujet était« l'élaboration par les directions et les services du Gouvernement général d'un plan général qui serait le développement et l'application à l'A.O.F. des recommandations de Brazzaville » et l'établissement de tranches d'exécution 30.
Une note jointe annonçait la création prochaine d'une Direction du Plan à Paris 31 et à Dakar 32 pour « coordonner l'action des grandes directions dans les domaines suivants : établissement d'un programme d'ensemble, détermination des tranches d'exécution par ordre de priorité, contrôle de l'exécution ». Et le gouverneur Digo soulignait l'intérêt de l'expérience russe en ce domaine : « Les réalisations soviétiques se sont développées dans un pays dont certaines parties et certains aspects offrent des similitudes évidentes avec la plupart de nos colonies et spécialement l'A.O.F., sous le rapport de l'évolution ; ensuite l'économie dirigée a commencé en Russie plus tôt qu'ailleurs » 33.
Dans le courant de l'année 1945, le Gouverneur général consulta encore les gouverneurs sur les projets de décrets et d'arrêtés instituant les diverses formes de représentation des populations 34.
Plusieurs responsables profitèrent de ce climat de réorganisation pour proposer une réduction du nombre des colonies composant l'A.O.F., en le regroupant en quatre unités 35 ou en trois grandes colonies économiques et un territoire saharien 36. Le point commun de ces projets était la réduction du rôle joué par le Gouvernement général.
Pour préparer l'envoi de représentants dans les Assemblées métropolitaines, le ministre Giaccobi créa, le 20 février 1945, une commission d'études de la représentation des colonies à l'Assemblée Nationale Constituante. La Commission Monnerville (du nom de son président) devait « examiner la composition des collèges électoraux coloniaux et la représentation permanente de nos populations d'outre-mer au sein des Assemblées représentatives futures ».
Léopold Sédar Senghor et Marcellin Sourou Migan Apithy 37 furent nommés experts dans cette commission. Ils constatèrent avec stupéfaction que, dans le document préparé par les bureaux du ministère, les territoires d'outremer étaient groupés en « trois catégories auxquelles devront correspondre les différentes politiques à appliquer, à savoir :
Les rédacteurs de ce texte semblaient ne pas avoir entendu parler de la Conférence de Brazzaville …
La commission de la France d'Outre-mer de l'Assemblée nationale consultative se saisit du rapport de la commission Monnerville à la fin du mois de juillet 1945 et proposa que l'élection se fasse au suffrage universel, direct pour les citoyens dans tous les Territoires d'outre-mer (T.O.M.), à deux degrés pour les non-citoyens ; les grands électeurs non-citoyens se joindraient aux citoyens pour ne faire qu'un seul collège électoral. La commission proposa, pour chaque territoire, un député pour un million d'habitants, plus un par fraction de 250 000 au-dessus du million 39.
Pendant ce temps, l'élite africaine se préparait à assumer les responsabilités que la Conférence de Brazzaville semblait lui attribuer. Tandis que la Chambre civique de l'A.O.F. liquidait le passé en jugeant, à partir du 14 mai 1945, les « collaborateurs » coupables d'avoir appartenu à des organismes créés par le gouvernement de Vichy, les Africains regardaient vers l'avenir.
Dès la fin de 1943, avait été fondée à Dakar une Fédération d'A.O.F. de la France Combattante, dont le président était le professeur Théodore Monod, directeur de l'Institut Français d'Afrique Noire 40. Au début de 1945, l'Association France-URSS tenait son premier Congrès fédéral, avec la participation des delegations de toutes les colonies, sauf la Côte d'Ivoire. Un notaire antillais, Me Jean Silvandre, cumula la présidence de cette Association 41 avec celle du Front national de lutte pour la libération de la France, créé le 9 février 1945 42. La Fédération d'A.O.F. de la S.F.I.O. reprit ses activités 43 ainsi que le Parti radical et radical-socialiste, reconstitué le 22 avril 1945 avec M. Turbé comme président 44.
Plus importante pour l'avenir de l'A.O.F. était la création du Comité d'Etudes Franco-Africain (C.E.F.A.). Lancé au début de 1945, il fut autorisé au mois de mai 45. Ses buts principaux étaient l'étude de toutes les questions concernant l'Afrique Noire, la création de Foyers franco-africains, d'oeuvres sociales, de groupements professionnels et de syndicats, l'organisation de la lutte contre les trusts coloniaux. Le président en était Armand Angrand et le secrétaire général Joseph Corréa. A la tête des sections locales, on trouvait des hommes qui auront presque tous un rôle dans l'action politique ou syndicale :
Il y avait également des sections à Rufisque, Diourbel, Ziguinchor, Joal, Conakry, Abidjan, Bobo-Dioulasso. L'administration coloniale ne voyait pas d'un très bon oeil l'extension du C.E.F.A. : le 10 juillet 1945, deux de ses envoyés, Mamadou Doumbia et Massène Sène, furent arrêtés au Soudan pour « propos anti-français et provocation à l'insubordination » et restèrent cinquante jours en prison 46.
Les Groupes d'Etudes Communistes (G.E.C.) furent créés dès la fin de 1943 dans les principales villes de l'A.O.F. : Dakar, Abidjan, Conakry, Bamako, Bobo-Dioulasso. Ils groupaient
« les éléments communistes présents dans une localité ou un territoire donné. (Ils étaient) en relations directes avec le Parti Communiste français pour la raison essentielle qu'au stade historique actuel, il ne peut exister encore de partis communistes en Afrique Noire, car le prolétariat africain est à peine naissant » 47.
Les G.E.C. se consacraient essentiellement à la formation des militants pour les syndicats et les groupements politiques avec lesquels ils n'avaient pas de liens organiques. La doctrine officielle du P.C.F. était alors que
« les colonies françaises (étaient) absolument incapables d'exister économiquement et par conséquent politiquement comme nations indépendantes » 48.
Pour le P.C.F., la lutte des militants africains se confondait avec celle des communistes français contre les trusts métropolitains et coloniaux. En outre,
« les terres habitées par ces populations (africaines) sont l'objet de convoitises redoutables pour elles, alors qu'elles ne sont pas en état de garantir une existence vraiment indépendante » 49.
Outre ces groupements, nés à Dakar, mais ayant essaimé dans les autres territoires, le Sénégal avait des organisations qui lui étaient propres. Le Parti Socialiste Sénégalais, fondé à Dakar en 1928 par Graziani et Alibert, avait soutenu en 1934 la candidature de Lamine Guèye 50 à la succession de Blaise Diagne. Après son échec, L. Guèye avait pris la direction d'une section sénégalaise de la S.F.I.O. Après la guerre, il se servit du Bloc Africain, fondé par les Lébou (groupe ethnique de la presqu'île du Cap-Vert), pour relancer, sous un autre nom, son parti socialiste.
A peu près aussi ancien que le P.S.S., le Foyer France-Sénégal, animé par Jean Papa Guèye Fall, était connu surtout pour ses activités sportives, mais il apportait également une aide importante, sur le plan matériel autant que moral, aux étudiants africains, et il fut à l'origine de la création de l'Association Générale des Étudiants Africains de Paris.
Un journaliste français, Charles-Guy Etcheverry, avait fondé en 1943 le Mouvement Unifié de la Résistance (M.U.R.) qui, malgré son nom, fut rapidement divisé en plusieurs tendances : ébauche de parti communiste, mouvement politique français, mouvement anticolonialiste africain.
Plusieurs autres mouvements eurent une existence éphémère. La multiplication des partis et groupements au Sénégal n'est pas étonnante si l'on se rappelle qu'en 1945, sur les 97 707 Africains qui, selon la loi du 29 septembre 1916, étaient citoyens français, dans l'ensemble de l'A.O.F., 93 328 se trouvaient au Sénégal, dont 57 778 à Dakar 51.
Dans les autres colonies, les activités étaient donc plus réduites.
En Côte d'Ivoire, un groupe de planteurs africains, décidés à lutter contre les injustices dont ils étaient victimes par rapport à leurs collègues européens, fondèrent le 10 juillet 1944 un Syndicat Agricole Africain 52, qui allait être le germe du principal parti politique ivoirien, le Parti Démocratique de Côte d'Ivoire. Ce syndicat porta à sa tête un médecin africain, devenu planteur et chef de canton, Félix Houphouët-Boigny 53. Les adhérents se comptèrent bientôt par milliers. A l'assemblée générale du 8 août 1944, le syndicat affirma « son inéluctable attachement à la mère-patrie » et son unanimité à « vouloir appliquer en Côte d'Ivoire les directives de la Conférence de Brazzaville» 54. Une année plus tard, le 26 août 1945, Félix Houphouët-Boigny fit élire une liste entièrement africaine pour la commission municipale de la commune mixte d'Abidjan 55.
Au Dahomey, la vie politique s'exprimait surtout par la floraison de journaux, soutenus par des comités de presse. Lorsque Marcellin S.M. Apithy fut nommé membre de la Commission Monnerville (cf. supra p. 31, il s'adressa à José Firmin Santos, directeur de la Voix du Dahomey, pour lui demander des suggestions en vue de la rédaction de la future Constitution. Ainsi naquit un comité présidé par Augustin Azango et où siégeaient notamment Augustin Nicoué, Casimir d'Almeida, Victor Patterson, Émile Poisson, Émile Bodé Zinsou et son fils, le docteur Émile Derlin Zinsou. Une commission d'études et de suggestions fut constituée avec Adamon Fassassi, Joseph Aguessy, Gilbert Kpakpo, Félix Do Rego, Augustin Azango, Émile Derlin Zinsou. Cette commission fit parvenir ses avis à M.S.M. Apithy 56.
En Guinée, les intellectuels du Fouta-Djalon s'étaient regroupés en une Amicale Gilbert Vieillard 57, qui sera le noyau du futur parti socialiste guinéen.
Au Soudan, fleurissaient de multiples associations. Les deux plus importantes étaient l'Espérance (pour les jeunes), animée par un Guinéen, Fodé Mamoudou Touré, l'un des premiers licenciés en droit, et le Foyer du Soudan (pour les adultes), dont le dirigeant principal était Makane Macoumba, qui s'occupait aussi de la section de Bamako du C.E.F.A. Les deux hommes défendaient les mêmes idées : vulgarisation des conceptions américaine et russe sur la colonisation, revendication d'une certaine autonomie obtenue par l'élection d'Assemblées qui contrôleraient l'administration coloniale 58.
C'est dans ce contexte qu'eut lieu l'élection des députés à la première Assemblée Nationale Constituante.
Notes
1. Gaston Monnerville, le 25 mai 1945, à l'Assemblée Consultative.
2. Charles de Gaulle : Mémoires d'espoir, tome I : Le renouveau, Paris, Plon, 1970, 315 p., p.16.
3. Félix Éboué, né en 1884 en Guyane Française, licencié en droit, diplômé de l'École Coloniale en 1908, administrateur au Congo et en Oubangui-Chari de 1909 à 1932, secrétaire général de la Martinique (1932), puis du Soudan Français (1934), gouverneur de la Guadeloupe (1936), puis du Tchad (1938), rallié à la France Libre le 26 août 1940, Gouverneur général de l'A.E.F. le 12 novembre 1940, mort au Caire le 27 mai 1944.
4. Circulaire du 8 novembre 1941, Office Français d'Édition, 61 p.
5. Charles de Gaulle. Mémoires d'Espoir, tome II, Paris, Plon, p. 183.
6. Paris-Dakar, n° 2431 du 15 janvier 1944 ; Alain de Sérigny. Échos d'Alger, tome 1, Le commencement de la fin, Paris, Presses de la Cité, 1972, 347 pp., pp. 272-273.
7. Le 29 septembre 1940 (NDLR).
8. Charles de Gaulle, op.cit., p. 184.
9. Pierre Cournarie, né le 26 août 1895 à Terrasson (Dordogne), commis des services civils, puis administrateur des colonies au Cameroun, nommé gouverneur du Cameroun à la fin de 1940 par le Comité de la France Libre, délégué dans les fonctions de Gouverneur général de l'A.O.F le 1er Juillet 1943.
10. Pierre Boisson, né le 19 juin 1894 à Saint-Laneuc (Côtes du Nord) grand blessé de guerre, diplômé de l'Ecole Coloniale en 1920, sert à Brazzaville, admis dans le corps de l'Inspection des Colonies, secrétaire général de l'A.O.F. (1932). Commissaire de la République au Cameroun (1936), chargé de l'interim à Dakar le 28 octobre 1938, Gouverneur général de l'A.E.F. Haut-commissaire de l'Afrique française le 26 juin 1940.
11. Charles de Gaulle, op.cit., pp. 555 ss.
12. Conférence Africaine Française de Brazzaville, Paris, Ministère des Colonies, 1945, 134 p.
13. Ch. de Gaulle, ibid.
14. Conférence de presse du 14 octobre 1944.
15. Conférence de presse, in Paris-Dakar, n° 2483 du 16 mars 1944.
16. Lettre n° 5912 du 7 avril1944 au Gouverneur général de l'A.O.F.
17. Conférence de presse, in Paris-Dakar, n° 2663 du 14 octobre 1944.
18. Télégramme au Gouverneur général de l'A.O.F., Paris-Dakar, n° 2691 du 18 novembre 1944.
19. Declaration de Me Lamine Guèye, le 22 mars 1946, à la 1ère Assemblée Nationale Constituante.
20. Joseph Zi-Zerbo. Histoire de l'Afrique Noire, Paris, Hatier, 1972, 702p., p.449.
21. Fily Dabo Sissoko, né le 15 mai 1900 à Horokoto (cercle de Bafoulabé, Soudan français), diplômé de l'Ecole Normale d'Instituteurs, enseignant et écrivain.
22. Cité par Joseph Ki-Zerbo, op.cit., p. 449.
23. Léopold Sédar Senghor, né le 9 octobre 1906 à Joal (Sénégal), études à Ngasobil et Dakar, puis au Lycée Louis le Grand de Paris, agrégé de grammaire, professeur à Tours et à Paris, professeur de langues et civlisations négro-africaines à l'Ecole Nationale de la France d'Outre-mer.
24. La Communauté impériale française, cité dans : L.S. Senghor : Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, pp.39 ss.
25. Martin Kirsch, in Revue Juridique et Politique d'Outre-mer, 1960, p. 6.
26. Ely Manel Fall, né en 1889 dans le Baol (Sénégal), diplômé de l'Ecole des Fils de chefs de Saint-Louis, instituteur (1908), interprète (1910), chef de canton de Mbayar Thiédar (1912), membre du Conseil colonial du Sénégal (1921).
27. Paris-Dakar, n°2795 du 21 mars 1945.
28. Lettre n° 3403 COLALG/AP du 28 octobre 1943 du Commissaire aux colonies au Gouverneur général de l'A.O.F.
29. Lettre n° 4232 AP/1 du 26 octobre 1944 du Gouverneur général Cournarie au Commissaire aux colonies.
30. Circulaire n° 25/ SG du 17 janvier 1945 du secrétaire général de l'A.O.F. à tous les gouverneurs du groupe.
31. Cette direction, créée par décret du 6 avril1945, fut confiée au gouverneur Raphaël Saller.
32. Décret n°1950/ PL du 28 juin 1945 créant une Direction générale du Plan et des Statistiques de l'A.O.F.
33. Recommandation II, A, 10 de la Conférence de Brazzaville : « La Conférence recommande l'envoi d'une mission en Russie pour y étudier le régime du kolkhoze ».
34.Lettre secrète n°8209 du Ministre des colonies au Gouverneur général de I'A.O.F. qui répond le 16 juillet 1945 ; copie de ces deux lettres est adressée aux gouverneurs avec la circulaire n° 409 AP du 1er septembre 1945.
35. Lettre du 7 avril 1945 du gouverneur du Togo (alors rattaché administrativement à l'A.O.F.).
36. Lettre n°2384/ SE du 11 avril 1945 de Charles Jarre, directeur général des Services économiques de l'A.O.F.
37. Marcellin Sourou Migan Apithy, né le 8 avril 1913 à Porto-Novo (Dahomey), études secondaires en France, où il retourne en 1939 après un séjour au Dahomey, mobilisé pendant la guerre, était en 1945 expert-comptable, diplômé de l'École Libre des Sciences politiques de Paris, du Centre de perfectionnement dans l'administration des affaires de la Chambre de Commerce de Paris et de l'École nationale d'organisation économique et sociale.
38. Procès-verbal n° 1 de la séance du 2 mars 1945 du Bureau d'Études, p.4, cité par Marcellin S.M. Apithy. Au service de mon pays (1946-1956), supplément au numéro de septembre 1956 de Ouest-Afrique, pp. 13 ss.
39. Paris-Dakar, n° 2906 du 1er août 1945.
40. Arrêté général n° 4283 du 21 décembre 1943 dans l'A.O.F. du 1er janvier 1944.
41. Paris-Dakar, n° 2779 du 2 mars 1945, du 2 mars 1945.
42. Id., n° 2782 du 6 mars 1945.
43. Id., n° 2819 du 18 avril 1945.
44. Id., n° 2826 du 26 avril 1945.
45. Arrêté n° 1342 du 3 mai 1945 ; Paris-Dakar, n° 2844 du 18 mai 1945.
46. Rapports de la Sûreté du Soudan des 24 juillet, 4 et 19 septembre 1945.
47. Circulaire du 9 juillet 1949 de Raymond Barbé, président du groupe communiste à l'Assemblée de l'Union Française.
48. Henri Lozeray, in Cahiers du Communisme, n° 6, avril 1945, pp. 71-76.
49. Ibid.
50. Lamine Guèye, néen 1891 à Médine (Soudan français), docteur en droit, avocat défenseur à Dakar (1921), le premier de toute l'Afrique noire française, premier maire noir de Saint-Louis (1925), magistrat aux Antilles. et à la Réunion, candidat aux élections législatives de 1934 (mais c'est Galandou Diouf qui est élu au siège de Blaise Diagne, décédé), fondateur de la section sénégalaise de la S.F.I.O.
51. Annuaire statistique de l'A.O.F., 1949, tome I, pp.80-81.
52. Joseph Anoma. Le combat du syndicat agricole africain, in Fondation Houphouët-Boigny n° 1, juillet 1977, pp.16 ss.
53. Félix Houphouët-Boigny, né le 1er octobre 1905 à Yamoussoukro (Côte d'Ivoire), diplômé de l'Ecole Normale William-Ponty, major de la promotion 1925 de l'École de Médecine de Dakar ; médecin à Abidjan, Guiglo, Abengourou, Dimbokro et Tournodi, chef de canton et planteur à partir de 1938.
54. Paris-Dakar, n° 2647 du 26 septembre 1944.
55. François Joseph Amon d'Aby. La C6te d'Ivoire dans la société africaine, Paris, Larose, 1951, 206 p., pp. 48 ss.
56. Maurice A. Glélé. Naissance d'un État noir, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1969, 540 p., p. 78.
57. Gilbert Vieillard, né le 31 décembre 1899 au Havre, commis aux services civils de I'A.O.F. (1926), diplômé de l'École coloniale (1935), administrateur en Guinée, un des meilleurs connaisseurs des Peul, de leurs coutumes et de leur langue, mobilisé en 1939, tué le 6 juin 1940 dans la Meuse.
58. Rapport de la Sûreté du Soudan, 22 juin 1945.